Le référentiel d’activité du gestionnaire de cas, ce professionnel né dans le cadre du plan Alzheimer pour prendre en charge les situations les plus complexes de cette maladie, en dit long sur les attentes autour de cette fonction. Tout à la fois responsable de l’évaluation multi-dimensionnelle des patients, coordinateur des services, garant de la circulation de l’information entre les professionnels du soins et de l’aide, ce multi-cartes est également un « référent de la personne aidée », un superviseur susceptible de « transmettre des savoir-faire » à ses partenaires et, s’il le faut, pouvant « identifier et analyser les écarts constatés entre les réponses nécessaires aux besoins de la personne et celles apportées ».
Les gestionnaires de cas sont inséparables de l’installation des maisons pour l’autonomie et l’intégration des malades Alzheimer (MAIA), qui visent à dépasser la logique de coordination en engageant les acteurs du sanitaire et social dans une logique d’intégration sur un territoire. « Dans la prise en charge des situations complexes, ils sont venus combler un vide laissé par les autres professionnels intervenant dans un rôle de coordination classique », explique Marie-Aline Bloch, directrice de la recherche et de l’innovation pédagogique à l’EHESP (Ecole des hautes études en santé publique) (1). Selon elle, aucune des formes de coordination inventées dans les deux ou trois dernières décennies – coordinations gérontologiques, centres locaux d’information et de coordination gérontologique (CLIC), réseaux gérontologiques, réseaux de santé gériatrique – n’a eu une taille critique suffisante pour s’imposer. « Depuis 2005, 25 rapports et autant de lois, de décrets, d’arrêtés sont sortis sans parvenir à établir une vision d’ensemble ou une hiérarchie dans la kyrielle d’acteurs mandatés pour coordonner. Tous ces dispositifs, créés dans un souci de simplification du système, n’ont fait que se superposer », constate-t-elle.
Il est probable que jamais un professionnel de terrain n’a endossé un habit aussi large. A la différence du « case manager » canadien, qui ne fait qu’accompagner les personnes les plus en difficulté, le gestionnaire de cas français est en outre chargé d’améliorer l’organisation entre les différents partenaires avec qui il compose. Un positionnement qui n’a pas manqué d’intriguer un grand nombre d’observateurs. « Placer un intervenant au centre d’un dispositif en réseau en le chargeant de suivre au plus près l’évolution des situations supposerait qu’il soit reconnu sur l’ensemble des interventions qu’il prétend coordonner », commente Claude Martin, directeur de recherche à la chaire « social care-lien social et santé » de l’EHESP.
Les 17 MAIA expérimentées entre 2009 et 2011 ont vite éprouvé les limites de l’exercice. En dépit de l’implication des tutelles locales dans l’implantation des dispositifs, les différences statuaires entre les nombreux intervenants d’un accompagnement, voire la résistance de certains d’entre eux à déléguer une part de leur responsabilité, ont transformé les premiers pas des gestionnaires de cas en un exercice de funambule. « Au début, j’ai eu du mal à mettre en avant mon rôle, se souvient Céline Pierre, gestionnaire de cas à la MAIA de Nancy-Couronne (Meurthe-et-Moselle). Le modèle du case management sur lequel s’appuyait notre mission à l’origine repose sur un système de santé communautaire. D’où des difficultés par rapport à la culture professionnelle à laquelle nous étions confrontés. »
Trop vertical, leur positionnement a dû évoluer. L’idée initiale d’un acteur mobilisable depuis une plateforme d’évaluation et d’orientation intégrée aux MAIA a fait place à un système plus partenarial, croisant les informations avec les équipes de l’APA (allocation personnalisée d’autonomie) et les réseaux et coordinations du territoire. A la MAIA de Nancy-Couronne, les doutes se sont depuis atténués. « Mobiliser autour du cas d’une personne est plus facilement accepté aujourd’hui, explique Céline Pierre. Une fois un plan d’intervention arrêté en lien avec les professionnels, notre action consiste à s’assurer de son bon déroulement, à raison de plusieurs visites par semaine en début d’accompagnement. S’il le faut, le plan est révisé en fonction des observations des intervenants qui se succèdent au domicile. » Pour autant, chacun dans cette MAIA a conscience de l’ampleur de la tâche qui reste à accomplir. Si la présence des gestionnaires de cas s’est banalisée, leur message de cohésion est quant à lui à affirmer en permanence, ne serait-ce qu’en raison du turnover des professionnels du soin et de l’aide. « Il y a certes une évolution positive dans les transmissions d’informations entre partenaires et dans la façon dont ils nous utilisent, souligne Marie-Charlotte Fauchon, pilote du dispositif nancéien. Mais au regard des théories ambitieuses sur l’intégration qui ont pu être données en 2009, il faudra peut-être 10 ou 15 ans d’évolution des mentalités pour y parvenir tant le système de soins français est spécifique. »
Dans les réunions de suivi organisées par la CNSA (caisse nationale de solidarité pour l’autonomie) durant cette phase d’expérimentation, nombre de pilotes et, avec eux, de gériatres impliqués dans le plan Alzheimer avaient d’ailleurs manifesté leurs doutes face à la généralisation du dispositif prévue à partir de 2011. « Compte tenu de la situation sur le terrain, il aurait fallu soit une année supplémentaire, soit développer des outils adaptés, sans lesquels chacun prend des trajectoires différentes parce qu’il faut bien avancer », commente en aparté l’une de ces pilotes.
