Dans la salle de permanence de la cellule de recueil des informations préoccupantes (CRIP) de Seine-Saint-Denis (1), le fax s’affole. Emmanuelle Simo, l’une des huit rédactrices du pôle administratif de la structure, parcourt les feuilles qu’il vient d’imprimer : une infirmière scolaire signale qu’un enfant présente des marques de coups de ceinture sur le bras. « Je dois définir le degré d’urgence, explique la jeune femme. Je contacte directement la responsable si l’autorité judiciaire doit être saisie, je transfère à l’équipe technique s’il faut des compléments d’information ou, sinon, à l’équipe administrative. » La loi du 5 mars 2007 (2) a ordonné la création d’une CRIP par département pour renforcer le dispositif d’alerte et d’évaluation des enfants maltraités. Celle de Seine-Saint-Denis considère comme information préoccupante (IP) tout élément qui laisse craindre qu’un enfant est en danger. La cellule est composée d’une responsable et d’une adjointe, d’une secrétaire, d’un pôle administratif de huit rédactrices et d’une équipe technique (assistante sociale, éducatrice spécialisée, éducatrice PJJ, psychologue et médecin).
En 2012, la cellule a reçu au total 4 200 IP provenant de l’Education nationale, du 119 (le numéro vert dédié), de la protection maternelle et infantile (PMI), de l’aide sociale à l’enfance (ASE), de soignants ou encore des circonscriptions de service social, via des réunions pluriprofessionnelles où les services font état de leurs préoccupations au sujet de certains enfants. Plus de la moitié des IP mentionnent des faits de maltraitance, physique ou psychologique. Les dangers relèvent prioritairement de carences éducatives des parents ou de violences subies. Quand l’IP est urgente, elle est traitée par la cellule dans la journée, sinon dans la semaine. « Nous avons une mission de qualification, précise Firyel Abdeljaouad, responsable de la CRIP. Si le danger n’est pas avéré, l’IP devient une IPP [information potentiellement préoccupante], simplement archivée, puis détruite au bout d’un an s’il n’y a pas eu de nouvelles alertes. » L’an dernier, 3 460 informations ont été validées comme IP. Certaines ont entraîné une saisine directe de l’autorité judiciaire pour une demande d’enquête de police au parquet ou une ordonnance de placement provisoire (OPP). Les autres ont déclenché une évaluation par les services sociaux départementaux. « L’activité de la CRIP a augmenté de 28 % l’année dernière, poursuit Firyel Abdeljaouad, parce que nous sommes de mieux en mieux repérés et qu’une précarisation croissante des familles augmente les cas d’enfants victimes. »
En plus de son pôle administratif, la CRIP 93 a la particularité de comporter une équipe technique composée de professionnels du médico-social. Sur le bureau de Katia Moussaoui, assistante de service social depuis 1998 et qui travaille à la CRIP depuis 2012, sont empilés çà et là 22 dossiers colorés. La professionnelle est au téléphone avec le directeur d’une école de musique qui a envoyé une IP la veille : une jeune fille a confié à son professeur de violon que son père avait menacé de la brûler. Pour permettre la prise de décision, elle réalise une évaluation de premier niveau en contactant la PMI, l’ASE, le signalant et le service social de secteur, afin d’approfondir le dossier. « On a du mal à saisir le juge et le parquet quand il n’y a pas d’éléments assez visibles, assez “bruyants”, de danger, observe Christelle Belmer, éducatrice PJJ, à mi-temps à la CRIP depuis 2009. Il nous faut donc questionner l’entourage de l’enfant et de la famille. » A part quelques professionnels du secteur médical qui se retranchent derrière une conception du secret professionnel « erronée », souligne l’équipe, la communication se passe habituellement bien. « Cette première évaluation nous sert à gagner du temps pour l’enfant, indique Florent Freneuil, psychologue, membre de l’équipe technique. Cela nous permet parfois de sauter six mois d’évaluation en obtenant assez d’éléments pour saisir directement l’autorité judiciaire. Ou de définir qu’une problématique ne relève pas de la protection de l’enfance, mais d’un souci psy ou scolaire. »
