Lorsque j’ai prêté serment en tant qu’avocat, en 1993, j’avais déjà presque 34 ans. J’ai commencé à me passionner pour le droit pénal au travers des permanences pénales. Puis il y a eu ma rencontre, en 1995, avec un détenu qui avait subi des violences sexuelles en prison. C’est au travers de ce dossier qu’est né mon désir de m’investir pleinement dans le droit pénitentiaire. Il faut dire que, à l’époque, ce droit n’existait pas vraiment. Les procédures intentées par des détenus contre l’Etat étaient quasiment inexistantes. L’administration pénitentiaire, jusqu’à récemment, avait toute latitude pour gérer les situations des prisonniers, sans aucun contrôle. Lorsque j’ai rencontré ce client, le Conseil d’Etat venait tout juste de rendre son arrêt « Marie », grâce auquel le placement en cellule disciplinaire peut faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir devant le juge administratif. A partir de cette première brèche, j’ai obtenu ma première condamnation de l’Etat en 1999. Les procédures que je lançais concernaient des cas de viol, de suicide ou de meurtre en prison. Tout ce qui permettait d’engager la responsabilité de l’administration pénitentiaire. Ce n’est qu’à partir de 2005 que sont venues se greffer les procédures sur les conditions d’incarcération.
Ce domaine ne s’est ouvert qu’avec la loi 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes. A partir de janvier 2001, les avocats ont pu commencer à intervenir en prison pour défendre des dossiers de mise en liberté conditionnelle. Mon premier dossier, qui date d’ailleurs de cette période, concernait un client condamné à la perpétuité.
En partie parce qu’ils ne sont pas très prestigieux… du moins en apparence. C’est aussi un problème lié à la formation des futurs avocats. Les cours qui leur sont dispensés sur le droit pénitentiaire et l’application des peines sont survolés. Les jeunes avocats ne sont donc absolument pas armés pour intervenir face au JAP [juge de l’application des peines]. Se pose aussi la question de la rémunération. De fait, l’aide juridictionnelle est extrêmement faible mais, de mon point de vue, ce n’est qu’un prétexte. Lorsque vous commencez à être connu, les gens viennent vous voir parce qu’ils veulent une assistance de qualité et qu’ils pensent que vous allez vous investir à fond sur leur dossier. Ils sont prêts à payer des honoraires pour cela.
Le champ d’intervention de l’avocat en prison est devenu extrêmement large, même s’il reste peu exploité. Les détenus, prévenus ou condamnés, me sollicitent d’abord pour des questions touchant à l’exécution de leurs peines et d’atteinte à leurs droits, par exemple des problèmes de transfert d’un établissement à l’autre. C’est souvent pour des questions qui peuvent nous paraître minimes mais qui pour eux sont fondamentales, comme des problèmes de paquetage qui ne suivent pas d’une prison à l’autre. Par ailleurs, je suis de plus en plus saisi sur les conditions de détention. Des personnes incarcérées en maison d’arrêt me demandent de saisir un juge administratif afin d’obtenir une expertise de ces conditions d’incarcération. Enfin, il y a le champ de l’application des peines, qui peut concerner aussi bien des demandes de relèvement de la période de sûreté que de libération conditionnelle ou de suspension de peine pour raisons médicales. La suspension de peine est souvent un parcours du combattant, la grande difficulté étant de trouver un hébergement pour une personne en général âgée et malade. D’une façon générale, lorsque je rencontre un détenu, je réalise un audit complet de sa situation et, très fréquemment, je peux engager beaucoup plus de procédures que prévu à l’origine. Par exemple, je demande aux détenus travaillant en prison de montrer leur fiche de paie : neuf fois sur dix, l’administration pénitentiaire ne respecte pas les barèmes fixés par le décret de décembre 2010. J’ai donc un grand nombre de procédures de rappel de rémunération en cours devant le juge administratif.
