Régulièrement pointée depuis une vingtaine d’années, la fraude aux prestations sociales a été vilipendée avec une particulière intensité au cours du précédent quinquennat. A contrario, le non-recours d’usagers aux droits auxquels ils peuvent prétendre a nettement moins suscité le débat. Au vu des sommes considérables qui n’atteignent pas leurs destinataires précaires (voir encadré, page 29), ce phénomène constitue pourtant une entrave d’importance à l’efficacité des politiques de solidarité. Le gouvernement est aujourd’hui le premier à le reconnaître. Dans le plan pluriannuel contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale adopté le 21 janvier dernier, le Comité interministériel de lutte contre les exclusions souligne « les proportions inquiétantes » prises par le non-recours et s’engage à faire de l’amélioration de l’accès aux droits sociaux « un objectif politique à part entière et le pendant de la lutte contre la fraude » (1). Les préfets devront d’ailleurs s’investir dans cette mission comme ils le sont déjà dans les comités départementaux anti-fraude créés en 2008.
Chef de file de la mise en œuvre de ce programme, le ministère délégué chargé des personnes âgées et de la lutte contre l’exclusion a choisi deux départements – la Loire-Atlantique et la Seine-et-Marne – pour mener une recherche sur les raisons concourant à ce que certains usagers ne perçoivent pas, temporairement ou dans la durée, tout ou partie des prestations auxquelles ils sont éligibles. 66 personnes – une trentaine dans chaque département – ne bénéficiant pas ou n’ayant pas bénéficié par le passé de prestations connaissant un non-recours important ont été interrogées en janvier-février par l’Institut BVA (2). Le choix s’est porté sur des catégories de publics présentant un taux de pauvreté particulièrement élevé : travailleurs pauvres (avec ou sans enfants), personnes seules sans activité mais en âge de travailler, retraités isolés en situation de pauvreté.
Qu’ils habitent dans la Loire-Atlantique ou en Seine-et-Marne, les non-recourants se retrouvent sur un certain nombre de raisons objectives ou plus personnelles. Il y a d’abord la méconnaissance de leurs droits ainsi que la complexité des dispositifs et la multiplicité des démarches à accomplir pour bénéficier d’une aide – mais aussi le temps mis à l’obtenir face à des besoins pressants. Il y a également la peur du regard porté sur soi, voire de la stigmatisation, compte tenu des représentations négatives attachées à certaines prestations, et la crainte des contreparties à apporter.
Au-delà de cette communauté de vues, l’étude fait apparaître des logiques de non-recours différentes selon les catégories d’usagers. Si les travailleurs pauvres sont les non-recourants les mieux informés sur les prestations, ils ont tendance, comme ils ont un emploi, à penser que celles-ci ne leur sont pas destinées. A l’exception des femmes seules avec des enfants en bas âge, qui font valoir leurs droits à la naissance de ces derniers – moins pour elles-mêmes que pour eux –, les travailleurs pauvres pensent que les aides sociales sont réservées à des gens « vraiment dans le besoin », c’est-à-dire sans travail ni logement.
Les retraités ont la même propension à l’auto-exclusion. Eprouvant le sentiment d’avoir connu pire, surtout les plus âgés, eux non plus ne se jugent pas suffisamment mal lotis pour demander de l’aide. Ils s’estiment également trop vieux pour être concernés : les aides s’adresseraient davantage aux publics jeunes. De plus, éventuellement échaudés par une mauvaise expérience – fût-elle très lointaine et sans rapport avec les prestations dont il est question –, les retraités sont persuadés que leur situation n’entre pas dans la bonne case. Les personnes seules sans emploi se différencient des autres catégories d’usagers par l’affirmation d’un non-recours volontaire. Même si ces non-recourants connaissent presque aussi mal leurs droits que les retraités, ils ont surtout « une très mauvaise image des aides sociales, en particulier du revenu de solidarité active [RSA] assimilé à de l’assistanat » et ils sont dans une « posture de refus de toute inscription dans un dispositif durable qui acterait un statut de “pauvre” » et contribuerait à les démotiver dans leur recherche d’emploi, précise BVA.