L’enquête de premier niveau présente l’intérêt d’apporter des visions contradictoires. « Avant, un juge des enfants qui recevait une famille après un signalement ne disposait que de la version de celle-ci et d’un écrit souvent très factuel, qu’il ne pouvait pas questionner, observe Christelle Belmer. Il peut désormais se fonder sur cette première enquête et nous contacter. » Elle permet aussi de contourner certaines difficultés liées à l’écrit. « Parfois, il y a un abîme entre ce qui est écrit et ce que le signalant nous confie au téléphone, ajoute Giacomina Deledda-Lucchini, responsable adjointe de la CRIP. On peut le comprendre : la personne a pu être trop dans l’émotion ou, au contraire, s’est censurée par crainte des suites pour la famille. »
La force de l’équipe technique est sa pluridisciplinarité, qui permet à des professionnels de compétences différentes de croiser leurs regards sur un même dossier. Ce matin, elle se réunit avec une responsable et une rédactrice pour la commission de validation hebdomadaire. Chacun y évoque ses dossiers en cours, pour décision. Deux enfants de grande section se sont déshabillés et frottés pendant une récréation. Après discussion autour de l’enquête de premier niveau, c’est une IPP : l’école a, semble-t-il, signalé plutôt pour se protéger. Un père a blessé son fils avec un tournevis : « Est-ce une réponse éducative inadaptée ? » questionne un professionnel. Un autre rétorque : « On ne frappe pas avec un outil quand on est seulement excédé ! » Les échanges créent le doute, l’interrogation et la réflexion nécessaires à la prise de décision. « L’apport de l’équipe technique permet de poser la question capitale : qu’est-ce qui est en acte derrière ce qui est manifesté ? souligne Giacomina Deledda-Lucchini. Certaines familles ont de telles capacités de dissimulation que cette finesse est nécessaire. » La commission examine aussi le cas d’une fillette qui a répété trois fois avoir subi des viols commis par son frère aîné. Le parquet signale à la CRIP qu’il classe sans suite, pour infraction insuffisamment caractérisée. Certains membres de l’équipe technique sont mal à l’aise. Trop d’éléments montrent qu’il se passe quelque chose. Les débats sont nourris : « J’ai besoin de confrontation pour affiner mon jugement, témoigne Firyel Abdeljaouad. Nous sommes souvent face à des situations complexes où il nous faut aussi éviter que nos histoires personnelles interfèrent. Il y a des cas durs et nous avons tous été enfants. » L’équipe décide cependant de rappeler l’entourage de l’enfant pour recueillir de nouveaux éléments et réalerter, au besoin, les magistrats.
L’équipe de la CRIP joue également un rôle de conseil auprès des signalants. Elle les aide à apprécier ou à rédiger les informations préoccupantes. Elle reçoit d’ailleurs de plus en plus d’appels en ce sens. Florent Freneuil est ainsi au téléphone avec une assistante sociale aux prises avec un enfant violent contre lui-même et une mère affirmant vouloir « qu’on l’en débarrasse ». Le psychologue fait un point avec la professionnelle, qui avoue avoir été « déstabilisée et sidérée par les propos de la maman ». Florent Freneuil l’aide à surmonter la violence de la situation pour relancer l’action. C’est l’une des particularités de ne pas travailler directement sur le terrain. « Nous avons davantage un rôle d’expertise, explique-t-il, pour vérifier et confirmer des hypothèses et aider dans leur réflexion les personnes qui ont vu l’enfant, en donnant de la profondeur à la situation. » Une tâche proche de la supervision. L’équipe, avec le recul et son expérience de nombreux dossiers, complète la vision du terrain : « Cela peut être compliqué de signaler quand on est pris par des sentiments, par rapport à la famille ou à l’enfant », reconnaît Christelle Belmer.
