Il existe aux yeux de nombreuses personnes une ligne de démarcation à la fois économique, sociale et même ethno-raciale entre Paris et sa banlieue, du moins la banlieue populaire des grands ensembles. Le périphérique en constituerait la frontière à la fois physique et symbolique. Celle-ci est pourtant loin d’être étanche, puisqu’une grande partie des jeunes du 93 vont couramment à Paris grâce aux transports en commun. Ce qui m’intéressait, c’était justement de comprendre la façon dont ils traversent cette frontière et l’usage qu’ils font de la capitale. Car ils n’ont pas un usage homogène de Paris, seule une partie de la ville leur paraît socialement et culturellement accessible.
Pour utiliser le jargon sociologique, il s’agissait d’une enquête en participation observante. Ce qui signifie que j’étais moi-même impliqué en tant que professeur de sciences économiques et sociales durant six ans dans plusieurs lycées de Seine-Saint-Denis. J’ai profité de cette position privilégiée pour observer les élèves lors des visites scolaires que nous organisions dans des quartiers de la capitale qu’ils ne fréquentent pas spontanément. Je tenais régulièrement un carnet d’observations ethnographiques. J’ai en outre effectué de nombreux entretiens, individuels et en groupe, et ai diffusé un questionnaire anonyme auquel près de 300 élèves ont répondu.
En Seine-Saint-Denis, la condition de lycéen est déjà privilégiée par rapport à celle de beaucoup de parents. Y accéder est un premier signe de réussite, en dépit des difficultés que peuvent rencontrer les jeunes vivant dans les cités populaires. Ces élèves souhaitent pour la plupart poursuivre leurs études et réussir professionnellement. Ils se sentent tout à fait intégrés à la société française. Pour eux, ce n’est même pas une question. Ils ne contestent pas le système. Ils croient à la mobilité sociale, à la méritocratie, à l’égalité des chances…
Il y a évidemment une dimension pratique, avec l’existence d’un nœud de transport important. Mais ça n’explique pas tout. Ces jeunes pourraient aussi bien aller jusqu’au jardin du Luxembourg, également accessible en RER et, à certains égards, plus plaisant. L’avantage du quartier des Halles est de bénéficier à la fois d’une centralité au cœur de Paris et d’un environnement urbain qui n’est pas intimidant pour eux. C’est le « Paris quotidien », celui qui leur permet d’être soi dans les rues de la ville. Ce n’est pas le Paris de la grande culture, celui des profs, symboliquement violent, même s’ils n’en contestent pas la légitimité. Aux Halles, ils ne se sentent pas observés, ce qui est le cas dans d’autres quartiers où leurs vêtements et leurs attitudes détonnent, surtout lorsqu’ils sont en groupe. Ils en sont d’ailleurs très conscients. C’est ce que Pierre Bourdieu appelait « l’incorporation des structures sociales ». Dans les beaux quartiers, « le blanc Paris », ces jeunes ressentent une forte illégitimité sociale et culturelle. Ils se vivent comme des touristes qui ne maîtrisent ni les lieux ni les codes de conduite. Je l’ai souvent constaté lors de sorties scolaires. Au contraire, aux Halles, ils retrouvent d’autres jeunes comme eux ainsi que les objets de consommation et de culture populaire qui leur sont familiers. Faire les boutiques du forum comporte ainsi une réelle dimension intégratrice. Participer à la consommation de masse est aussi une façon de prouver son intégration. Enfin, le quartier des Halles est un lieu de rencontre entre garçons et filles. On peut y aller en petits groupes informels rencontrer des jeunes d’autres quartiers sans sentir peser sur soi le regard du grand frère, des copains ou de la famille. Il y a plus de marges de liberté.
