« Aminata, tiens bien ton archet », lance Zahia Ziouani, chef d’orchestre. En cette journée de début juin, au milieu du préau de l’école Sadi-Carnot de Pantin (Seine-Saint-Denis), 160 jeunes âgés de 7 à 12 ans suivent les indications de la musicienne avant de se lancer dans une interprétation du Carillon, extrait de L’Arlésienne de Bizet. D’abord, les instruments à cordes, puis les bois et les cuivres. Les fausses notes sont encore nombreuses. Rien d’étonnant, puisque c’est la première fois que tous ces enfants de Seine-Saint-Denis se retrouvent ensemble pour répéter leurs morceaux. Surtout, ils ne manient leur instrument que depuis quelques mois : ils ont commencé cette initiation à la musique classique en octobre 2012, dans le cadre du dispositif d’éducation musicale et orchestrale à vocation sociale (DEMOS) (1). En point d’orgue, le 26 juin, ces musiciens en herbe devaient présenter un spectacle d’une heure et demie à Paris, sur la scène mythique de la salle Pleyel.
Initié en 2010 sur une idée qui a fait ses preuves au Venezuela (2), porté par la Cité de la musique, l’orchestre des jeunes DEMOS est un projet de sensibilisation à la musique classique qui s’adresse à des enfants sans formation musicale antérieure et vivant dans des territoires de la politique de la ville. Il s’appuie sur une pédagogie musicale collective et un suivi éducatif renforcé. Les jeunes, à qui les instruments sont prêtés, s’impliquent dans une expérience artistique exigeante, censée leur donner le goût de l’apprentissage. Ils se retrouvent dans des structures sociales quatre heures par semaine, hors temps scolaire, pour pratiquer la musique encadrés par des musiciens de haut niveau (orchestres de Paris et Divertimento) et des professionnels du champ social.
La première phase du projet – de janvier 2010 à juin 2012 – a concerné 450 enfants de la région parisienne. Cette fois-ci, pour le nouveau cycle qui s’achèvera en juin 2015, le dispositif touche près de 1 000 enfants, à la fois en Ile-de-France et dans les départements de l’Isère et de l’Aisne (3). « DEMOS est le fruit de la rencontre entre des acteurs du champ social (l’Association de prévention du site de la Villette) et du champ culturel (la Cité de la musique), qui désiraient mettre au point un projet commun visant à agir sur l’insertion sociale des jeunes, retrace Gilles Delebarre, responsable éducatif et pédagogique du dispositif. Il nous semblait qu’avoir accès à la musique classique leur permettait de se constituer un capital culturel que les personnes des classes populaires n’ont pas toujours. D’échapper en quelque sorte au déterminisme social. » Jean-Michel Cougourdan, éducateur spécialisé de DEMOS, précise : « Il s’agit à la fois de déconstruire les idées reçues en termes d’élitisme ou d’accessibilité de ce registre musical, d’initier des personnes qui sont éloignées des pratiques artistiques et de leur permettre de développer l’écoute, la concentration, l’effort et l’engagement – tout en y trouvant du plaisir. »
