« De plus en plus de chercheurs et de praticiens ne se satisfont plus des manières actuelles de faire de la recherche. Aussi sont-ils nombreux, localement, à essayer d’autres méthodes qui tentent de faire avancer ensemble les connaissances théoriques et pratiques en légitimant les savoirs d’action », explique Philippe Lyet, sociologue et responsable du département « études et recherches » de l’Institut régional supérieur du travail éducatif et social (Irtess) de Bourgogne. Regroupé sous l’appellation de « recherches-actions collaboratives », cet ensemble d’initiatives très disparates (aussi dénommées « recherches-actions », « recherches participatives », « recherches partenariales » ou encore « recherches interactives ») suscite un regain d’intérêt depuis une dizaine d’années.
Ce sont « des recherches où chercheurs et acteurs de terrain sont associés de la conception à l’analyse en passant par l’enquête », explique Philippe Lyet. « Les personnes participantes ne sont plus considérées comme des objets mais comme des acteurs, ce qui implique une forme de co-construction de la recherche dans ses différentes étapes, qui remet en cause la division traditionnelle entre savoirs académiques et savoirs professionnels, travail intellectuel et travail manuel, chercheurs et professionnels-praticiens, théorie et pratique », précise Frederik Mispelblom-Beyer, professeur de sociologie à l’université Paris UniverSud Evry (1). Une petite révolution dans l’univers de la recherche qui déconstruit le mythe du « chercheur seul à savoir » : les problématiques étudiées, habituellement décidées par les scientifiques, sont le fruit d’une rencontre entre leurs préoccupations et celles des professionnels (et/ou, plus rarement, des usagers).
LEVER LES RÉTICENCES
C’est peu dire que ce nouvel espace de recherche, intermédiaire entre le questionnement scientifique et le questionnement pratique, suscite des réticences. « Sa mise en œuvre reste un combat », affirme Philippe Lyet. Et de rappeler que, depuis l’Antiquité, la civilisation occidentale « repose sur l’idée que le savoir est dans les mains des chercheurs et des dirigeants, pas dans celles de acteurs de terrain : un réflexe civilisationnel qui n’est pas simple à modifier ! » De fait, la démarche cristallise la résistance de nombreux universitaires. Ceux-ci doivent « accepter de se faire interpeller sur des questions auxquelles ils n’ont pas pensé, de recevoir des suggestions, de se faire critiquer sur la manière de restituer les résultats… », observe Frederik Mispelblom-Beyer. Ce dernier pointe également des freins du côté des professionnels « qui sont encore très nombreux à ne pas vouloir qu’on vienne voir ce qu’ils font vraiment ».
Ce type de méthode scientifique a pourtant fait la preuve de son utilité. En croisant savoirs scientifiques et savoirs d’action jusque-là très cloisonnés, la confrontation des points de vue aboutit à construire une connaissance partagée, qui renouvelle tant la théorie que la pratique. « Elle rend mieux compte de la complexité du réel que le savoir théorique seul », avance Philippe Lyet. « Chacun apporte sa propre expertise : celle du chercheur est technique et méthodologique, celle des acteurs de terrain est pratique. Or ces derniers ont une connaissance plus fine de ce qui se passe réellement », complète Alexandre Moine, géographe enseignant-chercheur à l’université de Franche-Comté, qui a mené une recherche-action avec l’Irtess. « Cela nous remet les pieds sur terre en nous évitant de surinterpréter. Ce qui ne veut pas dire non plus que les praticiens détiennent seuls la vérité, mais plutôt que nous avons besoin les uns des autres et intérêt à travailler ensemble – les chercheurs pour mieux comprendre, les praticiens pour avancer dans leurs pratiques », défend Gilles Monceau, professeur en sciences de l’éducation à l’université de Cergy-Pontoise.
Ce rééquilibrage des connaissances en faveur des savoirs pratiques a déjà gagné de nombreux pays. Au Québec et, dans une moindre mesure, en Suisse et en Belgique, la démarche est désormais bien établie, même si elle reste minoritaire et peu formalisée. Dans les pays anglo-saxons, elle est même étudiée et définie de façon très pointue. Ici ou ailleurs, l’approche a l’intérêt de traverser les disciplines : les sciences de l’éducation, le développement territorial, la santé, la gestion des entreprises, la formation professionnelle, l’agriculture… s’en sont saisis. Le secteur de l’action sociale n’est pas en reste : bien que le mouvement reste embryonnaire, plusieurs centres de formation au travail social français s’en sont emparés. Et la commission « recherche » de l’Unaforis (Union nationale des associations de formation et de recherche en intervention sociale) est loin d’y être insensible.
