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Préserver la planète père

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A Lille, depuis 2009, l’association ABEJ propose aux parents sans domicile fixe un soutien à la parentalité. Elle organise notamment des après-midi récréatifs et des week-ends pour offrir un cadre de rencontre entre des pères en difficulté et leurs enfants.

Trois pas, un lancer hésitant, mais toutes les quilles sont renversées : un strike ! Petit lutin blond, Louise (1) saute de joie dans les bras de son père. Seuls des hommes sont inscrits à cette partie de bowling : des pères avec leurs enfants, accompagnés par le dispositif de soutien à la parentalité de l’ABEJ, association d’accueil et d’hébergement des personnes sans domicile fixe, à Lille (2). « On n’a pas forcément l’argent pour leur payer ce genre d’activité, surtout en fin de mois », note l’un d’eux. Mais c’est surtout le toit qui manque. Sans lieu pour accueillir leur enfant, de nombreux parents sans abri ou aux logements provisoires abandonnent l’espoir de le voir. « Dans la rue, ce n’est pas simple. Je préfère laisser mon enfant bien au chaud », explique Patrick M.

DIX ANS POUR RÉPONDRE À LA PARENTALITÉ

Le projet est né en 2009 d’un constat des assistantes sociales de l’accueil de jour de l’ABEJ, chargées de l’accompagnement social de personnes en difficulté. « Nous nous sommes interrogées sur ces pères qui venaient régulièrement nous voir en sortant de leurs portefeuilles les photos de leurs enfants », se souvient Laure Cann, assistante sociale formée à la médiation familiale. Elle est aujourd’hui responsable du service parentalité de l’ABEJ, sur un trois-quarts temps. « Nous avions tendance à balayer le sujet, en leur disant : “Nous verrons cela quand vous irez mieux.” » Le sujet n’entrait pas dans les questions traitées habituellement (santé, logement, minima sociaux, etc.). Stéphanie Haegman, assistante de service social et membre du comité de pilotage parentalité, le confirme : « Avec le nombre de personnes accompagnées, nous n’avons pas toujours l’occasion de creuser les histoires familiales. » Laure Cann renchérit : « On reste sur la pyramide des besoins de Maslow [3], où l’alimentaire est au premier niveau et le relationnel au dernier. Mais tout est lié : pourquoi manger si on est seul ? On a plus de plaisir à partager son repas avec quelqu’un qu’on aime. » Elle le sait, la parentalité est une thématique qui a émergé « en 1993, mais qui a mis dix ans à arriver jusqu’aux travailleurs sociaux ». Laure Cann se souvient en particulier de l’action innovante lancée par la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (FNARS) en 2006 dans les centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS).

Le besoin est pourtant patent. « Pendant cinq ans, j’ai vu ma fille avec des trous de deux, parfois cinq mois », témoigne Raphaël Z. Le juge avait autorisé une visite de cinq heures mensuelles qui se déroulait, faute de mieux, dans les locaux d’une PMI de Lille. « Là-bas, on n’a même pas d’autorité sur notre enfant. J’ai ramené une bouteille de jus de fruits pour ma fille, on m’a dit qu’il ne fallait pas, qu’elle avait mal au ventre. » Sans tenir compte du geste d’attention du père. Raphaël poursuit la liste de ses griefs : « On ne peut pas sortir de la structure, on ne peut pas croiser le conjoint, il faut arriver un quart d’heure avant et partir avant qu’il ne revienne. C’est vraiment débile. Vous prenez des gars en prison, ils voient plus leurs enfants que moi. » Par manque de lieux adaptés, les pères sans domicile sont en effet reçus dans les dispositifs imaginés pour les enfants placés, avec famille abandonnique ou maltraitante. Or, en grande majorité, ils ont un casier judiciaire vierge et le juge aux affaires familiales leur a accordé un droit de visite, comme à tant d’autres pères confrontés à un divorce ou à une séparation. Ce que confirme Isabelle Ivanoff, responsable de l’unité territoriale de prévention et d’action sociale Lille-Moulins, qui travaille en coordination avec l’ABEJ sur ce thème : « C’est un formidable vide. Il y a déjà peu d’aides dans les dispositifs de droit commun pour les pères séparés de leurs enfants qui ne les voient qu’en garde épisodique. Alors, quand ces pères connaissent en plus une absence de logement, c’est encore plus difficile. Pourtant, si on ne travaille pas aussi en direction des pères, on manque une partie du problème. L’ABEJ mène une action pertinente. »