Pour lancer le projet, l’équipe d’encadrement – une douzaine de salariés de la Cité de la musique – a contacté diverses structures du champ social (maisons de quartier, centres de loisirs, centres sociaux, maisons d’enfants à caractère social ou dispositifs de réussite éducative). Une vingtaine se sont montrées intéressées. « Il y a eu moins de freins que prévu, pointe Gilles Delebarre. On n’a pas entendu dire que la musique classique serait “trop ennuyeuse” ou “trop compliquée” pour les jeunes. Les travailleurs sociaux – et les enfants – ont rapidement compris qu’elle n’est pas déconnectée des autres musiques. Elle n’est pas poussiéreuse, elle est vivante ! » L’attrait pour le projet tenait surtout au fait que la pédagogie choisie était orientée autour de la pratique plutôt que de la théorie – « contrairement à ce qui est proposé dans les conservatoires ». « Du coup, les enfants sont tout de suite dans l’émotion, le sensible », insiste le responsable éducatif et pédagogique. Mais pour que le projet réussisse, il fallait que les travailleurs sociaux de ces structures s’en emparent. C’est ainsi qu’ils ont été sollicités pour rejoindre l’orchestre. « L’objectif n’est pas tant qu’ils apprennent à jouer d’un instrument mais que la musique leur serve d’outil. En initiant les animateurs en même temps que les enfants, des échanges se créent – ils sont confrontés aux mêmes difficultés –, ils vivent une expérience commune bénéfique au-delà des ateliers. »
Une fois DEMOS présenté, chaque partenaire a sélectionné une quinzaine d’enfants à qui le projet semblait correspondre. « On a proposé à ceux qui fréquentent le plus souvent le centre de loisirs de rejoindre l’orchestre, affirment Annissa Djanaouissine et Jessy Pyneandee, animatrices de deux centres de loisirs de Noisy-le-Sec. « J’ai choisi huit enfants qui participaient déjà à la chorale et aux autres activités culturelles et qui y avaient pris goût, explique quant à elle Karima Felouki, animatrice au centre social intercommunal de la Dhuys, à Clichy-sous-Bois. Leurs parents se sont montrés enthousiastes, ils se sont rendu compte que cette chance n’était pas donnée à tout le monde. »
Après avoir assisté à un atelier « découverte du parc instrumental » animé par les musiciens-intervenants, les petits ont pu faire leur choix entre violon, violoncelle, cornet, trompette, alto, flûte traversière, clarinette et harpe. « Ils les ont testés, ont fait des essais pendant 2-3 séances avant de décider celui qui leur plaisait le plus », se souvient Jessy Pyneandee, qui s’est elle-même mise au violon. Depuis, chaque semaine, les enfants suivent des ateliers : exercices autour du rythme, écoute de morceaux, travail sur la voix, sur les registres musicaux et le lexique musical, déchiffrage des partitions, prise en main et pratique de l’instrument. « Ce projet m’intéresse car on ne peut appliquer précisément aucune pédagogie préétablie, analyse Christophe Pons, musicien-intervenant. En tant qu’enseignant, il faut être inventif, créatif, c’est enrichissant. » Karima Felouki souligne : « Même si ce sont des cours, la notion de plaisir est très présente. Le mercredi et le samedi, pendant que leurs copains vont à la piscine, eux restent enfermés. Si ça ne leur plaisait pas, ils ne resteraient pas… »,
A chaque séance, les adultes répètent aux enfants que les instruments sont précieux et qu’il faut en prendre soin. « Ils font attention, mais ce sont des enfants, ils font forcément tomber leur archet…, sourit Annissa Djanaouissine, animatrice. Deux instruments ont été fissurés, souvent par les petits frères et sœurs. » Dans le groupe de Clichy-sous-Bois, c’est un peu plus compliqué : « Un garçon a déjà abîmé trois clarinettes depuis le mois de janvier, je ne sais pas comment il fait son compte. Certains enfants du centre social ont peut-être des problématiques un peu lourdes pour ce genre de projet », analyse leur animatrice.
