Un certain nombre de données circulent mais elles sont compliquées à utiliser, car la notion de « décrochage » n’est pas un phénomène facile à appréhender. On estime néanmoins qu’environ 90 000 étudiants sortent de l’université tous les ans sans obtenir de diplôme. Parmi eux, nombreux sont les élèves issus de baccalauréats professionnels ainsi qu’une partie de ceux qui viennent des bacs technologiques. Les étudiants qui appartiennent à la première génération de bacheliers dans leur famille ont également beaucoup plus de risques de quitter l’université sans diplôme.
Cette notion a émergé dans les années 1980 au niveau du collège, où la scolarité est obligatoire. Un élève qui fait l’école buissonnière peut être légitimement considéré comme un décrocheur. Depuis une dizaine d’années, on l’emploie également dans le monde universitaire. Or elle ne me semble pas adaptée, car elle met de côté certaines réalités. Tout d’abord, parler de décrochage, c’est laisser entendre que l’université serait intrinsèquement peu accueillante, ce qui expliquerait que des jeunes finissent par renoncer à leurs études. Par ailleurs, parler de décrochage, c’est aussi considérer que le problème viendrait des étudiants eux-mêmes, arrivés à l’université faute de projets précis pour leur orientation. Ce qui mettrait en question les capacités du système d’orientation à apporter les bonnes informations. Mais lorsqu’on écoute ces jeunes, comme je l’ai fait lors de mes enquêtes, la plupart affirment ne pas avoir manqué d’information. Ils disent au contraire s’être renseignés auprès de leurs professeurs au lycée, dans les centres d’information et d’orientation, sur Internet, dans les salons étudiants, etc. Ils savaient généralement ce qu’ils voulaient faire après le bac. Ils ne sont pas victimes d’un défaut d’orientation, mais bien d’une orientation par défaut.
C’est un peu le syndrome de l’admission postbac (APB). On conseille aux lycéens d’entrer au moins huit choix d’orientation dans le système APB, par ordre de préférence. Mais un certain nombre d’entre eux ne décrochent pas leurs premiers choix, en général les plus sélectifs. Les titulaires des bacs professionnels ou technologiques, en particulier, ont vocation à aller vers des formations professionnalisantes telles que les BTS ou les IUT, où la sélection est importante. Mais ils sont bien souvent écartés de ces filières parce qu’ils ne font pas partie des bons élèves ou parce qu’on juge leur comportement scolaire inadapté. Dans certains IUT, qui reçoivent beaucoup de candidatures, les places sont bien souvent occupées par des bacheliers issus des filières générales. Ces jeunes se retrouvent donc avec leurs derniers choix. Mais peut-on réellement parler de choix lorsqu’on arrive au huitième rang d’APB ?
C’est vrai, sauf qu’il y a vingt ou trente ans, on ne parlait pas de décrochage. Mettre un terme à ses études de droit dans les années 1970-1980, ce n’était pas la même chose que de laisser tomber l’université dans les années 2010. Le phénomène était alors beaucoup moins important. Il s’est produit depuis un phénomène de massification dans l’accès à l’enseignement supérieur. On voit arriver de nouvelles vagues d’étudiants, venus notamment des bacs technologiques et professionnels, qui ont parfois obtenu leur bac avec difficulté et intègrent l’université parce qu’ils n’ont pas été pris ailleurs.
