C’est en effet le pédiatre et psychanalyste anglais Donald Woods Winnicott qui a émis cette idée d’une mère suffisamment bonne – « good enough mother », en anglais. La question de l’éducation, qui traverse la vie familiale mais aussi scolaire et professionnelle, nous confronte toujours à des environnements. Or Winnicott aborde la fonction maternelle en insistant, au-delà du seul lien mère-bébé, sur son caractère environnemental, d’abord dans la toute petite enfance, mais également par la suite dans son rapport au sujet en train de se construire. L’originalité de cet ouvrage collectif est qu’il réunit des chercheurs et praticiens travaillant dans différentes disciplines (sciences de l’éducation, psychologie clinique, linguistique, philosophie, etc.), tous ayant, de façon transverse, une référence à la psychanalyse.
Absolument pas. Cette phrase sur les métiers impossibles signifie plutôt qu’il est nécessaire d’accepter les hypothèses de l’inconscient pour mieux appréhender certaines conditions psychiques d’apprentissage et de transmission des savoirs, dans des liens sociaux intersubjectifs. Car le souci de Freud était de sortir d’une conception de la psychanalyse purement thérapeutique pour mettre au travail certaines de ses découvertes sur la sexualité infantile et le rôle des pulsions dans les domaines de la pensée et de la connaissance. Le lien entre psychanalyse et pédagogie existait dès le départ chez lui et s’est concrétisé très vite. L’un des auteurs de l’ouvrage, Florian Houssier, évoque ainsi l’école de Hietzing, fondée par Anna Freud en 1923 afin de faire le lien entre pédagogie et psychanalyse.
Le « good enough » de Winnicott est souvent traduit par « la mère adéquate, sans plus », pour indiquer qu’il n’existe justement pas de mère idéale, bonne ou mauvaise. Sachant que l’on peut élargir la notion de mère à l’ensemble familial, à l’équipe éducative et plus globalement à l’environnement social. En tant que cliniciens, notre rôle n’est pas de juger ce qui est bon et mauvais en matière éducative. Qui pourrait dire les critères précis d’une bonne éducation ? On sait très bien qu’il existe une pluralité de normes et de modèles éducatifs qui font sens auprès de sujets eux-mêmes ancrés dans une histoire psychique et sociale toujours singulière.
Si l’on reprend le modèle développé par Winnicott, il y a une adaptation de la fonction maternelle – qui peut d’ailleurs être occupée par un homme ou même une institution – aux besoins et aux désirs du bébé. Autrement dit, c’est la réponse de l’autre et de ses désirs qui introduit à la construction de soi. Les échanges psychiques et pulsionnels, dès le début de la vie, sont adressés à l’autre, éducateur ou parent, lequel s’identifie plus ou moins bien – parfois pas du tout – par rapport au psychisme de l’enfant.
La notion d’une éducation suffisamment bonne est utile pour les professionnels car elle relativise ou désidéalise ce qu’est l’éducation. Il faut peut-être se méfier d’être, au premier degré, un parent ou un éducateur idéal, car cela peut se traduire aussi bien par une ouverture positive que par une emprise néfaste. D’autant que beaucoup de parents ou de professionnels de l’éducation ont tendance à transférer sur les enfants dont ils ont la charge des rêves qu’eux-mêmes n’ont pas réalisés. En outre, il est impossible de savoir ce qui est déterminant dans le processus éducatif : l’environnement familial, social et culturel ou l’économie psychique intrinsèque de l’individu. C’est indissociable. En même temps, l’éducation humanisante est bien là. On ne peut pas se construire sans un autre, qui est d’abord un parent mais aussi un enseignant ou un éducateur.
On parle souvent de la « bonne distance » éducative. Je ne suis pas du tout certain qu’elle soit mesurable. Elle évolue selon les situations, les interactions sociales et éducatives et les transferts en jeu. Le sujet se construit par l’autre et avec l’autre, dans un mouvement d’identification et de contre-identification. Et ce que montrent un certain nombre de psychanalystes, c’est que cette distance éducative avec le parent, l’enseignant ou l’éducateur change. Elle n’est pas fixée une fois pour toutes. L’un des articles aborde la question de la distinction entre autorité et autoritarisme. Ce dernier serait de l’ordre d’une emprise sur l’individu, sans discussion, avec des valeurs plutôt comportementalistes signifiées et objectivées. Je crois pour ma part que l’autorité est plutôt un processus de construction où il s’agit de trouver des autres en face de soi. L’autorité veut être le lieu d’une élaboration partagée. Car il existe dans l’individu plusieurs instances de la personnalité, y compris professionnellement. De quoi parle-t-on : du moi, de la subjectivité en construction ?
Nous voyons bien en clinique que c’est toujours au cas par cas. A chaque fois, il s’agit de conditions singulières de construction de soi à travers des personnes qui peuvent, pour certaines, présenter des caractères psychopathologiques. Des identifications vont alors se réaliser chez l’enfant avec des parties psychiques persécutrices ou plus généreuses de l’adulte qui peuvent exister sans même que celui-ci le sache. L’important est qu’un enfant a son histoire et que ses parents aussi. Vouloir faire comme si ces histoires n’existaient pas ne permet pas de mettre en place les conditions d’élaboration pour que du sens puisse émerger. L’un des chapitres de l’ouvrage concerne ainsi l’accompagnement des enfants en souffrance en institution. Il montre bien que les passages à l’acte d’enfants placés – que nous appelons la « clinique de l’agir » – constituent souvent un message qui n’a pas pu se formuler et doivent inciter les enseignants, les éducateurs et les psychanalystes à modifier leur posture professionnelle. Pour cela, il est possible à des cliniciens d’intervenir comme tiers dans le cadre de groupes d’analyse des pratiques, dans la filiation de ceux qui sont développés par le médecin et psychanalyste anglais Michael Balint.
Le rêve de Freud, qui s’est évidemment révélé impossible, était que tous les éducateurs restent en contact avec leur propre enfance pour être en mesure de s’occuper d’enfants. Ce que nous essayons de soutenir dans ce livre est non pas d’ouvrir des voies vers ce qui serait une bonne éducation, dont nous ne savons pas ce qu’elle est, sinon à travers nos propres images et idéaux liés à notre histoire et à nos expériences, mais bien de proposer les moyens d’une élaboration de ces valeurs et de ces représentations psychiques. Cela peut se faire au sein d’équipes en crise mais aussi dans la vie professionnelle courante, par exemple au sein de groupes cliniques.
L’approche que nous prônons est très différente d’un programme éducatif préétabli qu’il faudrait respecter étape par étape. Cela ne veut pas dire qu’il ne doit pas y avoir d’objectifs ni de programmes en matière éducative. Au contraire, il faut réfléchir cliniquement sur les modes de transmission des savoirs. Ce qu’a apporté la psychanalyse n’est pas de détruire ces aspects d’organisation et de maîtrise, mais bien d’indiquer qu’une relation interhumaine est par définition complexe car elle met en jeu des éléments reliés au passé et au présent des individus et des institutions. Il existe toujours une autre perspective au niveau inconscient.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Psychologue et psychanalyste, Bernard Pechberty est professeur en sciences de l’éducation à l’université Paris-Descartes. Il est membre du laboratoire Education et apprentissages. Il a coordonné avec Florian Houssier et Philippe Chaussecourte l’ouvrage Existe-t-il une éducation suffisamment bonne ? (Ed. In Press, 2013).