« En décembre 2011, quatre d’entre nous publiaient une tribune invitant à réinvestir l’action sociale dans sa fonction politique de transformation de la société. Une alternance gouvernementale plus tard et au moment de la mise en œuvre d’un plan quinquennal de lutte contre la pauvreté annonçant la tenue d’“états généraux du travail social”, où en sommes-nous ?
La société française – a fortiori la société européenne – est encore plus fortement en tensions. Celles-ci traversent tous les domaines de la vie sociale avec des conséquences essentielles pour l’action sociale, ses organisations et ses acteurs. L’urgence de redessiner une finalité à l’action sociale n’a pas échappé au gouvernement. Entre une vision normative et procédurale des interventions sociales et une perspective émancipatrice et transformatrice de l’action sur la société, un certain nombre de questions vitales pour la cohésion sociale doivent être traitées. Celles qui touchent aux conceptions de l’action sociale et donc de la solidarité nationale, à la représentation des personnes, aux modalités de régulation des initiatives de la société civile, notamment au travers du mouvement associatif, mais aussi à la conception de la responsabilité et de la solidarité.
Ce n’est pas en termes d’alternatives que ces tensions doivent être analysées mais comme des champs de forces qui traversent les actions et la société dans son ensemble. Ce qui nous importe n’est pas d’identifier une mauvaise et une bonne tendance (la “mauvaise” rationalisation et la “bonne” promotion de la citoyenneté). Ce qui nous occupe, c’est d’ouvrir des pistes d’action concrètes susceptibles de produire un changement de société par l’action sociale en réduisant la prévalence des problèmes sociaux, en redéfinissant le rôle et la place de l’action sociale par un réencastrement des objectifs d’intégration et de solidarité au cœur même du fonctionnement de la société. C’est pourquoi, dans les lignes qui suivent, nous invitons à envisager les vecteurs qui permettent effectivement de tendre à promouvoir une société solidaire. L’idée qui guide notre réflexion est de dépasser la simple dénonciation. Pour qu’elle “ne soit pas une échappatoire à notre désillusion, à notre impuissance, […] il nous faut laisser ouvert le paradoxe de la dénonciation et de la construction, ici et maintenant, dans les simples réalités que nous rencontrons” (2).
Le plan de lutte contre la pauvreté affiche, en préambule, la volonté de mettre un terme aux discours de stigmatisation des personnes accueillies ou accompagnées par les dispositifs sociaux. Si ce préalable est incontournable, il ne peut pour autant se limiter à une vague incantation autour du thème de la citoyenneté. La participation de tous à la vie de la cité est une exigence démocratique qui demande de revisiter les pratiques. La solidarité ne se construit pas uniquement par des mots mais en actes, au cœur de la relation d’aide, de l’accompagnement, de l’acte éducatif, pédagogique, thérapeutique, de la prise en compte des personnes dans leurs attentes et leurs choix de vie.
Les registres qui sont alors convoqués sont ceux de la coresponsabilité à partir d’un “savoir-faire ensemble” – savoir partagé et faire ensemble dans une dynamique de coaction (3) – jusque dans la dimension subversive des pratiques. Il s’agit de passer de l’usager, objet d’une intervention sociale, au citoyen, co-acteur et co-auteur de son projet, détenteur d’un pouvoir d’agir sur son existence, avec d’autres.
C’est par le développement social local que la capabilité des habitants peut être mobilisée, comme nous y invitent 34 directeurs généraux des services de conseils généraux (4). Ils ouvrent une question fondamentale : l’action sociale est-elle une charge qui grève les budgets publics ou un investissement qui prépare l’avenir ?
Le vecteur qui permettra de dépasser la vision à court terme de la dépense pour intégrer l’idée d’un investissement solidaire pour l’avenir de la société est celui de l’économie. Dans un contexte d’augmentation des problèmes sociaux et de tensions financières, desserrer la contrainte implique de consolider les dispositifs de solidarité nationale, de les réarticuler aux solidarités de proximité et d’intégrer des objectifs sociaux dans chacune des politiques publiques. Cela nécessite donc un changement de vision des questions économiques, dépassant les seules approches financières et monétaires, pour une économie pluraliste qui intègre toutes les dimensions – et tous les potentiels – des échanges sociaux, depuis la gratuité du don jusqu’à la pluriannualité des engagements et aux indicateurs de développement humain des retours sur investissement. Une économie plurielle, laissant sa place à l’économie sociale et solidaire. En ce sens, le social, au-delà même de la seule action sociale, est producteur de richesses (5).
La tendance technocratique et centralisatrice des formes de régulation de l’intervention sociale (agences régionales de santé, appels à projets et pratiques de mise en concurrence, analyse des besoins selon le seul point de vue gestionnaire…) creuse, aujourd’hui, l’inadéquation des réponses aux besoins alors que leur observation fine est un enjeu central de démocratie sanitaire. Cet hiatus creuse le fossé de la distinction sociale. Nous assistons à des “stratégies qui sont issues des acteurs les plus à même de s’organiser ou de peser sur les choix qui sont faits, laissant de côté d’autres catégories d’acteurs n’ayant pas les mêmes capacités, au détriment de certains besoins” (6).