C’est le « Paris poubelle », dont le rejet s’explique par un phénomène, typique en sociologie urbaine, de dénigration latérale ou de microdistanciation. Si je suis stigmatisé en tant que jeune de banlieue, j’ai besoin à mon tour de stigmatiser d’autres groupes. D’où leur rejet des quartiers populaires du nord ou de l’est parisien, d’autant plus puissant qu’il s’agit de la capitale. C’est une façon de revaloriser leur propre quartier par comparaison. Ils reproduisent ainsi les stéréotypes que d’autres leur appliquent, notamment l’image de l’étranger qui ne travaille pas, parle fort et vend de la drogue. Cette forme de requalification symbolique se comprend si l’on est conscient du fait qu’eux-mêmes subissent en permanence un regard critique et stigmatisant, que ce soit dans les médias et les discours politiques ou au travers d’une multitude d’expériences quotidiennes, comme les contrôles d’identité au faciès. Ces expériences sont vécues de façon très émotionnelle parce qu’il s’agit d’adolescents et qu’elles renvoient à des situations d’injustice fortes.
Oui et non. Au sein d’un groupe scolaire en visite à Paris, il n’y a pas de différences. Le sentiment d’illégitimité sociale et culturelle qu’ils éprouvent est identique. En revanche, individuellement, les filles portent moins le stigmate de la banlieue que les garçons. Quand on pense « racaille », on a en tête plutôt l’image d’un adolescent en survêtement avec sa capuche sur la tête. Ce stéréotype pèse beaucoup moins sur les filles. Par ailleurs, elles sont en général davantage dans une logique centripète que les garçons, plus repliés sur le groupe et le quartier. C’est-à-dire qu’elles développent plus volontiers leur sociabilité à l’extérieur du quartier. Ce qui est aussi un facteur facilitant pour la suite de leur parcours scolaire ou professionnel.
Des travaux de sociologie, repris par les médias et les responsables politiques, ont popularisé l’image du ghetto s’agissant des cités populaires de banlieue, mais sans véritablement lui donner un contenu. Or le questionnaire que j’ai diffusé montre que seuls 22 % de ces jeunes disent vivre dans un ghetto. A l’inverse, ils sont 67 % à penser que ceux qui n’habitent pas en banlieue perçoivent leurs cités comme des ghettos. Pour eux, cette image renvoie avant tout à une réalité étrangère, en particulier américaine, ou historique, avec les ghettos de la Seconde Guerre mondiale. Pour certains, le ghetto, c’est aussi la cité d’à côté mais pas la leur. Là encore, on voit à l’œuvre un mécanisme de déplacement du stigmate afin de repousser une représentation vécue comme quelque chose d’infamant et ne correspondant pas à la réalité. Ce qui ne signifie pas qu’il n’existe pas de problème de marginalisation, de paupérisation et même de ghettoïsation dans certains quartiers de Seine-Saint-Denis. On peut en discuter mais utiliser de but en blanc le terme de ghetto paraît problématique.
En venant à Paris, ces jeunes bougent géographiquement mais aussi mentalement. Ils se projettent dans l’avenir. Eux aussi voudraient bien habiter les beaux quartiers. Pour beaucoup, la référence en termes de réussite, c’est Djamel Debouze, qui est passé de Trappes à Saint-Germain-des-Prés. Le problème est qu’ils savent qu’ils n’ont pas tout à fait leur place dans la société actuelle. On les perçoit d’abord comme des immigrés alors qu’ils se vivent comme des Français comme les autres avec des racines étrangères. Ils ont les mêmes références culturelles que les jeunes de leur âge. Et s’ils ne possèdent pas les codes des beaux quartiers, c’est d’abord parce que ce sont des enfants des classes populaires. De ce point de vue, ils sont confrontés aux mêmes problématiques que les « petits blancs » des villes de province.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Fabien Truong est sociologue, responsable de master au département de sociologie de Paris-8, en collaboration avec l’UPEC. Il a réalisé en 2012 une étude ethnographique : « Au-delà et en deçà du périphérique. Circulations et représentations territoriales de jeunes habitants de Seine-Saint-Denis dans la métropole parisienne » (