Je distingue en effet trois types de trajectoires. Un premier groupe d’étudiants se réorientent avant même le début de l’année universitaire. Formellement, ils sont inscrits à l’université, mais n’y vont pas parce qu’ils sont sur des listes d’attente de BTS et d’IUT et que des places se sont libérées ou bien parce qu’ils changent d’université pour être plus près de chez eux. Une deuxième catégorie regroupe des étudiants qui se rendent compte très rapidement du décalage existant entre leurs aspirations et l’université. La fac n’est pas leur premier choix. Ils souhaitaient suivre une formation professionnalisante pour aller vers un métier. Comme ils n’ont pas le choix, ils vont quand même à l’université en pensant que ça pourra marcher. Or ils y subissent une violence sociale extrêmement forte. Beaucoup d’universitaires croient qu’un jeune qui fréquente les amphis y apprendra toujours quelque chose. Mon enquête montre plutôt le contraire. Un jeune issu d’un bac professionnel ou technologique qui arrive dans un amphi, perdu au milieu de 300 autres étudiants, se retrouve confronté à un univers qui n’est pas le sien. Et il appréhende d’autant moins l’épaisseur conceptuelle du cours que l’enseignant utilise bien souvent des termes qu’il ne comprend pas. L’université n’a pas été pensée pour ces jeunes. Ce n’est d’ailleurs pas de sa faute, mais ces étudiants dits décrocheurs ne possèdent ni les codes ni le langage nécessaires. Les écarts scolaires et culturels sont tels que leur intégration à l’université est extrêmement difficile. Enfin, un troisième groupe est constitué de jeunes utilisant l’université un peu à la carte. Ils n’ont pas été retenus pour le DUT, le BTS ou la formation professionnelle qu’ils visaient. Alors ils piochent les éléments de savoir qui les aideront à mener à bien leur projet et laissent tomber les matières qui ne leur servent à rien. Evidemment, cela pose problème à l’université car ils ne sont pas là pour obtenir un diplôme mais pour combler leurs lacunes et retenter leur chance l’année suivante.
De nombreux responsables universitaires, plutôt bienveillants, partent de l’idée que c’est un simple problème d’adaptation. Ils vont donc organiser une journée d’intégration en début d’année pour mieux accueillir les étudiants, leur montrer comment se repérer dans les bâtiments et dans les cours. Ils mettent aussi en place du soutien méthodologique, du tutorat… De leur côté, les pouvoirs publics lancent des mesures comme les plans « Réussite en licence ». Tout cela n’est pas dépourvu d’intérêt mais ne suffit pas à combler le décalage entre les étudiants dits décrocheurs et l’université. Car la vraie difficulté est que l’université n’est pas à même d’offrir à ces jeunes la formation professionnalisante qu’ils appellent de leurs vœux. D’autant que les deux premières années de fac sont plutôt généralistes et n’apportent pas d’outils concrets pour préparer à une activité professionnelle. Pour ces étudiants, un cours d’introduction à la physique fondamentale, à la biologie ou la sociologie, reste un cours à caractère conceptuel dépourvu d’éléments pratiques. Non seulement ils ne comprennent pas tout mais, de plus, ce n’est absolument pas ce qu’ils sont venus chercher.
Je n’ai pas la solution, mais permettre à des lycéens d’intégrer les filières à caractère professionnalisant correspondant à leurs attentes me semble être une voie à privilégier. Il me semble aussi très judicieux de donner davantage de moyens aux universités pour favoriser la réussite en licence. Encore faut-il que ces moyens arrivent réellement. Or une observation empirique montre que ce n’est pas si clair. Sur un autre plan, la question est surtout de savoir comment repenser l’accès à l’enseignement supérieur, car il existe de très fortes inégalités de moyens entre les classes préparatoires, les IUT et BTS et l’université, qui est vécue aujourd’hui un peu comme la voiture-balai de l’enseignement supérieur. On voit aussi se développer une offre privée, avec de nombreuses écoles proposant des classes préparatoires ou préparatoires intégrées. Un certain nombre de jeunes ont alors recours à l’endettement pour bénéficier de ces formations et éviter l’université. Du coup, ceux qui restent en fac se retrouvent encore plus en difficulté.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
François Sarfati est chercheur au Centre d’études de l’emploi (CEE). Il a publié l’article « Peut-on décrocher de l’université ? Retour sur la construction d’un problème social » (revue Agora débats/jeunesses n° 63). Il est aussi l’auteur de Du côté des vainqueurs. Une sociologie de l’incertitude sur les marchés du travail (Presses universitaires du Septentrion, 2012).