D’abord par notre manière de concevoir le pouvoir en France. Les élus détiennent l’intérêt général entre deux élections, alors que dans d’autres pays, notamment anglo-saxons, la notion d’intérêt général se conçoit davantage comme quelque chose qui se construit en permanence en prenant en compte plusieurs points de vue. En France, nous avons du mal avec l’expression collective des habitants. D’autant qu’il existe, d’une façon générale, une crainte des corps intermédiaires. Pourtant, au début de la IIIeRépublique, il y a eu une période où le débat contradictoire a été privilégié. Même chose à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Et, en 1983, le rapport « Dubedout » (« Ensemble refaire la ville ») s’inspirait de cette vision pour promouvoir le développement social participatif des quartiers.
La première est l’injonction participative, qui émane de manière unilatérale des pouvoirs publics en direction des habitants. On demande à ces derniers d’assister à des réunions, de s’informer, de donner leurs points de vue, mais sans questionner ni les institutions ni leur fonctionnement. Les gens doivent entrer dans un moule préétabli sans avoir prise sur les décisions finales. L’autre grande conception est celle de l’émancipation des habitants, de l’empowerment. Il s’agit de créer des intelligences collectives en activant la dimension conflictuelle de la citoyenneté, quitte à concevoir toute prise de parole des habitants comme quelque chose de magique. Mais en France, lorsque différents points de vue émergent et que le conflit surgit, c’est mal perçu. Le modèle dominant reste donc celui de l’injonction participative, et cette habitude d’imposer des solutions par le haut s’est même aggravée avec la politique de rénovation urbaine et la création de l’ANRU.
La première difficulté tient à la manière d’organiser et d’animer les réunions publiques avec les habitants. On leur dit de venir, qu’ils auront la parole, qu’ils pourront participer à un projet qui les concerne. Et de fait ils viennent très nombreux, car ils ont envie de s’exprimer. Mais comme nous n’avons pas de culture participative forte, la manière dont sont organisées ces réunions mine tous les efforts. Par exemple, c’est souvent un élu ou un professionnel qui mène les débats, alors qu’il faudrait faire appel à un animateur neutre n’appartenant à aucun bord. Ensuite, on démarre toujours par une longue présentation institutionnelle, ce qui fait que lorsque la parole est enfin donnée à la salle, les gens sont excédés et le débat part dans tous les sens. Puis il y a la question de l’ordre du jour, en général trop copieux. Seuls quelques points précis devraient être travaillés avec les gens. D’autant que lorsque des dossiers arrivent à la concertation, ils ont déjà été travaillés en amont par les techniciens, les urbanistes, les travailleurs sociaux, les élus… Ceux-ci le font d’ailleurs en toute bonne foi. Ils veulent arriver avec des propositions mais, ce faisant, ils deviennent experts du dossier et cela crée un décalage énorme avec les gens qui ne disposent pas de ces connaissances. Ce sont sur ces aspects un peu techniques que bute bien souvent la concertation dans les quartiers.
Lorsque la promesse de participation est déçue, c’est presque pire que si rien ne s’était passé, car on observe alors un renforcement des stéréotypes. L’habitant qui s’est déplacé et s’entend répondre que ce n’est pas le moment de parler de ses problèmes en conclut que les politiques et les professionnels n’en ont rien à faire des habitants et que ça ne sert à rien de participer. Les gens ne sont pas bêtes, et c’est terrible lorsqu’ils se rendent compte que des réunions de concertation ne sont que de fausses promesses, de la communication descendante. De leur côté, les professionnels et les élus, qui passent beaucoup de temps à organiser ces réunions de concertation, estiment que ça ne sert à rien et que les gens ne sont pas capables de prendre en compte l’intérêt général.
Ceux qui devraient servir d’intermédiaires, les collectifs organisés, les associations, etc., ne sont sans doute pas assez nombreux dans les quartiers. La commission « Bacqué-Mechmache » réfléchit d’ailleurs à la façon de les aider à jouer un véritable rôle, et pas seulement à être en compétition pour décrocher des subventions. Les chefs de projet politique de la ville pourraient aussi jouer ce rôle d’interface. A l’origine, les agents du développement social local étaient censés aider la population à s’organiser. Mais aujourd’hui, ce sont plus des techniciens que des militants comme leurs prédécesseurs. Les travailleurs sociaux pourraient également jouer un rôle au travers du travail social collectif ou communautaire, trop peu développé en France. Aux Pays-Bas ou au Québec, lorsqu’on est travailleur social de quartier, on est payé par la collectivité pour aider les habitants à se constituer en groupe, à porter une parole différente de celle de la mairie.
Il s’agit de groupes ou de personnalités, souvent d’anciens travailleurs sociaux, qui ont lancé des dispositifs permettant de mener des consultations des habitants dignes de ce nom. Ils interviennent un peu partout en France à la demande de collectivités ou d’associations. Ils disposent de véritables compétences en termes d’animation, d’élaboration des conflits, de mise en capacité de faire des propositions. Ces pratiques pourraient essaimer. Il existe d’ailleurs quelques formations sur ce thème et de jeunes diplômés commencent à arriver avec des connaissances sur les méthodes participatives. Mais tant que l’on privilégiera des modes de gouvernance verticaux, il est à craindre que les méthodes participatives n’évoluent pas beaucoup.
Il s’agit justement du travail de l’un de ces artisans de la participation, en l’occurrence la sociologue Suzanne Rosenberg. Les groupes de qualification mutuelle, qu’elle a inventés, réunissent durant une dizaine de jours autant d’habitants des quartiers que de professionnels de terrain sur une thématique précise : la violence dans les bus, l’école, le travail social… L’animatrice, avec son équipe, part des colères des habitants pour les croiser avec les points de vue des professionnels. Au fil de ces discussions, pour lesquelles les habitants sont d’ailleurs indemnisés, on passe d’une certaine violence à une compréhension mutuelle et à la fabrication de propositions pour améliorer le service public ou la communication dans le quartier. De leur côté, les élus s’engagent à donner une réponse à ces propositions dans un délai précis. Le problème est que ces gens très compétents ne sont là que quelques journées sur une année. Lorsqu’ils s’en vont, s’il n’existe pas une volonté politique forte ou si les professionnels ne s’emparent pas de ce travail, tout peut très bien retomber. Ce n’est donc pas qu’une question de méthode, mais aussi de clarté des objectifs de la collectivité en matière de participation.
Il faut agir sur plusieurs dimensions à la fois : développer la méthodologie de concertation, aider le monde associatif à exister dans les quartiers populaires hors d’une logique de mise en concurrence, permettre aux habitants de se constituer en une force citoyenne et repenser les modes de gouvernance. Il faut faire en sorte que la politique de la ville soit construite, conduite et évaluée en croisant les savoirs des professionnels et des habitants. Les travailleurs sociaux ont d’ailleurs une carte à jouer dans ce domaine. Mais ils sont tellement pris par le suivi individuel des personnes qu’ils n’ont plus de temps pour développer des actions collectives.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Maîtresse de conférences en sociologie à l’université de Lille-3, Marion Carrel y est responsable du master 2 « Stratégies de développement social » et chercheuse au Centre de recherche « individus, épreuves, sociétés » (CeRIES). Elle participe à la commission ministérielle « Bacqué-Mechmache » sur le « développement du pouvoir d’agir ». Elle publie Faire participer les habitants. Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires (ENS Editions, 2013).