Néanmoins, dans tous les groupes, les enfants apprennent vite. Même si certains ont du mal à se tenir droit pour jouer de l’alto, que d’autres semblent écrasés par leur violoncelle, le travail intensif mené et cette première grande répétition avant le concert augurent d’un résultat honorable. « L’objectif de cette répétition est qu’ils s’habituent à jouer ensemble, à s’arrêter en même temps, à acquérir les codes de l’orchestre, pointe Oren Grougnet, chargé de production de DEMOS. Les extraits, joués jusqu’ici par petits groupes isolés, prennent forme et sonnent différemment en orchestre. Cela donne du sens à leur travail de chaque semaine et les remobilise. » Patrick Toffin, référent pédagogique du dispositif, ajoute : « Ce qui est difficile pour les enfants aujourd’hui, c’est de gérer le temps d’attente. Par exemple, quand on fait travailler les violons, les instruments à vent doivent patienter. Le fait d’avoir entre les mains un instrument fait pour faire du bruit et d’arrêter d’en jouer n’est pas évident. » Cet après-midi, les enfants doivent aussi répéter les chants au programme du spectacle. Tel Monsieur Loyal, Oren Grougnet tente de mettre de l’ordre dans le groupe : « Pendant que vos professeurs accordent vos instruments, vous venez calmement vous installer pour chanter. » Une fois lancées les premières notes de Das Klinget, extrait de La Flûte enchantée de Mozart, on remarque certains enfants encore dissipés ou qui, tout simplement, ont du mal à suivre le rythme. Mais les petits seront prêts pour le concert, l’équipe DEMOS en est persuadée. « Le faible délai entre le début de l’apprentissage et le concert est un élément de motivation, assure le chargé de production. Malgré leur agitation, ces enfants veulent bien faire. En 2012, à la salle Pleyel – impressionnante, avec son éclairage et ses 1 900 fauteuils –, il s’est passé quelque chose de magique. » La prestation de cette fin d’année scolaire comprendra, entre autres, des œuvres de Lully, de Gounod et de Moussorgski.
Ce mercredi après-midi, seuls une mère de famille et un ou deux grands-frères et sœurs ont fait le déplacement à Pantin pour assister à la répétition. L’un des objectifs de DEMOS est pourtant que les parents adhèrent au projet. « Sans cela, c’est difficile que l’enfant soit assidu. Il est également bon qu’ils soient derrière lui lors des phases de démotivation. Mais surtout, voir leur enfant capable de jouer d’un instrument aussi noble que le violon ou la clarinette peut le valoriser à leurs yeux, fait valoir Anne Céline Nunes, coordonnatrice. DEMOS n’est pas un atelier de consommation musicale, c’est un outil dont les travailleurs sociaux doivent se saisir pour travailler la parentalité. Idéalement on aimerait qu’il permette aux parents de se rapprocher de leur enfant, d’être actifs dans le projet… » Elle se souvient de cet enfant membre de l’orchestre, d’origine sri-lankaise, dont la maman ne parlait pas le français. « Il nous fallait sa signature pour des documents pour le prêt de l’instrument. C’était compliqué pour elle. Après notre rencontre, elle a entamé une démarche pour intégrer des ateliers d’apprentissage de la langue ! » Mais Anne Céline Nunes cite aussi une expérience moins heureuse : « A Nanterre, une petite fille était fière du morceau qu’elle était parvenue à produire sur son alto. Quand elle a montré ses progrès à ses parents, ils ont haussé les épaules. Tout le travail effectué lors des ateliers est tombé à l’eau, la petite est revenue démotivée et seul un long travail de réseau a permis de récupérer cet échec. » « On a quand même pas mal de parents qui s’investissent pour amener leur enfant aux ateliers, assurent les animatrices de Noisy-le-Sec. Pour le suivi à la maison, c’est autre chose. C’est normal, souvent ils travaillent, ils doivent s’occuper de leurs autres enfants… » Les difficultés familiales parasitent évidemment l’apprentissage des jeunes musiciens. « L’orchestre étant un collectif, si l’un des enfants manque à l’appel ou prend du retard, cela met tout le monde en difficulté », pointe Jean-Michel Cougourdan.
D’autres événements nuisent à la dynamique du groupe : les problèmes de comportement. Quatre enfants de Clichy-sous-Bois ne sont visiblement « pas prêts » à jouer d’un instrument. « Trop perturbateurs, ils ne travailleront plus l’instrument – ce n’est pas faute de les avoir prévenus, explique Isabelle Brousse, assistante sociale du dispositif clichois de réussite éducative. Ils ne sont pas exclus du projet, seulement on a rectifié nos objectifs : sans doute recommenceront-ils l’initiation à la clarinette à la rentrée. Au concert, ils participeront à leur manière, en chantant ou en faisant du triangle. A leur décharge, ils ont eu quatre professeurs différents depuis le début de DEMOS [Ndlr : certains musiciens ont dû partir en tournée]. Ils avaient bien accroché avec le premier, et cela les a déstabilisés. Ce sont des enfants fragiles qui ont besoin de continuité. »
Les participants à l’orchestre DEMOS n’ont pas tous les mêmes problématiques. « Nous avons eu la volonté de créer une mixité. Il y a des enfants en grande difficulté, d’autres qui ont des repères forts. Ils s’aident, s’accompagnent et vivent une aventure commune. La musique, c’est jouer ensemble, sans compétition, sans rivalité », se félicite Jean-Michel Cougourdan. Afin d’inscrire à leur rythme les groupes qui nécessitent plus d’accompagnement au sein d’un orchestre, le projet a également mis en place des ateliers de musicothérapie.
