« Pour sortir du carcan de l’Etat centralisateur, plusieurs pistes ont été explorées : décentralisation, référendum local, etc. La notion d’empowerment, elle, vient tout droit des pays anglo-saxons et désigne un processus par lequel des personnes, des organisations et des communautés peuvent acquérir la maîtrise des événements qui les concernent. C’est à partir de mon expérience dans une ville américaine que je souhaite illustrer ce paradigme appelé à renouveler notre modèle de protection sociale. Loin de moi l’idée de vouloir comparer notre système français à celui que j’ai découvert à San Francisco. La comparaison entre pays est périlleuse tant leurs histoires sont différentes. Quand, du côté français, par tradition révolutionnaire et républicaine, le choix de la solidarité nationale était élaboré, les Etats-Unis se tournaient vers la philanthropie, mettant ainsi en avant l’initiative privée. Il ne s’agit pas de mesurer l’échec ou la réussite des actions menées outre-atlantique mais plutôt d’expliquer comment l’empowerment américain, traduit parfois par le néologisme canadien “capacitation” ou par les termes “autonomisation”, “responsabilisation”, pourrait favorablement être mis en œuvre en France et éviter à ce pays d’entrer dans un néolibéralisme complet dépourvu de solidarité sociale.
C’est en m’interrogeant sur l’identité précise des acteurs de la philanthropie privée que je me suis intéressée à la responsabilité et à la mobilisation solidaire et communautaire des citoyens – à titre individuel ou en groupe –, et que j’ai détecté une capacité remarquable à assumer et à reconnaître l’engagement social.
Assumer l’action sociale s’entend par le fait de s’engager et/ou de participer financièrement, matériellement ou humainement aux missions d’un ou de plusieurs organismes, à court, moyen ou long terme.
Commençons par la participation financière, pilier de la philanthropie moderne américaine. Elle repose sur l’idée selon laquelle la poursuite de l’intérêt personnel de chacun bénéficie au bien commun. Autrement dit, il s’agit de redonner à la communauté une fois l’échelle sociale gravie et la réussite sociale personnelle atteinte. L’Etat a d’ailleurs, dès les années 1920, accordé des avantages fiscaux sur les donations privées. Pendant de longues années, la philanthropie privée a été le fruit des grandes familles fortunées (Ford, Rockefeller…). “Mais si la philanthropie a aujourd’hui acquis une place centrale dans la vie américaine moderne, c’est aussi grâce à la création simultanée d’une philanthropie de masse et d’un mouvement populaire qui a su mobiliser les classes moyennes et ouvrières pour leur propre protection sociale” (2) dans les années 1930 et surtout 1960. Aujourd’hui, à San Francisco, la majorité des fonds privés provient des entreprises mais la participation massive de la population est toutefois indéniable et fondamentale (3). La logique historique du “give back to the community” (“redonnez à votre communauté”) est fortement ancrée dans les mentalités. De plus, le contexte socio-économique favorise amplement cette tendance. D’une part, cette ville se situe au nord de la “Silicone Valley” qui abrite de nombreuses entreprises (Google, Facebook, etc.). Ces nouvelles grandes fortunes investissent dans divers organismes, ce qui permet à ces derniers une vie relativement prospère. Les exemptions d’impôts prévues par l’Etat fédéral, toujours d’actualité, encouragent une partie de l’engagement des entreprises. D’autre part et en conséquence d’une telle économie florissante, la “masse populaire” contribue aisément à l’action sociale grâce à un salaire médian annuel de 42 000 $ (31 500 € environ). Ajoutons que la tendance politique de San Francisco a son importance, puisque tournée plutôt du côté des « liberals » (c’est-à-dire des démocrates) dont les penchants philanthropiques et communautaires sont une des caractéristiques.
En parallèle de l’apport financier, un important déploiement s’effectue au niveau des dons matériels, allant du produit basique (nourriture ou vêtements) au produit spécifique comme les appareils informatiques. Ils sont versés soit au bénéfice d’œuvres caritatives généralistes – soupe populaire, banque alimentaire ou magasins de types Armée du salut ou Emmaüs –, soit au bénéfice d’une association pour un programme particulier. Par exemple, dans un foyer de jour associatif pour jeunes sans abri, un accès gratuit à des repas chauds, aux produits de toilette nécessaires et à de nouveaux vêtements est prévu. Tous ces objets sont issus de dons réguliers apportés par les particuliers eux-mêmes directement au foyer ou par des entreprises comme cette boulangerie qui apporte tous les jours ses invendus de la veille laissés alors en libre accès au foyer.