L’autre aspect du travail de la CRIP consiste à relancer ses différents partenaires : demander les conclusions d’une enquête de police, rappeler le parquet ou le tribunal pour enfants afin de connaître l’avancement d’un dossier, téléphoner aux circonscriptions pour savoir où en est une évaluation de terrain. « C’est ingrat, concède Emmanuelle Simo, rédactrice, mais l’autorité judiciaire nous renvoie souvent : “N’abandonnez pas vos relances, elles nous réveillent !” » La CRIP n’ayant aucun pouvoir hiérarchique sur ces institutions, les relances ou les absences de retour sont parfois frustrantes. Ce travail ingrat réduit pourtant les délais de traitement des dossiers et évite, par exemple, qu’une enquête de police ne soit jamais effectuée à cause de l’engorgement d’un commissariat. Une situation déjà vécue… En centralisant toutes les IP et en suivant l’avancement des dossiers, la CRIP y apporte plus de lisibilité. « L’effort de synthèse et d’analyse que l’on fournit permet d’avoir un regard sur la continuité du parcours d’un enfant, juge Giacomina Deledda-Lucchini. Pour réagir moins à l’événement, mais davantage envisager l’enfant dans sa globalité. »
Dans ce suivi des situations, le lien avec le signalant qui a envoyé l’IP est important. L’équipe lui fait toujours un retour de sa décision et de ce qui en découlera. Car s’il n’est pas informé des suites, un signalant aura tendance à ne pas réitérer, jugeant le principe inutile. « Avec la CRIP, on a amélioré la prévention, affirme Christelle Belmer. Sans elle, beaucoup de situations n’auraient pas été traitées, parce qu’elles n’auraient pas été jugées assez importantes. Il y a moins de réticences à dire à la CRIP que l’on est inquiet. Cela permet aux partenaires de faire confiance à leur instinct. » Ce matin, Katia Moussaoui a compris, lors de son échange avec le directeur de l’école de musique ayant envoyé une IP concernant une jeune fille, que personne n’avait prévenu l’adolescente de cette démarche. « Il faut que son professeur de musique le lui explique, pour qu’elle comprenne ce qui se passe et que l’envoi de l’IP ne soit pas vécu comme une trahison », conseille-t-elle. L’assistante sociale informe aussi le directeur de son obligation de prévenir les parents. Pas toujours simple pour les signalants, mais les parents doivent être informés rapidement, pour pouvoir s’exprimer.
Régulièrement, les deux responsables de la CRIP vont sur le terrain rencontrer leurs partenaires et les informer sur leur action et sur la nature d’une information préoccupante. Un protocole a été mis en place entre les différents partenaires afin qu’ils puissent se connaître, parler le même langage et être rassurés sur le secret partagé. Les responsables rencontrent des directeurs d’école ou de crèche, des assistantes sociales, des magistrats ou encore des médecins. La sensibilisation porte notamment sur la façon de rédiger une information préoccupante. « Ce n’est pas facile, convient Firyel Abdeljaouad. L’IP doit rendre compte des faits et s’adresser à quatre destinataires : le parquet, à qui il faut parler d’articles de textes de loi ; le juge des enfants, qui sera sensible aux éléments de danger ; la famille, qui a accès au dossier ; et l’enfant lui-même, qui peut lui aussi le consulter. » Il s’agit aussi pour les responsables de former les partenaires à déceler les signes d’un enfant en situation difficile. « Malheureusement, poursuit la responsable, le système de protection de l’enfance repose sur la capacité de l’enfant à manifester qu’on lui fait du mal. C’est pourquoi les professionnels au contact des enfants doivent être attentifs à certains signes » : traces de coups, maladies répétées, énurésie, arrêt du développement, violence ou mutisme, par exemple. Ils doivent aussi veiller aux signaux d’alerte du côté des parents : rythme de vie inadapté, exigences démesurées, absence de soins ou d’attention, etc.