Le premier a été Benoît Rousseau, à Nantes. En ce qui me concerne, ma première demande d’expertise d’une maison d’arrêt, en 2005, concernait la prison de la Bonne Nouvelle, à Rouen, qui était dans un piteux état. C’est à partir de cette procédure que ce type d’action s’est généralisé. La personne que j’assistais était incarcérée avec deux autres codétenus dans une cellule ne dépassant pas 12 m2 – loin des standards du comité européen pour la prévention de la torture, qui recommande un espace minimal individuel de 7 m2 par personne. Sans compter que les toilettes étaient situées au milieu de la cellule, sans aucune aération… Grâce à ces expertises réalisées par des spécialistes, nous disposons aujourd’hui de documents objectifs comparant les conditions de détention avec les normes sanitaires habituelles en collectivité. Cela permet de mettre sous le nez du juge les conditions précises dans lesquelles les personnes condamnées vivent. C’est d’abord sur cette base que je fais condamner l’Etat.
Ce sont des alliés très précieux. J’entretiens des rapports excellents avec des CIP de Val-de-Reuil, de Châteaudun, de Poissy ou encore de Fresnes. Ils sont débordés par tous les dossiers qu’ils ont à gérer et, lorsqu’un avocat s’investit auprès d’un détenu, ils y sont sensibles. En général, ils apprécient que je participe à la préparation des projets de sortie. Mais pour cela, il faut sortir du rôle classique de l’avocat, par exemple en aidant à trouver un hébergement, un emploi ou une formation. De mon point de vue, le rôle de l’avocat en prison ne consiste pas simplement à défendre son dossier devant le JAP. Il doit intervenir dès le début sur le projet de sortie. Certains de mes confrères critiquent cette conception du métier, mais je leur réponds d’aller voir en prison ce qu’attendent les gens. De toute façon, on ne peut pas passer outre le CIP. Il donne son avis dans la synthèse socio-? éducative, avant le débat contradictoire, et il dispose des leviers administratifs pour déclencher les procédures et les déplacements extérieurs.
Jean-Marie Delarue est quelqu’un que j’apprécie énormément en raison de ses qualités humaines et de sa capacité d’écoute. Je travaille avec lui en amont parce que je considère que cela fait partie de mon rôle d’avocat de l’alerter sur ce qui se passe dans les prisons. Nous sommes malheureusement très peu à le faire. Seulement 4 % des saisines du contrôleur proviennent des avocats. En aval, j’utilise ses rapports de contrôle pour bâtir mes procédures d’expertise des prisons. Et comme ses rapports ne sont pas susceptibles de déboucher sur une sanction, les procédures que nous menons leur donnent, d’une certaine façon, une force exécutoire.
Le véritable problème est qu’il y a trop de détenus. Il faut donc diminuer la surpopulation carcérale. Et je suis convaincu qu’il n’y a pas de meilleur levier que les procédures engagées contre l’Etat. Les dommages et intérêts s’accumulent et, au bout d’un moment, l’Etat ne pourra pas faire autrement que de prendre le problème à bras-le-corps. Il faut aussi que le robinet en amont soit beaucoup moins ouvert. La population carcérale est composée à 80 % de personnes condamnées à moins de deux années de prison. C’est dramatique ! Il faut développer les alternatives à l’incarcération, comme la surveillance électronique ou le placement en chantier extérieur. On verra alors baisser mécaniquement le nombre de détenus dans les maisons d’arrêt. Il faut aussi réfléchir à la conception des nouvelles prisons. On construit des établissements immenses qui créent un appel d’air énorme. Dans son premier rapport, Jean-Marie Delarue préconisait plutôt des prisons à taille humaine, proches des centres-ville. Il n’est pas possible de se passer de la prison, mais on peut réduire son champ au maximum. L’objectif est d’obliger le pouvoir judiciaire à n’incarcérer que lorsqu’il n’y a aucune autre solution.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Avocat pénaliste au barreau de Rouen, Etienne Noël est spécialiste du droit pénitentiaire et de l’application des peines. Il est également membre du conseil d’administration de l’Observatoire international des prisons. Avec Manuel Sanson, il publie Aux côtés des détenus. Un avocat contre l’Etat (Ed. François Bourin, 2013).