Serge Bouznah et moi-même avons longtemps été en lien avec Tobie Nathan, qui a développé l’ethno ? psychiatrie en France. La médiation culturelle que nous mettons en œuvre à l’hôpital est un dérivé de ce que nous avons appris auprès de lui. Nous nous appuyons, comme lui, sur la méthode complémentariste de Georges Devereux, qui consiste à mettre en œuvre deux points de vue au sein d’une même consultation. La différence est qu’il travaillait dans une visée essentiellement psychothérapeutique et sur le long terme. Nos consultations s’effectuent dans le cadre hospitalier, uniquement sur des durées courtes.
Nous intervenons à la demande d’équipes médicales qui suivent des personnes souffrant de maladies chroniques pour lesquelles la médecine est arrivée à un point de blocage. A l’origine, nous avions été sollicités par le centre d’évaluation et de traitement de la douleur de la Fondation Rothschild, qui prend en charge des patients souffrant de douleurs chroniques avec de lourds passés médicaux. Or cette équipe était en panne face à certains patients, souvent des migrants. Elle ne parvenait pas à les aider, en dépit des examens les plus poussés. Elle nous a donc demandé si la mise en œuvre d’une clinique transculturelle pourrait aider à débloquer ces situations.
Nous intervenons au sein du service, auprès de l’équipe qui suit la personne. Notre action est ponctuelle, deux ou trois séances, l’objectif étant d’essayer de comprendre les points de vue de l’équipe soignante mais aussi du patient. Nous faisons l’hypothèse qu’il existe un nœud, un malentendu, provoquant un blocage dans la compréhension des uns et des autres. Il s’agit d’un dispositif de groupe. Nous ne sommes pas dans l’habituel face-à-face médecin-malade. Tous les soignants concernés participent à la consultation ainsi que le patient, sa famille et éventuellement d’autres personnes qui pourraient aider à comprendre ce qui se passe. Serge Bouznah ou moi-même jouons le rôle d’animateur. Enfin, un médiateur culturel est présent. Il parle la langue d’origine du patient, même si celui-ci est parfaitement francophone, car c’est dans sa langue maternelle que l’on exprime le mieux sa pensée profonde.
Le rôle de l’interprète est de reformuler les propos du médecin. Mais cela génère des malentendus, car certains concepts ne sont pas traduisibles, et le médecin ne peut pas vérifier si le message est bien passé. La fonction du médiateur culturel est beaucoup plus active. Bien sûr, il traduit les propos des personnes, mais sa parfaite connaissance de la culture du patient apporte les éléments de compréhension nécessaires. Il est chargé d’identifier les nœuds dans l’échange et d’aider à mieux comprendre le patient et sa famille. Il peut aussi pointer les impossibilités de traduction, les difficultés conceptuelles. Par exemple, dans l’un des récits, nous rapportons un échange sur le système nerveux central. Un concept qui n’existe pas dans la langue natale du malade, avait expliqué le médiateur. Ce qui avait permis de lever une incompréhension.
Il s’agit d’ouvrir la relation médicale, qui est trop souvent à sens unique. En général, le médecin n’a pas besoin de savoir ce que son patient pense de ce qui lui arrive. Mais dans ces pathologies chroniques très complexes, pour lesquelles les médecins ont tout essayé, la parole du patient devient essentielle. Il est nécessaire qu’il puisse dire ce qu’il pense de sa maladie, quels obstacles il identifie… A travers ces consultations, nous souhaitons inciter les médecins, et les ? soignants en général, à modifier leurs pratiques en leur faisant toucher du doigt qu’il existe des savoirs inconnus d’eux, des points de vue différents, et qu’il est peut-être possible, en les conjuguant, de mieux accompagner des personnes en grande difficulté.
