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« Les parents et l’école ne doivent pas assumer seuls les risques sociaux liés aux médias »

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Face aux nouveaux risques générés par Internet, les parents sont souvent démunis, notamment ceux des milieux populaires. Pour les aider, les pouvoirs publics pourraient s’inspirer du système de classification des contenus développé pour la télévision et les jeux vidéo, estime la chercheuse Sophie Jehel, qui a enquêté sur l’efficacité de ce dispositif.
L’usage d’Internet s’inscrit, dites-vous, dans une « société du risque ». C’est-à-dire ?

Nous entretenons un rapport complexe aux médias et à des contenus auxquels nous sommes attachés affectivement. En même temps, ces médias – la télévision, le cinéma, les jeux vidéo, Internet… – sont des industries et, en dehors de quelques médias associatifs ou de service public, ils produisent des risques sociaux. Je pense surtout à la télévision et à ses prolongements sur Internet, où se développent des plates-formes commerciales proposant des opportunités nouvelles mais générant aussi des dangers nouveaux. Aujourd’hui, toutes les régulations mises en place autour de l’audiovisuel sont bousculées. Les risques sont donc accrus pour les jeunes sur ce média pas du tout accompagné.

Quels sont ces risques ?

Ils sont de trois sortes. Il y a d’abord le risque classique qui est de rencontrer des contenus inadéquats. Cela existait déjà sur les médias traditionnels, mais le Net est un espace beaucoup moins régulé et la nature des contenus peut y être beaucoup plus agressive pour la socialisation des jeunes. Puis il existe des risques plus spécifiques aux réseaux. Je pense à la possibilité d’entrer en contact avec des personnes inconnues : 10 % des jeunes disent avoir déjà rencontré quelqu’un via des contacts en ligne. Ça ne se passe pas toujours mal, mais c’est quand même inquiétant. Ensuite, il y a la possibilité de s’exprimer sur les médias interactifs. C’est une bonne chose, mais il ne me semble pas normal que les jeunes ne soient pas accompagnés dans cette expression. Pris dans une logique avant tout commerciale, ils peuvent avoir des comportements mettant en danger d’autres jeunes ainsi qu’eux-mêmes. Je pense au harcèlement numérique, à l’exposition de soi mal contrôlée ou encore à l’exploitation commerciale des données personnelles.

Existe-t-il des dispositifs publics visant à protéger les jeunes des médias ?

Les pays européens ont fait le choix au cours des années 1980 de rendre les médias indépendants et de supprimer la censure, particulièrement dans l’audiovisuel. Je parle d’une censure publique, c’est-à-dire d’un contrôle administratif sur les contenus. Cela n’existe plus en France pour l’audiovisuel depuis 1982, et n’a jamais existé pour Internet. Les industries médiatiques s’en tiennent donc au discours de l’autorégulation, impulsé par Bruxelles. On voit émerger des polices privées sur les plates-formes en ligne. Facebook le fait à sa façon, notamment en incitant les internautes à dénoncer les contenus jugés inappropriés. Quitte à tomber parfois dans l’excès. Mais pour les Européens, il est quand même choquant que la question de la police des mœurs soit régie par des entreprises privées sur des plates-formes d’expression publique. D’autant que tout cela se fait dans la plus grande opacité. Si l’on veut que la population s’adapte à de nouvelles règles, il faut les faire connaître et donner aux gens le temps de les intégrer. Or on constate que ces règles sont modifiées régulièrement et sont peu lisibles.

Vous avez enquêté auprès de parents et de préadolescents sur leur mode de régulation dans l’accès aux médias. Quels enseignements en tirez-vous ?

Cette enquête, à la fois quantitative et qualitative, a été menée auprès de plus de 1 000 préadolescents et de parents pour analyser le fonctionnement du système de classification par âges qui s’applique aux programmes de télévision et aux jeux vidéo. Le premier enseignement est très positif. Lorsque les parents ont à leur disposition un système clair, ils s’en servent. Cette signalétique a certes des défauts, mais les enfants dont les parents s’y réfèrent sont moins exposés que d’autres aux contenus choquants. Les parents font confiance à ce système, même si ce sont les chaînes elles-mêmes qui classent leurs programmes en fonction des critères officiels. L’autre effet positif est que les enfants s’autoprotègent, pas parce qu’ils croient aux vertus de la signalétique, mais parce qu’ils savent que leurs parents y font attention. Ils intègrent cette norme via le discours parental. Bien sûr, les préadolescents ont parfois des attitudes de contournement, mais ils sont beaucoup moins en adhésion qu’on peut le penser avec les contenus violents ou inappropriés. Il existe toutefois une minorité sur laquelle cette signalétique n’a que peu d’effet.