L’un des principaux enseignements de cette enquête est que les usagers perçoivent un peu l’administration comme un grand tout, une sorte de magma social, c’est-à-dire qu’ils ne font pas de différence, par exemple, entre le conseil général, la caisse d’allocations familiales (CAF) et Pôle emploi. Une figure spontanément citée par les usagers comme une alliée émerge de ce maquis : celle de « l’assistante sociale » – désignation générale qui englobe aussi bien les professionnels de service social que les autres travailleurs sociaux et les référents associatifs. Mais cette figure est elle-même perçue comme déconnectée de toute appartenance institutionnelle, ce qui pose un problème majeur aux non-recourants : où la trouver ?
« On aurait pu penser que l’amélioration de l’accès aux droits passait par une simplification des démarches administratives comme la diminution du nombre de pièces à joindre à un dossier », commente Virginie Guy-Lagoutte. Mais encore faut-il que les personnes soient déjà dans une démarche de recours, ajoute la responsable du département « particuliers » du Secrétariat général pour la modernisation de l’action publique, qui a piloté cette étude et anime une recherche-action avec les institutions de Seine-et-Marne et de Loire-Atlantique pour expérimenter des pistes de solution. « L’attente des usagers se porte plus sur l’amont : ils souhaitent une vision des aides à 360°, et non pas compartimentée par institution, ainsi qu’une meilleure coordination des protagonistes pour éviter d’être “baladés” d’un service à un autre. » Que ce soit la mairie – identifiée dans l’enquête BVA comme l’institution la plus proche et la plus accessible –, le centre communal d’action sociale ou « l’assistante sociale », « l’usager est en demande d’une information globale et coordonnée qui serait incarnée par un ou plusieurs acteurs », souligne Virginie Guy-Lagoutte.
En 2004, le plan de cohésion sociale avait lancé des pôles d’accès en réseau aux droits sociaux (Parads), qui semblent en adéquation avec les desiderata des non-recourants. Il s’agit en effet de structures destinées à fournir une information complète aux usagers, tout particulièrement aux personnes en situation de précarité, et à accompagner leurs demandes d’ouverture de droits. Mais n’étant plus subventionnés depuis 2009, les Parads ont presque tous disparu. A Carmaux (Tarn), l’un des rares encore en activité montre pourtant l’intérêt de la formule. La création de ce pôle, il y a cinq ans, par la communauté de communes du Carmausin (3) est partie du constat d’une assistante de service social : « Elle voyait que les gens n’accédaient pas à leurs droits, ou les perdaient parce qu’ils ne les renouvelaient pas », explique Marie-José Martres, qui porte le dispositif après avoir été durant 30 ans directrice de l’enfance et de la jeunesse de la municipalité de Carmaux.
L’établissement de relations d’interconnaissance avec les acteurs du territoire – accueil de jour Alzheimer, clinique, caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) et assurance maladie du régime minier, quelques médecins, conseil général, Pôle emploi, etc. –, en allant individuellement leur présenter le projet, a été la première démarche de Marie-José Martres. Ensuite, « cela a marché d’emblée : le réseau fonctionne bien, le bouche à oreille aussi. On cherche “l’excuse” pour venir me rencontrer, comme une note d’électricité impayée, puis on s’aperçoit que plein de choses ne vont pas, alors on reprend rendez-vous », explique la médiatrice sociale. Résultat : il faut parfois patienter 15 jours pour être reçu. Présente du lundi au jeudi toute la journée à la Maison de la citoyenneté de Carmaux et un mardi par mois dans une cité HLM « pour être dans le vif de la population », Marie-José Martres reçoit 400 usagers par an. Elle ne leur délivre ni aides financières, ni bons alimentaires, mais les écoute et les oriente, téléphone ou écrit pour eux à des partenaires, revoit ceux qui ont besoin d’un coup de main pour remplir un dossier. Elle fait aussi, le cas échéant, de l’accompagnement physique, « lorsque les personnes sont complètement perdues », et des visites à domicile pour celles qui sont en situation de handicap.
