L’histoire des immigrés du Sahel n’a pas suscité autant d’intérêt que celle des Maghrébins, pointe le sociologue Hugues Lagrange dans l’introduction de son dernier ouvrage, En terre étrangère. Leurs trajectoires personnelles et collectives revêtent pourtant une grande richesse, comme le montrent les récits qu’il a recueillis pendant une dizaine d’années autour de Mantes-la-Jolie et des Mureaux (Yvelines), bien décidé à « faire parler les pâles façades des HLM ». L’histoire qu’il raconte est celle d’une « mimésis déçue » : celle d’hommes déracinés des zones rurales de la vallée du fleuve Sénégal, transplantés brutalement dans les usines de la Vallée de Seine, passés d’une « adhésion un peu ingénue aux modes de vie des Européens » à un sentiment de mépris, voire de rejet pour les plus jeunes, arrivés en France dans les années 1990 et en butte au chômage et à la précarité. Décalée dans le temps, l’immigration féminine – celle des épouses – présente un autre visage : celui de femmes tirées du « dense liquide amniotique d’une famille élargie » et confrontées à l’expérience de la solitude et des conflits domestiques. Observant le devenir de ces couples installés en France, Hugues Lagrange évoque des lignées « brisées par la migration », décrit la « boulimie associative » des Sahéliens comme une tentative de « régulation collective » face à l’émancipation des femmes et à la fronde des adolescents, et analyse l’émergence de la violence comme un corollaire de la « désagrégation de la culture patriarcale ». Dans la lignée de son ouvrage précédent, le controversé Déni des cultures (1), le sociologue pourfend ici « l’interdit implicite de placer sous inventaire » les mœurs de tel ou tel groupe humain, appelant à « regarder la pluralité des cultures comme un aspect structurant la vie même du courant central de nos sociétés ». Il fait enfin preuve d’une empathie et d’un attachement profonds pour ses interlocuteurs, et d’un indéniable talent de narrateur.
En terre étrangère. Vies d’immigrés du Sahel en Ile-de-France
Hugues Lagrange – Ed. du Seuil – 21 €