Toutes les familles ne sont donc pas à égalité face aux contenus médiatiques agressifs ?

C’est vrai en particulier dans les familles des milieux populaires, où j’ai observé une tendance plus forte des parents à baisser les bras face aux médias. Leur usage professionnel du Web est moins développé que celui des cadres. Ayant une moins grande maîtrise de l’outil, ils se sentent un peu perdus, surtout en ce qui concerne Internet, et se disent que la norme est que les enfants se débrouillent seuls. Ils reportent donc davantage la responsabilité sur leurs enfants, en leur disant qu’il ne faut pas aller sur les sites « pas bien ». Mais ce n’est pas parce qu’un enfant tape le mot « sexe » sur un moteur de recherche qu’il s’attend à voir certains contenus pour adultes. Il y a là une violence potentielle terrible.

Les enfants des milieux populaires sont-ils davantage vulnérables ?

Du fait d’un plus faible bagage culturel, l’autorité médiatique occupe souvent une place importante dans ces familles. Or les médias commerciaux proposent des représentations très régressives, aussi bien pour les filles que pour les garçons. Et les enfants les moins capables de distanciation risquent de nourrir un goût pour ces contenus violents et stéréotypés. De plus, les enfants dont les parents sont les moins méfiants à l’égard de la télévision, qui adhèrent davantage à ces programmes, risquent plus que d’autres de souffrir d’un désamour vis-à-vis de l’école. C’est un phénomène inquiétant, même si les médias ne sont évidemment pas les seuls en cause.

La régulation dans l’accès aux médias doit-elle passer par les seuls parents ?

La privatisation de la censure avec, d’un côté, des entreprises qui disent s’autocontrôler et, de l’autre, des parents qui font la police à la maison, n’a pas de sens. La seule chose qui existe, ce sont les logiciels de contrôle parental, qui ont le mérite d’exister mais ne sont certainement pas une protection absolue. Il n’est pas imaginable que le pôle éducatif, c’est-à-dire les parents et l’école, prenne seul en charge les risques sociaux produits par les médias. Internet est un réseau de taille mondiale, mais l’Europe a quand même des possibilités d’action. J’ai participé en 2006 aux réunions du Forum des droits sur l’Internet, une instance malheureusement disparue, qui regroupait des associations, des acteurs économiques et les pouvoirs publics en vue de construire une grille de classification des contenus sur le Web. Que s’est-il passé depuis ? Rien. Or les éducateurs et les acteurs économiques ont besoin de balises, de points de repère, impulsés par les pouvoirs publics. La Commission européenne a préconisé depuis au moins six ou sept ans de développer une classification des sites. Pour l’heure, sans résultat.

En quoi l’initiative des Promeneurs du Net vous paraît-elle prometteuse ?

Elle s’inspire d’une expérience suédoise. L’idée est que les éducateurs sociaux chargés d’accompagner les jeunes soient aussi présents sur le Net, en particulier sur les réseaux sociaux. Ils n’agissent pas sous pseudonyme, mais en tant que professionnels dans le cadre de leur mission, respectant en ligne les mêmes règles que dans la vie de tous les jours. Ces professionnels sont formés spécifiquement pour jouer ce rôle de « promeneurs » du Net. La présence sur les réseaux d’adultes responsables qui peuvent donner des conseils sans être les parents me semble importante. Ils peuvent aider les jeunes à réfléchir sur les dangers de l’exposition de soi. L’objectif est de parvenir à introduire de la réflexivité dans un média qui repose surtout sur l’impulsivité. Cette expérience a été dupliquée dans le département de la Manche (1). J’espère qu’elle pourra se développer et surtout qu’elle pourra durer. Car on a tendance à croire que, face aux risques structurels liés aux industries médiatiques, des messages de prévention ponctuels suffisent. Sur des questions aussi nouvelles et en permanente évolution, il faut au contraire agir sur le long terme.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Sophie Jehel est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Paris 8 Vincennes-Saint-Denis. Elle a travaillé pendant 15 ans au sein de la mission « protection du jeune public » du CSA et corédigé le rapport remis en 2002 à Ségolène Royal « L’environnement médiatique des jeunes de 0 à 18 ans, que transmettons-nous à nos enfants ? ». Elle a participé en juin au débat organisé par la CNAF sur le thème : « Comment accompagner les jeunes sur Internet ? L’exemple des Promeneurs du Net ».

Notes

(1) Maison des adolescents de la Manche – promeneursdunet@gmail.com.

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