De fait, le déploiement d’une première vague de 100 nouvelles MAIA, en janvier 2011, s’est accompagné d’aménagements. La CNSA a remplacé le soutien méthodologique qu’elle accordait aux équipes des MAIA par une formation de quelques jours des pilotes et de 140 heures des gestionnaires de cas (2). A des fins d’homogénéité, les différents outils d’évaluation multidimensionnelle, rodés depuis 2009, ont été remplacés par le seul GEVA (guide d’évaluation des besoins de compensation des personnes handicapées), l’outil des maisons départementales des personnes handicapées. Reste que ce dernier, encore inabouti, se réduit à un vaste questionnaire papier nécessitant parfois jusqu’à six heures de validation. Parachevant cette évolution, la spécialisation des MAIA sur la maladie d’Alzheimer a été abandonnée au profit d’une définition plus large des situations complexes intégrant le handicap et les maladies chroniques. Les MAIA ont d’ailleurs reçu la consigne de ne plus décliner leur acronyme, devenu obsolète par l’allusion à la maladie d’Alzheimer…
A la MAIA Sud Haute-Vienne, l’une des 100 de la génération 2011, on reconnaît avoir essuyé les plâtres. Portée par le centre hospitalier de Saint-Yrieix en partenariat avec le conseil général de la Haute-Vienne, la MAIA s’est implantée dans les mêmes bureaux que les travailleurs sociaux du service de l’APA, eux-mêmes issus de la suppression du CLIC départemental… « Il a fallu rassurer, dire qu’elle ne recevrait personne dans les locaux, qu’elle était une méthode de travail et non une structure qui allait concurrencer les services existants », se rappelle Juliette Brionaud, pilote de la MAIA. Six mois de préparation ont été nécessaires pour trouver un équilibre avec le service de l’APA, fixer les règles de l’intervention des gestionnaires de cas avec les partenaires du territoire et adapter les procédures de l’évaluation multidimensionnelle afin qu’elle compose avec les outils de chacun.
Autant de précautions qui n’ont pas évité aux quatre gestionnaires de cas une entrée en fonction délicate. L’une d’entre elles, Javotte Diet, recrutée fin 2011 après avoir été dix ans assistante sociale à l’hôpital de Saint-Yrieix, avoue avoir été surprise par la méfiance de ses anciens collègues. « On m’identifiait bien dans les murs de l’hôpital , mais dès lors que j’allais à domicile et que je réinterrogeais les plans d’aide, on me demandait ce que je venais faire là et quelle était ma plus-value. » L’accueil a été particulièrement frileux du côté des travailleurs sociaux « qui craignaient autant une dépossession de leur travail que de voir un nouvel intervenant se pencher par-dessus leurs épaules ». Même si aujourd’hui son apport dans la prise en charge des situations complexes lui vaut un début de reconnaissance, son rôle reste « inconfortable », juge-t-elle. « Tout le monde n’a pas encore intégré l’intérêt de la gestion de cas. Certains professionnels continuent de penser qu’elle est mineure par rapport à leur activité. Du côté des médecins et des paramédicaux libéraux, on ressent même une incrédulité sur la survie du dispositif. »
Autant de constats qui se multiplient à mesure des implantations sur des terrains peu préparés. Et qu’Olivier Saint-Jean, chef du service de gériatrie à l’hôpital européen Georges-Pompidou à Paris, voit remonter dans les formations préparant au diplôme inter-universitaire de gestionnaire de cas, dont il est l’un des coordonnateurs. « Les professionnels en place veulent conserver leurs prérogatives, déplore-t-il. A travers la réalité des gestionnaires de cas, on assiste à la reformulation de très vieilles questions, celles du partage d’informations, de la possibilité de confier à un acteur [en position de coordination] une autonomie de décision. Ce qui renvoie à des problèmes majeurs dans le système de santé qui n’étaient jamais exposés au grand jour. »
Mais, pour bien des nouveaux porteurs de projet, l’appel au dépassement des cloisonnements institutionnels auquel invitent les MAIA et leurs gestionnaires de cas apparaît bien abstrait dans le contexte sanitaire et social français. Céline Guéguen-Huchet (3), directrice du pôle « santé et services à la population » du Pays d’Auray et pilote de la MAIA d’Auray (Morbihan), préfère parler de « co-responsabilité » des acteurs : « On a mis en place les MAIA au nom d’une logique d’intégration, mais en oubliant ou en ignorant ce qui existait déjà. Si bien que l’articulation avec le terrain est loin d’être simple. Certaines d’entre elles n’ont d’ailleurs qu’une activité extrêmement modeste. »