Mais pour les pères sans domicile fixe, la suspicion demeure. Laure Cann se rappelle qu’au début elle a dû batailler pour que les enfants puissent dormir dans la même chambre que leur parent, et ainsi reconstituer la cellule familiale. Le premier réflexe avait été d’imaginer des dortoirs séparés, d’un côté les pères, de l’autre les enfants. « Il faut préserver la planète père », insiste-t-elle. Autre difficulté, les délais judiciaires, difficilement compréhensibles pour ceux qui vivent au jour le jour. Laure Cann évoque un père qui n’a pas vu son fils de 4 ans depuis cinq mois et qui est dans l’attente d’une décision de justice qui devrait arriver le 18 juin. « Pour les juges, c’est demain. Pour un petit garçon de 4 ans, cela représente des jours », souligne l’assistante sociale.

A l’origine, l’ABEJ a testé le dispositif en organisant trois week-ends en gîte rural. Tout a failli s’arrêter là, pour une question de financement – le budget est de 30 000 € par an, salaire compris. « L’équipe a signé un courrier pour que le conseil d’administration revienne sur sa décision », témoigne Stéphanie Haegman. Car les bénéfices de ce soutien à la parentalité ont été tout de suite perçus par les travailleurs sociaux. Stéphanie Haegman, qui a participé à l’un des premiers séjours, en est revenue ressourcée : « Je connaissais un monsieur avec une addiction assez forte, qui traversait des périodes de forte dépression. Le voir sous ce jour, prévenant avec son enfant, m’a fait du bien. Je me suis dit qu’il y avait là un élément sur lequel nous pouvions travailler. » Un levier sur lequel les travailleurs sociaux n’ont pas toujours les moyens de s’appuyer.

ACCEPTER L’ALÉATOIRE

Gérer un service parentalité dédié aux personnes sans domicile, c’est aussi accepter l’aléatoire. A l’origine, une partie de pêche était prévue le 25 mai. Mais à la réunion préparatoire de la sortie, dix jours avant, ils n’étaient que trois présents, et peu motivés : Jean-Michel B. risquait d’être opéré ; Michel T. n’aime pas la pêche ; Raphaël Z. n’a pas la garde de sa fille le jour fixé : « C’est la fête de l’école de son petit frère », explique-t-il. « Je vous rappelle le projet, pose Laure Cann. Nous devions congeler les truites et les manger ensemble le week-end d’après. » Finalement trop compliqué, on se rabat sur une autre proposition – le bowling – suggérée par Michel. « On ne sort qu’à midi pour revenir à 17 heures, justifie ce dernier, on ne peut pas aller trop loin. » Jean-Michel est chargé de collecter les renseignements pratiques : heures d’ouverture, prix. L’assistante sociale appelle d’autres usagers, essaie de voir quelle mobilisation elle peut espérer. Mais, jusqu’à la veille, elle n’était pas assurée de maintenir la sortie. Finalement, c’est un succès : ils étaient cinq avec leurs enfants à être présents au point de rendez-vous. La réunion préparatoire a été aussi l’occasion d’évoquer le week-end en gîte rural des 15 et 16 juin, pour la fête des pères. « Il faut que je voie avec ma fille. Si le beau-père est là, je ne peux pas lui parler », glisse Jean-Michel. « Vous savez, vous avez peut-être besoin d’être accompagné, si cela ne se passe pas bien avec le nouveau conjoint de votre femme », propose Laure Cann. Il secoue la tête : « Je vais l’appeler au téléphone. »