Le binôme inédit travailleur social-musicien sur lequel repose DEMOS est également compliqué à gérer. « Il y a forcément un entrechoc quand on confronte deux univers aussi opposés, reconnaît Jean-Michel Cougourdan. Chacun doit trouver sa place. Pour un musicien, la réussite, c’est qu’un mi bémol soit joué avec justesse ; pour un travailleur social, qui côtoie les enfants dans leur environnement quotidien, c’est que des valeurs éducatives soient acquises. Car, certes, on apprend à ces jeunes le classique de façon ludique, mais on leur inculque surtout le respect, le silence, le travail en équipe… » Pour faciliter cette rencontre professionnelle, des temps de formation sont proposés aux musiciens et aux travailleurs sociaux et des échanges de pratiques animés par une psychologue du travail et l’éducateur du projet DEMOS, organisés chaque mois, permettent d’inventer des compromis.
Sur le long terme – la première phase l’a prouvé (4) –, l’apprentissage de la musique a des impacts réels sur le comportement, la personnalité et la façon d’agir de plusieurs jeunes de l’orchestre : ils sont décrits comme plus calmes, plus à l’écoute, d’autres sont perçus comme plus ouverts aux autres, au monde. Pour certains enfants, les ateliers représentent un outil pour la reconstruction d’une estime de soi mise à mal dans les autres sphères de leur vie.
Les dernières notes résonnent sous le préau. D’un coup d’un seul, tous les enfants se lèvent, rangent leurs instruments, enfilent leur veste et se faufilent vers la sortie. C’est l’heure du goûter et la répétition a duré près de trois heures. L’équipe DEMOS débriefe avec quelques enseignants. « On a tendance à proposer aux enfants des quartiers de la politique de la ville de faire des percussions, des musiques urbaines plutôt que du violon. Mais ce sont des préjugés d’adultes, insiste Oren Grougnet. Les enfants, en particulier les plus jeunes, sont beaucoup plus ouverts. Le projet a déclenché des choses qu’on n’aurait pas pu imaginer : j’ai rencontré des ados qui, dans leur playlist de lecteur MP3, écoutent la 5e Symphonie de Beethoven. Des enfants DEMOS se sont produits lors de fêtes de quartier entre deux groupes de rap. C’est un projet qui rayonne. » Dans leurs échanges avec les enfants, les professionnels ont relevé un sentiment de fierté de jouer au sein de l’orchestre, mais aussi de responsabilité de se voir confier un instrument. 70 % des participants manifestent une forte envie de continuer à apprendre à jouer de leur instrument. A l’issue de la première phase du projet, la moitié des enfants ont intégré le conservatoire de leur ville.
(1) Cité de la musique : 221, avenue Jean-Jaurès – 75019 Paris – Tél. 01 44 84 44 76 (Anne Céline Nunes, coordinatrice territoriale DEMOS) –
(2) Le programme d’éducation musicale vénézuélien El Sistema est né en 1975.
(3) Le financement du projet est assuré à 45 % par l’Etat, à 45 % par les collectivités territoriales et les caisses d’allocations familiales, et à 10 % par des mécènes, pour un coût par enfant d’environ 2 700 € par an.
(4) Le cabinet de conseil Virginie d’Eau a mené une évaluation du dispositif en 2010 ; le cabinet Copas et le département pédagogique du Conservatoire de Paris ont étudié les effets de la pratique musicale classique de DEMOS sur les enfants en 2012.