Encore en phase d’implantation, la MAIA d’Auray sera quant à elle intégrée dans une plateforme d’information et de coordination regroupant les différentes coordinations du territoire. « Ce schéma part de l’existant, explique Céline Guéguen-Huchet. Le CLIC avait déjà un rôle d’observation du territoire et de cohésion des professionnels. De même, il existait déjà des instances regroupant les acteurs de la gérontologie, avec des élus, des professionnels, les libéraux. La MAIA intervient comme un plus, car elle propose des modes de fonctionnement beaucoup plus formalisés, avec un niveau stratégique qui permettra de mieux faire remonter les manques du terrain. » Concrètement, l’usager de la plateforme n’a plus à se soucier de son premier interlocuteur. En fonction de sa situation, il pourra bénéficier d’une information simple au guichet du pôle, d’un accompagnement médico-social ou sanitaire piloté par le CLIC ou d’une prise en charge par un gestionnaire de cas si la situation se révèle trop complexe. Pour la directrice, l’erreur serait de placer les gestionnaires de cas au sommet d’une pyramide. « Nous resterons humbles en privilégiant une modeste pluridisciplinarité. Car, derrière, il y a des relations créées par les professionnels en place. »
Un choix plus radical été fait dans l’Indre, où le démarrage d’une MAIA est prévu pour septembre prochain. Dans ce département qui a fait du CLIC le point d’ancrage d’une instance fédérant l’ensemble des coordinations et des acteurs gérontologiques du territoire, la MAIA se réduira pour l’essentiel à l’action des gestionnaires de cas. Deux missions lui seront dévolues : intervenir sur la file active des situations complexes déjà repérées par les coordinations et tenter d’impliquer les acteurs du soin grâce à la présence de l’hôpital de Châteauroux parmi les membres fondateurs. « La MAIA sera une sorte de plateforme de recours pour des situations non résolues au plan local, avec l’avantage de rajouter un échelon de coordination départemental autour de la personne », explique Françoise Le Monnier de Gouville, directrice de la prévention et du développement social du conseil général de l’Indre.
Le 27 mai dernier, la Société française de gériatrie et de gérontologie (SFGG) a rappelé que le dispositif des MAIA et des gestionnaires de cas ne se résumait pas à « une adaptation à la marge » mais à « une complète réorganisation des services de soins et d’aide » (4). Ferme, cette société invite les pouvoirs publics à reprendre le dossier et à redonner un sens au dispositif des MAIA. « Deux ans après sa généralisation, force est de constater que, même si ce programme se poursuit, il est en train de se vider complètement de ses intentions initiales », dénonce le gériatre Dominique Somme, co-signataire de la prise de position de la SFGG et l’un des principaux importateurs du modèle canadien du « case management ». Focalisation des acteurs sur les cas complexes et non sur l’organisation du système, dispositifs montés par pure obligation administrative ou pour profiter des financements, la coupe, pour lui, est pleine : « Il y a peu de politiques publiques qui auront été aussi vite oubliées voire totalement effacées. Depuis le changement de gouvernement, […] lorsque les MAIA sont citées, c’est souvent à contre-sens, comme s’il s’agissait d’un mécanisme de coordination ! »
A la MAIA de Lille Métropole Sud-Est, l’une des 17 pionnières, on voit dans la montée du débat un mal nécessaire. En quatre ans, les résultats engrangés dans le Nord sont déjà importants. L’implication des pouvoirs publics sur ce territoire très dense a abouti à la création d’un réseau de six MAIA, travaillant ensemble et en concertation avec leurs quatre voisines du Pas-de-Calais. Une culture de l’échange entre professionnels a vu le jour. Par exemple, les instances de coordination de cette vaste toile sont engagées dans l’écriture d’un protocole commun permettant de croiser leurs évaluations. A terme, CLIC, coordonnateurs de réseau de santé et gestionnaires de cas pourront même participer à l’évaluation d’une situation au titre de l’allocation personnalisée d’autonomie.