UNE ACTION SOUTENUE PAR UN COMITÉ DE PILOTAGE

Car le rôle du service parentalité de l’ABEJ va plus loin que la simple organisation de sorties : « C’est la partie émergée de l’iceberg, note l’assistante sociale. Beaucoup de travail se fait hors week-end avec, par exemple, des petites sorties d’une heure pour reprendre contact avec l’enfant. » Ce qui veut souvent dire revoir la mère, qui peut craindre de laisser son enfant avec son ex-conjoint, même pour quelques heures. Des inquiétudes compréhensibles face aux fragilités de pères en difficulté, souffrant parfois d’addictions. Laure Cann joue alors les médiatrices, négocie les visites, rassure en proposant sa présence. Organiser un soutien à la parentalité, c’est aussi gérer un parcours, avec ses hauts et ses bas, le ponctuer de réunions et d’entretiens réguliers pour assurer le suivi. « Dans notre public, ils sont peu nombreux à pouvoir partir en week-end avec leurs enfants. Il faut des personnes avec des capacités pour rebondir, qui puissent s’organiser et qui n’ont pas une estime de soi trop dévalorisée », explique Laure Cann. Beaucoup s’excluent eux-mêmes du processus : les enjeux sont trop lourds à porter. Ce qui explique aussi l’impossibilité de prévoir qui répondra présent pour une sortie ou un week-end. Un père traverse une mauvaise passe : il ne répondra plus au téléphone et évitera les rendez-vous. Le service doit aussi tenir compte de l’enfant, ne pas susciter de faux espoirs. Sans compter que certaines demandes posent problème. Comme celle de cet homme, violent lorsqu’il s’alcoolisait, et qui doit faire face au refus de son fils de le revoir.

Pour toutes ces raisons, Laure Cann est appuyée dans son travail par un comité de pilotage. « Nous ne laissons pas Laure seule dans la prise de décision, précise Stéphanie Haegman. S’il y a eu des antécédents de maltraitance, jusqu’où peut-on aller dans le maintien du lien ? Nous gardons à l’esprit l’intérêt de l’enfant. Quand la relation n’est pas bénéfique pour lui, elle s’arrête. » Le comité se réunit tous les deux mois. Il est composé du directeur du pôle accueil de l’ABEJ, d’un chef de service, d’une assistance sociale, de deux psychologues – l’un appartenant à l’association et l’autre travaillant en extérieur –, de la présidente des bénévoles et d’un membre du conseil d’administration. Le comité travaille en ce moment sur la définition des critères d’évaluation de l’action. Un sujet délicat : « La plus-value de notre travail est difficilement quantifiable et ne se mesure que sur le long terme. Ce sont parfois de petites choses, une amélioration de l’hygiène. Nous ne sommes pas dans des situations où, le mois après avoir rétabli une relation parentale, la personne retrouve un logement et du travail », note Stéphanie Haegman.

Tous les quinze jours, Laure Cann assiste également à la réunion d’équipe de l’accueil de jour. Le soutien à la parentalité constitue en effet un outil complémentaire pour les autres travailleurs sociaux, et disposer d’un référent uniquement dédié à cette question est pour eux un avantage important. « Nous conservons l’accompagnement social classique, décrit Stéphanie Haegman, et Laure prend en charge la médiation familiale avec l’organisation des après-midi récréatifs. Mais nous communiquons sur chaque situation. Si un usager ne vient plus aux rendez-vous fixés, je vois ce qu’il en est avec Laure. Je pense à un monsieur qui ne me sollicite plus mais qui garde le “suivi parentalité”. Laure ne lui parle pas de ses absences car peut-être, en ce moment, il ne peut pas faire plus. » La professionnelle est catégorique : un même travailleur social ne peut pas porter les deux casquettes. « Il faut dissocier les rôles : la relation tissée avec les pères est très forte et génère beaucoup d’émotions chez eux. » Ce qui veut dire que les frontières doivent être respectées : Laure Cann a déjà cédé à la tentation d’évoquer son budget avec un usager qu’elle savait en difficulté, alors qu’il offrait un deuxième ballon gonflé à l’hélium à son enfant. « Il m’a dit que ce n’était pas mon affaire, et il avait raison », sourit-elle. Autre cadre à poser, celui des accompagnants qui partent durant les week-ends en gîte avec les usagers et leurs enfants. Le comité de pilotage a travaillé, là aussi, à la définition de leur rôle. Ce sont des bénévoles ou des stagiaires de l’association. Ils doivent rester dans une position d’observateur, ne pas faire à la place du père, pour que celui-ci reste responsable de son enfant. Ils sont des facilitateurs de la logistique et un soutien éventuel si un père en ressent le besoin.