Autre type de réseau, celui de la Mutualité sociale agricole (MSA), qui assure une protection sociale globale – santé, famille, retraite, action sanitaire et sociale. Cet organisme a ainsi une large vue de la situation de ses adhérents. Pour autant, là comme ailleurs, la balle est dans leur camp et tous ne font pas les démarches nécessaires à l’ouverture de leurs droits. Aussi, pour progresser dans la lutte contre le non-recours, la MSA a-t-elle initié en 2007 des « Rendez-vous prestations ». Ce sont des entretiens proposés chaque année à certains assurés pour dresser avec eux l’inventaire des prestations auxquelles il peuvent prétendre, voire s’ils les perçoivent et, le cas échéant, déclencher des ouvertures de droits. Les usagers sont sélectionnés de deux manières. A partir, d’une part, des requêtes informatiques faites par les caisses alertées par certaines données laissant penser qu’il y a un risque de non recours. « C’est notamment le cas en matière d’ACS [aide à l’acquisition d’une complémentaire santé], qui est très mal connue », précise Anne-Laure Torrésin, directrice adjointe de la MSA Ardèche-Drôme-Loire. Il y a, d’autre part, une méthode de repérage au cas par cas : à l’occasion d’un contact avec l’adhérent (à l’accueil, par courrier ou par téléphone), un agent détecte des informations qui l’alertent. Il propose alors ce « Rendez-vous prestations » à l’intéressé. Les entretiens durent environ 45 minutes et ont majoritairement lieu en face à face, « même s’ils se développent de plus en plus par téléphone, ce qui est un gain de temps pour tout le monde », souligne Anne-Laure Torrésin.
Dispositif complémentaire d’actions de communication sur les droits, les « Rendez-vous prestations » ont l’intérêt de fournir une information personnalisée et un accompagnement soutenu. Mais ces avantages ont un coût – qui conduit à en restreindre le nombre : il ne doit pas y avoir, logiquement, plus de dix rendez-vous par mois par département. En 2012, la MSA Ardèche-Drôme-Loire a un peu dépassé ce quota : 428 entretiens ont eu lieu, qui ont débouché sur 514 ouvertures de droits, en matière de santé (61 %), de famille (29 %) et de retraite (9 %). Au plan national, 11 886 rendez-vous se sont déroulés en 2012 et 7 706 droits ont été ouverts (4).
Faute de constituer individuellement des plateformes transversales, certaines institutions nouent des liens forts entre elles pour élargir leurs offres respectives et être autant de relais les unes vers les autres. La ville de Nantes a passé convention avec la caisse primaire d’assurance maladie pour lutter contre le non-recours aux droits et aux soins. Des agents des deux institutions ont été réciproquement formés au dispositif du partenaire. Les professionnels de la ville peuvent en outre épauler les administrés pour remplir un dossier de demande de CMU, CMU-C, ACS ou d’aide supplémentaire à la CPAM. Ils sont également à même d’instruire les aides du conseil général. « Chacun reste dans ses compétences ; nous, on est là pour favoriser le recours aux droits et services. Il s’agit de sortir des logiques de tuyaux pour jouer de l’effet “réseau” et traiter plus globalement la demande », souligne Frédéric Loussouarn, référent « santé-précarité » à la direction des solidarités de la ville.
Décloisonner, telle est bien l’idée centrale. Depuis une dizaine d’années, les caisses d’allocations familiales du Nord et du Sud Finistère la mettaient ponctuellement en œuvre. Elles sont désormais réunies au sein de la CAF du Finistère, qui organise chaque année une campagne d’information et d’accès aux droits avec le conseil général et la caisse primaire d’assurance maladie, auxquels se joignent parfois d’autres partenaires. Le principe est d’aller ensemble, pendant une semaine, au plus près des habitants et de faire de cette action un événement.
Tous les résidents des communes concernées sont informés par une lettre d’invitation co-signée par les maires et les partenaires de la manifestation. L’opération est également annoncée dans la presse locale, qui lui donne tout au long un large écho. « Les communes sont très honorées de nous accueillir, les usagers aussi. On a même vu certains maires aller chercher des habitants chez eux, car ils n’avaient pas les moyens de se déplacer », se félicite Claudie Laurent, en charge de l’accès aux droits à la CAF. Concrètement, des permanences en mairie, maison des associations ou salle polyvalente sont tenues par un technicien-conseil et un travailleur social, qui reçoivent les visiteurs pour faire le point sur leur situation. Sachant que les usagers ont toute latitude pour aller rencontrer les professionnels dans une commune voisine de la leur.
Du 24 au 27 avril 2012, sur les 12 communes des cantons de Taulé et Lanmeur, 163 personnes ont été reçues. S’agissant des seules prestations CAF, 23 % des visiteurs ont bénéficié d’un rappel ou d’une ouverture de droits – aides au logement, allocation de soutien familial et RSA essentiellement. Quant à l’indû de 682 € détecté chez un usager, une remise a été accordée par la commission de recours amiable. Cette année, c’est dans la communauté de communes de Châteaulin et du Porzay que la campagne d’avril a été organisée. Un coin du Finistère touché par les difficultés de grosses entreprises, comme le volailler Doux. « Pour nous, c’est une façon d’accompagner un territoire », commente Marie-Anne Béon, responsables des interventions sociales aux allocataires.