Pourtant, Cécile Guernier, ancienne pilote de la MAIA de Lille Métropole Sud-Est, n’hésite pas à parler d’un abîme qui s’est installé entre le projet et la réalité. « Pour répondre à l’objectif de mailler le territoire national, les MAIA sont obligées de recouvrir des zones immenses au regard des moyens alloués. S’il fallait appliquer les critères de la CNSA, il faudrait multiplier le nombre de gestionnaires de cas compte tenu de notre population. Or, aujourd’hui, il y a trois postes financés et il n’y en aura pas quatre. » Les conséquences ? Un décrochage grave par rapport aux besoins d’accompagnement que la MAIA était censée recouvrir, avec des gestionnaires de cas qui n’interviennent qu’en second recours, une fois toutes les solutions épuisées par les services partenaires. La définition même d’une situation complexe a été adaptée au nombre de personnes que ces derniers peuvent suivre, soit une quarantaine chacun. Plus les demandes augmenteront, plus les critères seront resserrés, prévoit déjà la pilote. « Ce n’est plus que de la mécanique », déplore-t-elle.
La gestion de cas se révèle une activité difficile, voire usante. L’évaluation de l’expérimentation des MAIA, faite en 2011 (5), a montré une profession soumise à un turnover exceptionnel. La moitié de la soixantaine de gestionnaires de cas recrutés entre 2009 et 2010 avait déjà démissionné au moment du passage des experts. Dans un tiers des cas, les pilotes des MAIA estimaient qu’un syndrome d’épuisement professionnel avait pu participer à la démission. Celui-ci pouvait aussi bien provenir des difficultés à gérer un métier exclusivement centré sur les situations lourdes, qu’à devoir faire face à un système très fragmenté.
Le profil de ces professionnels est très divers. On compte environ 40 % de travailleurs sociaux (assistants de service social et conseillers en économie sociale et familiale), un tiers d’infirmiers, avec souvent une spécialisation dans la coordination, le reste se partageant entre différentes professions du paramédical, telles que psychologues et ergothérapeutes.
En 2011, les relations des gestionnaires de cas avec les médecins traitants restaient le gros point noir des dispositifs. 42 % des gestionnaires de cas les jugeaient « très difficiles », 40 % tout juste passables, et seulement 18 % estimaient n’avoir aucun problème.
En revanche, celles avec les médecins hospitaliers ou les infirmiers libéraux étaient perçues dans l’ensemble comme plutôt positives. Mais la culture d’origine des gestionnaires de cas jouait un rôle important dans ces résultats. Ainsi, les travailleurs sociaux étaient ceux qui ressentaient le plus de difficultés avec les médecins traitants et les médecins hospitaliers (dans environ 60 % des cas). Tandis que les gestionnaires de cas de culture infirmière étaient près de 60 % à éprouver quelques tiraillements avec leurs homologues libéraux.
→ Avec le plan Alzheimer 2008-2012, le lexique professionnel s’est enrichi du terme nouveau d’« intégration ». Il s’agit de dépasser la coordination et d’inciter chacun des acteurs de l’aide et du soin à s’intégrer dans un dispositif global, défini à l’échelle du territoire.
→ Les maisons pour l’autonomie et l’intégration des malades Alzheimer (MAIA) sont les maîtres d’œuvre de ce dispositif. Dans chacune d’entre elles, un pilote est responsable de l’organisation de la concertation entres les partenaires locaux et du déploiement des outils nécessaires à leur cohésion.
→ Rattachés aux MAIA, les gestionnaires de cas interviennent sur les situations complexes requérant une prise en charge globale. Leur action d’évaluation multidimensionnelle et d’articulation des aides autour des personnes, fait partie de l’intégration des soins et des services.
→ L’ensemble du dispositif, piloté par la CNSA (caisse nationale de solidarité pour l’autonomie), a été expérimenté en 2009-2011 avant d’être généralisé à l’ensemble du territoire.
(1) Lors de la journée d’étude « Coordination, intégration des services et gestion de cas » organisée, le 4 avril dernier, par la chaire de travail social et d’intervention sociale du CNAM à Paris.
(2) Depuis 2010, la formation des gestionnaires de cas s’effectue dans le cadre d’un diplôme inter-universitaire dont la coordination nationale a été confiée à un collectif de gériatres. L’enseignement comprend 140 heures de théorie et 70 heures de stage
(3) Egalement secrétaire adjointe de l’Association nationale des directeurs et coordonnateurs de CLIC.
(4) « Prise de position de la Société française de gériatrie et gérontologie sur le concept d’intégration » (27 mai 2013) – Dominique Somme, Hélène Trouvé, Yves Passadori, Alain Corvez, Claude Jeandel, Marie Aline Bloch, Geneviève Ruault, Matthieu De Stampa, avec Olivier Dupont, ancien responsable du projet MAIA à la CNSA – Disponible sur
(5) Rapport expertise MAIA – 2e phase expérimentale 2010-2011 – Fondation nationale de gérontologie-Direction générale de la santé, 2011.