Enfin, l’équipe de la CRIP travaille en lien étroit avec les services médicaux, sociaux et éducatifs des circonscriptions du département. Dans le cadre du suivi du parcours de l’enfant, ses exigences peuvent d’ailleurs générer quelques frictions. « Les circonscriptions disposent de quatre mois pour faire une évaluation partagée, rappelle Giacomina Deledda-Lucchini. Ensuite, on les relance et on est amenés à porter un regard sur le contenu de l’évaluation afin de prendre les meilleures décisions. » Le problème est que les services ont parfois la désagréable impression d’être surveillés. Afin de contourner cette difficulté, la possibilité que la CRIP dispose de sa propre équipe d’évaluation mobile a déjà été évoquée. « Il faudrait trop de personnels, répond la responsable adjointe, et le territoire est déjà doté pour cette mission. Il est d’ailleurs important que les évaluateurs soient au plus près de l’environnement familial. » Par ailleurs, les services ne comprennent pas toujours pourquoi la CRIP leur demande de travailler avec les parents, quand eux souhaiteraient saisir l’autorité judiciaire. « Faire intervenir le juge comme tiers de rappel à la loi, d’accord, mais ce n’est pas une baguette magique, poursuit-elle. Il ne faut pas dessaisir les parents de leur légitime action éducative. Le terrain voit parfois nos avis comme un ordre venu de loin. Alors qu’on leur demande simplement de prouver, en ce cas, qu’il est impossible de travailler avec telle ou telle famille. »
Privilégier les solutions administratives à l’option judiciaire et faire passer en priorité la possibilité de travailler avec les parents, tel est le sens de la loi de mars 2007 qui a créé les CRIP. Mais sur le terrain, il n’y a pas moins de judiciarisations qu’avant, environ la moitié en Seine-Saint-Denis : à la CRIP 93, l’an dernier, 53 % des IP ont fait l’objet d’une demande d’évaluation pour privilégier un accompagnement administratif ; 43 % ont entraîné une saisine directe de l’autorité judiciaire, et 27 % après évaluation. Un échec ? Ce n’est pas l’avis de l’équipe. « Il s’agissait peut-être d’une ambition démesurée du législateur, réfléchit Firyel Abdeljaouad. Il y a des situations où l’on ne pourra jamais faire seulement avec l’administratif. » Quand les parents mettent vraiment l’enfant en difficulté ou qu’ils ont des fragilités psychologiques, il peut être impossible de faire alliance avec eux. « La faille de cette loi est que, dans certains cas, en donnant trop de temps à l’administratif, les juges nous disent voir arriver devant eux des situations dégradées », ajoute-t-elle, émettant une autre hypothèse sur ce nombre constant de judiciarisations : « Peut-être, à cause de certaines attitudes professionnelles, continue-t-on d’engendrer le refus des parents de collaborer ? Il faudrait que l’on s’améliore dans la construction d’un diagnostic vraiment partagé et non “gentiment” imposé aux parents. »
L’autre difficulté inhérente au fonctionnement de la cellule est la tension liée au fait d’être à la jonction de mondes aux temporalités différentes. « Le défi au quotidien, c’est de boucler nos dossiers dans les temps, soupire Florent Freneuil. La CRIP n’est qu’un élément d’une longue chaîne : il peut parfois s’écouler un an entre ce qui s’est passé et la réponse qu’on y apporte. Et de l’autre côté, il y a des enfants pour qui un mois, c’est énorme. » Les professionnels de terrain ont eux aussi du mal à vivre cette attente, face aux enfants qui souffrent ou aux parents qui les menacent. « On sait que c’est dur, on n’est pas exposés de la même manière, concède Giacomina Deledda-Lucchini. Mais ils voudraient l’immédiateté et nous ne sommes pas maîtres du temps décisionnel du parquet, qui ne gère pas que la protection de l’enfance. » La CRIP, par sa spécialisation et sa réactivité, mais aussi par son caractère de maillon, donne parfois l’impression d’être une berline rapide attelée à des 2 CV.
(1) CRIP 93 : Direction de l’enfance et de la famille – Aide sociale à l’enfance – 93006 Bobigny cedex – Tél. 08 00 00 00 93 –
(2) Voir ASH n° 2502 du 6-04-07, p. 21.