Pour ouvrir un espace d’action aux citoyens, il faut déplacer la question de l’initiative du seul épicentre techno-administratif vers le pouvoir d’agir des habitants, sur les territoires, là où ils vivent et nouent des solidarités de proximité, là où ils “bricolent” des réponses à leurs besoins. Cela suppose pour les professionnels de l’action sociale qu’ils retrouvent le goût – la motivation, l’énergie – d’une proximité engagée auprès des personnes, sur la base de critères renouvelés de l’utilité sociale, d’une observation partagée, qui mobilise l’imagination et la créativité dans la co-construction des réponses. Cela suppose aussi de mettre fin au caractère systématique des appels à projets et à la multiplication des commissions de sélection d’appels à projets.
Conçues par certains comme de simples “offreurs de service”, instruments exécutant docilement les politiques sociales, outils soumis à l’effet ciseau d’une pression normalisatrice et d’une restriction des ressources publiques, les associations sont à un croisement de leur histoire. Soit elles cautionnent leur émiettement identitaire et leur effacement du débat public dans des luttes d’intérêts égocentriques et des logiques hégémoniques de développements autosuffisants, soit elles réinvestissent leur capacité créatrice de proximité et leur fonction tribunitienne, leur capacité à prendre la parole dans l’agora républicaine.
Le déplacement à réaliser dans ce champ de tensions concerne plusieurs niveaux qui doivent être saisis ensemble. Il s’agit tout d’abord de refonder la place des associations aux côtés de la puissance publique comme partenaires, forces de proposition, contributeurs de premier plan des politiques sociales, de leur conception, de leur mise en œuvre et de leur évaluation. Tenir cette position suppose de revisiter la représentation du mouvement associatif du secteur sanitaire, social et médico-social en renforçant le rôle et la représentativité de leurs fédérations. Il s’agit ensuite de leur capacité à produire une analyse critique des phénomènes sociaux à partir de leur connaissance en proximité des besoins des publics dans un mouvement qui suppose “la contribution à l’action de la société sur elle-même, autrement dit la visée de transformation sociale” (7). Il s’agit enfin de mobiliser les acteurs associatifs et, parmi eux, les professionnels. Pour cela, nous devons créer “les conditions de mobilisation militante des professionnels [afin qu’ils] soient effectivement au cœur des enjeux de la gouvernance associative” (8).
Sans pouvoir être exhaustif dans l’espace de cette tribune, nous évoquerons cette tension centrale de la vie sociale qui va de l’individu, pris en compte dans la singularité de son parcours de vie et de ses besoins propres, au collectif, qui intègre chacun dans un vivre ensemble.
Le passage de l’individu au collectif, de la responsabilité personnelle à la responsabilité partagée, ne peut se faire que par le vecteur de la solidarité. C’est elle qui fonde une société d’égaux qui reconnaît chacun dans sa singularité, c’est elle qui justifie le principe essentiel de contribution/répartition. A l’opposé d’une politique assistancielle, il s’agit du fondement républicain d’une société laïque appuyée sur la liberté, l’égalité et la fraternité. Cette ambition est aujourd’hui menacée par une conception néolibérale des rapports sociaux : l’assurance individuelle pour les solvables, l’aide sociale pour les autres, ce qui signerait la disparition de la sécurité sociale dans son principe d’universalité. Il devient donc urgent de réintégrer l’action sociale dans les grandes fonctions sociétales de la formation des jeunes, de l’emploi, de l’habitat, des loisirs, de la consommation, de l’aménagement du territoire…, de croire à l’avenir à l’action sociale (9).
Les “états généraux du travail social” annoncés par le plan quinquennal de lutte contre la pauvreté ouvrent la perspective d’un large débat que nous entendons investir pleinement, de notre place de citoyens engagés dans l’action sociale.
Le présent texte n’est ni un manifeste, ni la base d’une nouvelle organisation de professionnels, mais l’amorce d’un débat, un espace ouvert de réflexions qui demandent à être discutées, débattues, prolongées, complétées par d’autres thèmes, d’autres questions, d’autres enjeux. C’est pour cela que nous animons un site :
C’est pour cela que nous organisons une journée forum, ouverte à tous, le 13 septembre prochain à Paris (renseignements sur le site), qui permettra d’élaborer une contribution aux “états généraux du travail social” de début 2014 et, au-delà, de maintenir ouverte la question politique que pose l’action sociale à la société : “Repolitiser l’action sociale représente un des leviers, mais sans doute un des plus efficaces, pour initier un mouvement de refondation qui pourrait renouveler le projet de société dans son ensemble” (10). »
Contact :
(1) « Repolitiser l’action sociale », Bertrand Dubreuil, Roland Janvier, Johan Priou, Pierre Savignat, dans les ASH n° 2737 du 16-12-11, p. 27.
(2) « Du désenchantement à la résolution : repolitiser l’action sociale », Bertrand Dubreuil sur
(3) « Droit des usagers et démocratie locale », Yves Matho.
(4) Dans le texte « L’action sociale, boulet financier ou renouveau de la solidarité », Association nationale des directeurs généraux et directeurs généraux adjoints des régions et départements – Voir ASH n° 2761 du 25-05-12, p. 16.
(5) « Les financements et les moyens de l’action sociale », Roland Janvier et Johan Priou.
(6) « Quelques constats sur les difficultés à construire une observation partagée des besoins sociaux », Séverine Demoustier.
(7) « Rôle politique des associations et dimension de mouvement », Christine Chognot.
(8) « Mobiliser les ressources humaines associatives pour la transformation sociale », Bernard Cavat.
(9) L’action sociale a-t-elle un avenir ? – Pierre Savignat – Ed. Dunod, 2012 – Voir ASH n° 2762 du 1-06-12, p. 24.
(10) « Comment repolitiser l’action sociale dans un monde où tout est “trop”? », Roland Janvier.