Troisième élément clé de la philanthropie américaine, le bénévolat. En 2011, 31,8 % de la population de San Francisco était impliquée dans des actions bénévoles, situant cette ville au 8e rang parmi les 51 plus grandes métropoles, et avec un taux de six points supérieur à la moyenne nationale. Les bénévoles participent à titre individuel ou par l’intermédiaire de leur église, de leur communauté ou de leur milieu professionnel à des activités régulières ou ponctuelles. Par exemple, lors d’événements organisés par une association, l’aide de dizaines de bénévoles est déployée pour la mise en place de la salle de conférence, du buffet, ou de jeux organisés pour les enfants. De nombreuses entreprises envoient des groupes de salariés participer à des actions au bénéfice d’une association. Cela leur permet une meilleure appréhension des actions déployées et une connaissance plus fine de la réalité de l’action sociale.
La participation financière, matérielle ou humaine constitue un moyen pour assumer son engagement social au cœur de sa communauté. Individus et entreprises peuvent choisir une cause qu’ils souhaitent soutenir parce qu’ils y étaient sensibles auparavant. Ainsi, à San Francisco, où le nombre de sans domicile fixe s’élève à 15 000, la sensibilité des habitants à ce drame social est très forte : près d’une centaine de programmes de soutien et d’accompagnement existe. La lutte contre les discriminations envers la communauté LGBTQQ (Lesbien, Gay, Bi, Transsexuel, Queer et Questioning) constitue également une part importante de l’action sociale de la ville. Assumer son engagement social revient à prendre la responsabilité de ses choix et de ses envies de faire partie d’une communauté sociale et charitable, solidaire dirait-on en France. Accompagné et structuré par une entité étatique, ce processus permet un équilibre entre intérêt général et intérêt personnel.
Autre caractéristique de la philanthropie américaine moderne : la facilité à reconnaître sans complexe l’engagement communautaire de ceux qui participent financièrement ou humainement, à titre individuel ou en groupe, et à le faire publiquement. Il n’est pas rare, lors d’un événement, que la contribution volontaire financière soit récompensée par un signe très distinctif de participation, autocollant arborant un “J’ai donné !” porté avec fierté par chacun, ou par une plaque nominative du nom des investisseurs placée alors sur le lieu développé grâce à leur soutien. Les étudiants obtiennent reconnaissance de leur effort communautaire par l’obtention de points supplémentaire (type ECTS), pratique fortement développée notamment dans le domaine social. Le bénévolat est profondément estimé à San Francisco comme une activité noble permettant de partager son expérience ou son savoir-faire et de recevoir en échange fierté, valorisation et enrichissement personnel. Pour chaque participation à un événement, les bénévoles reçoivent e-mails et lettres d’actualité de l’organisme pour les remercier vivement de leur implication, de leur indispensable présence, avec certes parfois un côté de surenchère ou d’exagération (4). L’équilibre entre intérêt personnel et intérêt général semble puiser également sa source dans cette possibilité d’être reconnu pour son engagement et son action.
Ainsi, au moyen d’une participation active, volontaire, éclairée et motivée des citoyens aux missions d’organismes à but non lucratif, notamment dans le milieu social, une dynamique s’est établie à San Francisco, donnant à l’action sociale une image positive. Comment pouvons-nous situer les citoyens français par rapport à leur responsabilité communautaire ? A travers notre système français de solidarité, basé sur le principe de cotisations sociales et de plus en plus sur un système de fiscalisation, les citoyens perdent de vue leur responsabilité envers leur communauté. Autant je reste convaincue que l’engagement étatique dans l’organisation globale du système de protection sociale est essentiel à son impulsion, autant j’aspire à un renouvellement de l’implication des citoyens au-delà de leur participation financière indirecte. Assumons notre modèle de protection sociale, empowerisons-nous ! »
Contact :
(1) Parallèlement à ses missions d’évaluation de programmes au sein d’organismes à but non lucratif, Maëlle Durand s’est investie bénévolement aux Etats-Unis dans des associations venant en aide à de jeunes sans abri et à de jeunes enfants en danger.
(2) Pauline Perez, Pratiques du don : La philanthropie en France et aux Etats-Unis, extrait du commentaire de Olivier Zunz,
(3) L’Etat de Californie assume aussi financièrement une partie de l’aide sociale.
(4) « Il n’y a rien que X apprécie plus que ses dévoués bénévoles ! Nous savons que vous consacrez vos inestimables temps et efforts à rendre nos programmes possibles, nous ne pourrions rien faire sans vous » (extrait d’une lettre de l’association X à ses bénévoles).