Nous demandons d’abord aux médecins de dérouler toute l’histoire médicale du patient en expliquant le plus précisément possible ce qui s’est passé. A la lecture de ces dossiers médicaux très lourds, on se rend d’ailleurs parfois compte qu’il y a eu des décisions médicales et des traitements inadaptés. Lorsque le patient et sa famille ne comprennent pas ce qui se dit, on prend le temps d’y revenir avec l’aide du médiateur. C’est ensuite à eux de prendre la parole durant le temps nécessaire pour expliquer ce qu’ils pensent de la maladie, comment ils l’interprètent. Car ce qui bloque bien souvent, c’est l’absence de sens de ce qui arrive pour le patient et ses proches. La médecine fournit des causes, pas du sens. Les familles utilisent alors des grilles interprétatives appartenant à leur propre culture. Et le médiateur est là pour nous aider à comprendre cette interprétation.
Dans beaucoup de cultures, on trouve l’idée selon laquelle pour pouvoir vivre normalement, ne pas tomber malade, fonder une famille, etc., il faut disposer des protections familiales nécessaires. Celles-ci s’articulent autour d’un certain nombre de rituels qui construisent la personne dans sa tradition et sa culture. Ces systèmes traditionnels sont très logiques, très construits, et ils font une grande place au monde invisible. Dans le monde maghrébin, par exemple, on pense qu’une personne dépourvue de ces protections fondamentales devient la proie d’influences négatives que l’on appelle le shour, l’aïn ou encore les jnoun, qui sont des êtres invisibles. Ces protections sont aussi très souvent liées aux ancêtres, comme à Madagascar, où la présence des morts est permanente. Le problème est que, pour nous, il est très difficile de penser de cette façon. Nous avons perdu ce lien avec les invisibles, les esprits, les ancêtres. Il est vrai que lorsqu’on parle de sorcellerie, on est loin de l’hôpital. Les patients et leur famille en sont d’ailleurs très conscients, et c’est pour cette raison que la plupart du temps ils n’en parlent pas. Ils ne le font que s’il existe un lien de confiance suffisant et, surtout, si on les autorise à le faire.
C’est l’une des grandes différences entre nos modèles occidentaux et ceux d’autres cultures. La médecine moderne s’intéresse à l’individu seul. Mais dans bon nombre de pays, la maladie touchant un individu est considérée comme un message pour tout le groupe. Il est donc extrêmement important de prendre en compte ce message dans le cadre de nos consultations. La quête du sens passe ainsi par la compréhension de la logique dans laquelle la personne a été conçue, celle de son groupe et de sa culture. Nous constatons d’ailleurs toujours combien la révélation de ce sens redynamise le patient par rapport à lui-même et à sa famille. Grâce au dispositif mis en place et aux propositions thérapeutiques et rituelles qui en découlent, des gens que nous voyons arriver isolés et brisés sont réactivés de façon formidable. Ils sont redynamisés, et s’ils ne guérissent pas nécessairement, nous constatons toujours un mieux-être. Beaucoup sortent d’hospitalisation et réduisent leur prise médicamenteuse.
Ce dispositif peut fonctionner en médecine mais aussi dans les domaines de la psychologie et de l’accompagnement social. Nous l’avons d’ailleurs développé dans la Seine-Saint-Denis dans le cadre de la protection de l’enfance, auprès de familles en difficulté éducative pour lesquelles les professionnels du travail social se montrent très inquiets. Nous nous sommes appuyés sur les mêmes hypothèses. Nous supposons qu’il y a là aussi quelque chose de l’ordre du culturel qui n’est pas suffisamment pris en compte et qui peut générer des incompréhensions entre la famille et les professionnels. Il ne s’agit cependant pas de réduire les personnes à leur seule culture, d’essentialiser celle-ci. Ce n’est pas du tout notre propos. Nos histoires personnelles et nos formations nous ont simplement amenés à tirer le fil de la culture et du parcours migratoire pour mieux aider des personnes en difficulté, mais il existe d’autres moyens d’action.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Catherine Lewertowski est médecin, spécialiste en clinique transculturelle. Elle est actuellement responsable de circonscription PMI au conseil général de la Seine-Saint-Denis. Avec Serge Bouznah, elle publie Quand les esprits viennent aux médecins. 7 récits pour soigner (Ed. In Press, 2013). Elle est aussi l’auteur, avec Tobie Nathan, de Soigner. Le virus et le fétiche (Ed. Odile Jacob, 1998).