Si les solutions envisageables pour lutter contre le non-recours se multiplient, toutes ne dépendent pas de l’échelon local. Le croisement des données concernant les usagers afin de détecter les bénéficiaires potentiels de droits sociaux, voire le déclenchement automatique d’aides, ne peuvent être décidés qu’au plan national (5). Il en est de même de la reconfiguration de prestations dont il s’agit autant d’interroger la pertinence que les conditions d’accès – la réflexion est d’ailleurs engagée pour le RSA et la prime pour l’emploi (6) –, ou de la simplification des démarches administratives. Il n’empêche : quel que soit le niveau d’intervention, l’accès aux droits semble constituer désormais une préoccupation partagée. « Collectivités locales comme organismes de protection sociale et Etat. Tous, pouvoirs publics ou paritaires confondus, doivent passer d’une posture de demande ou de recours de l’usager à une logique de service de l’administration. A elle de présenter son offre pour que chacun puisse faire usage de ses droits », plaide Jean-Gabriel Delacroy, sous-préfet de Loire-Atlantique, où une demi-douzaine d’actions pour lutter contre le non-recours sont actuellement testées.
« La fraude aux prestations sociales, on nous en a bassiné les oreilles. L’optique est maintenant différente : on recherche une forme d’efficacité sociale et ce, de manière tout à fait pragmatique, par l’expérimentation », affirme, de son côté, Alain Robert, vice-président du conseil général de Loire-Atlantique, délégué à la solidarité et à l’insertion. L’élu veut y voir une « nouvelle dynamique au niveau des politiques de solidarité, alors même que les contraintes budgétaires, de toute façon, sont là, et ne nous permettront pas de faire des miracles ».
A contrario, le non-recours a un coût : contribuant à fragiliser des usagers déjà en difficulté, il est source d’accroissement de la dépense publique quand il s’agit ultérieurement de remédier à des situations très dégradées. Quelles sont les économies qu’une amélioration de l’accès aux droits permettrait à la collectivité de réaliser ? Dans le cadre du chantier sur la lutte contre le non-recours que pilote le cabinet de Marie-Arlette Carlotti, des chercheurs planchent sur la question. On devrait connaître les résultats de leurs chiffrages en septembre prochain.
→ Fin 2010, environ la moitié des bénéficiaires potentiels du RSA ne l’avaient pas demandé. Le taux de non-recours est de 35 % pour le RSA socle et de 68 % pour le RSA activité. Les montants mensuels moyens qui auraient dû être perçus par les usagers sont de l’ordre de 408 € pour les non-recourants au RSA socle seul et de 134 € pour les non-recourants au RSA activité seul.
→ Les taux de non-recours aux aides en faveur de l’accès aux soins sont également élevés : entre 10 et 24 % des personnes éligibles à la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C) n’en bénéficient pas, entre 53 et 67 % de celles qui peuvent prétendre à l’aide à l’acquisition d’une complémentaire santé (ACS) ne la perçoivent pas.
Source : Rapport du gouvernement sur la pauvreté en France, décembre 2012 (disponible sur
(1)Voir ASH n° 2794 du 25-01-13 p. 39.
(2) Cinq prestations ont été ciblées dans le cadre de cette recherche : le RSA (socle et activité), la CMU-C (couverture maladie universelle complémentaire), l’ACS (aide à l’acquisition d’une complémentaire santé), l’ASPA (allocation de solidarité aux personnes âgées) et les aides au logement (aide personnalisée au logement, allocation de logement familiale, allocation de logement sociale).
(3) Celle-ci comprend Carmaux, Blaye-les-Mines et Saint-Benoît-de-Carmaux.
(4) 55 % concernent la santé, 26 % la famille, 16 % la retraite, 3 % les prestations extra-légales.
(5) Le Centre d’analyse stratégique préconise d’utiliser les nouvelles technologies de l’information et de la communication pour faciliter et systématiser la détection des fraudes, des indus et des cas de non-recours – Voir ASH n° 2785 du 30-11-12, p. 8.
(6) Voir ASH n° 2801 du 15-03-13, p. 12.