UN PROJET PRÉSENTÉ À TOUS LES CHRS DE LILLE

Le soutien à la parentalité est proposé dans tous les secteurs de l’ABEJ : hôtel social, halte de nuit, accueil de jour adultes et jeunes errants. Laure Cann organise des permanences et reçoit aussi beaucoup sur rendez-vous en répondant aux sollicitations de ses collègues. L’an dernier, 35 usagers étaient engagés dans un suivi parentalité ; ils étaient 18 en 2011. L’assistante sociale peut aussi gérer des demandes venant d’autres associations. Elle a en effet présenté le projet à tous les CHRS de la métropole. Dès qu’un usager émet le souhait de renouer un lien familial, sa porte est ouverte. Lors du premier entretien, elle essaie de reconstituer le dossier judiciaire, les droits de visite et de garde. Elle reprend éventuellement contact avec l’avocat. Parfois, le dossier est complexe, comme pour cet homme père de huit enfants issus de trois unions, pour lequel il faut retrouver les jugements successifs. Elle pose ensuite les premiers jalons afin que le père renoue un lien avec son enfant et joue les intermédiaires avec les mères et les institutions. L’un de ses premiers gestes est en général d’envoyer un courrier à l’école, « pour que les pères soient informés et reçoivent tous les documents scolaires ». Une obligation légale que tous les établissements ne connaissent pas.

Ce jeudi, Jordan V. est en entretien avec Laure Cann. Il n’a pas rencontré sa fille de 4 ans depuis plus de deux ans. Le juge lui a accordé un droit de visite et il doit transmettre à l’assistante sociale une photo de lui et une lettre pour la petite. Mais ennuis de transports, de boulot… il n’a pas eu le temps. L’assistante sociale ne pose pas de questions et lui tend une feuille de papier et un crayon. Dynamiser la démarche, c’est son rôle. Elle n’hésite d’ailleurs pas à prendre contact avec d’autres partenaires quand c’est nécessaire. Comme le café d’enfants Les Potes en Ciel. Elodie Schoen, coordinatrice de l’association, témoigne : « L’ABEJ a pris contact avec nous, car il y avait un souci pour les pères ayant un droit de visite qui se retrouvaient avec leurs enfants dans les fast-foods. Ce ne sont pas les lieux les plus évidents pour construire une relation avec son enfant. » Au café des enfants, la porte leur est ouverte et l’ABEJ prend en charge l’inscription et les frais de participation. Une dizaine d’usagers y ont ainsi été orientés. « Nous sommes dans une complémentarité des pratiques professionnelles », note Elodie Schoen. Laure Cann souhaite désormais étendre son action à d’autres types de liens familiaux. Depuis la fin 2011, elle expérimente ainsi une permanence à l’accueil de jour des jeunes errants, le Point de Repère, pour tenter d’aider les moins de 25 ? ans à renouer avec leurs parents.

Au bowling, samedi après-midi, les pères n’ont pas tous le même niveau de complicité avec leurs enfants. Entre Jean-Luc et sa fille de 17 ans, quelques mots sont échangés, c’est un apprivoisement réciproque qui est en cours. Laure Cann a apporté les photos de la sortie précédente, dans un parc d’accrobranche. Cédric et son fils se blottissent l’un contre l’autre pour les regarder. C’est entre Michel et sa fille Louise que la relation est la plus aboutie. Il a longtemps dormi dans sa voiture, avant d’être hospitalisé pour une maladie grave. Il a désormais un logement et une vie stable. Sa fille a été placée dans une famille d’accueil, mais le juge l’a autorisé à récupérer sa garde dès septembre. « La mère est absente de la relation », précise la médiatrice. En attendant, il profite de toutes les occasions offertes par l’ABEJ pour voir Louise. Il sourit : « Ma fille, c’est mon remède. »

Notes

(1) Les prénoms ont été modifiés à la demande des personnes concernées.

(2) ABEJ Solidarité : 9, avenue Denis-Cordonnier – 59000 Lille – Tél. 03 28 55 31 75 – siege@abej-solidarite.fr.

(3) La pyramide des besoins schématise une théorie élaborée à partir des observations du psychologue Abraham Maslow sur la motivation. L’individu hiérarchise ses besoins : par exemple, l’eau et la nourriture avant le logement, puis les relations sociales.

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