Il faut dire que la démarche n’est pas totalement inconnue des travailleurs sociaux. Elle a eu une période faste dans les années 1970 et 1980 « dans une perspective d’innovation et de transformation sociale militante », rappelle Gilles Monceau. Son recul dans les années 1990 avec la professionnalisation du secteur et la méfiance pour l’action collective semble aujourd’hui terminé : « Les professionnels sont désormais dans des situations extrêmement difficiles – montée de la précarité, injonctions institutionnelles contradictoires, tutelles multiples… –, ce qui fait que les pratiques de terrain sont beaucoup plus complexes qu’il y a 30 ans : il ne suffit plus aux travailleurs sociaux d’être bien formés, ils doivent pouvoir adapter sans cesse leurs pratiques, d’où ce recours croissant aux chercheurs, analyse Gilles Monceau. D’autant que cette évolution se couple, côté scientifique, « à la nécessité de travailler plus près du terrain, dans ce qui se joue entre professionnels et usagers, pour être en mesure de comprendre avec finesse les politiques sociales ».
Dans ce contexte, rien d’étonnant à ce que ce soit un centre de formation, l’Irtess, qui ait organisé, en partenariat avec le Pôle régional ressource recherche formation action sanitaire et sociale (Prefas) de Bourgogne, le premier colloque international sur ce sujet en France (2). Les 80 contributions recueillies à cette occasion devraient contribuer à dresser un état des lieux de cette approche. Ce qui pourrait faire avancer, quelques mois après la conférence de consensus sur la recherche en/dans/sur le travail social (3), la réflexion sur les liens entre recherche et travail social.
Pour le secteur social, le principal apport de cette démarche scientifique est de permettre aux professionnels de produire de la connaissance à partir de et sur leurs pratiques. Alors qu’ils n’ont pas toujours conscience de leurs façons d’agir, l’approche joue un rôle de révélateur en mettant au jour les mécanismes en jeu dans leur intervention. Par le truchement du regard des chercheurs, cette mise à distance provoque souvent une transformation des pratiques dans un processus de déconstruction/reconstruction des postures professionnelles. « Les professionnels deviennent progressivement des praticiens réflexifs capables de prendre du recul par rapport à leurs pratiques et de les objectiver au moins en partie – spécialement pour les situations difficiles et apparemment sans issue », relève Frederik Mispelblom-Beyer.
Illustration avec la recherche-action collaborative menée en 2010 et 2011 avec une quinzaine de praticiens de la protection de l’enfance du conseil général de Côte-d’Or, de l’Acodège (Association côte-d’orienne pour le développement et la gestion d’actions sociales et médico-sociales) et de l’ABPE (Association beaunoise pour la protection de l’enfance). S’appuyant sur le décryptage et l’analyse de vidéos de travailleurs sociaux intervenant auprès de parents, l’aller-retour entre chercheurs et praticiens a permis de mieux comprendre leurs interactions. « Et le savoir produit se révèle tout à fait proche de la réalité de terrain », constate Fabien Loreau, éducateur spécialisé au sein du service d’action éducative en milieu ouvert judiciaire de l’Acodège.
Principal enseignement : les professionnels investis dans cette recherche sont tous confrontés aux mêmes difficultés. En plaçant les parents au cœur de leur intervention, la loi de 2007 sur la protection de l’enfance ne leur a pas facilité la tâche. « La logique de responsabilisation des parents qu’elle promeut se heurte à la réalité des situations rencontrées, en particulier de maltraitance. Nous avions beau être conscients de cette injonction paradoxale, nous ne l’assumions pas vraiment et développions des pratiques un peu souterraines, des ficelles du métier que l’on n’écrit jamais », explique Fabien Loreau. La recherche a permis de déculpabiliser les professionnels en montrant que, confrontés à cette ambivalence, ils avaient développé des compétences particulières sous la forme d’« intercalaire social » – un des concepts créés par les chercheurs de l’Irtess et d’Agrosup Dijon qui ont coordonné la recherche –, qui renvoie aux discussions formelles ou informelles mises en place pour trouver des solutions entre collègues. « Nous sommes arrivés à la conclusion étonnante que le doute qui animait les praticiens de façon permanente n’était pas tant un défaut qu’une qualité professionnelle », conclut Philippe Lyet.
« La mise en évidence de l’intelligence cachée derrière nos actions nous a permis de poser un regard neuf sur notre travail qui s’en est trouvé revalorisé », observe Christine Martin, cadre technique au conseil général de Côte-d’Or. « Nous avons acquis une assurance professionnelle qui nous rend plus sûrs de nous dans l’exercice de notre métier, en particulier face à nos prescripteurs », complète Fabien Loreau.
En rééquilibrant le rapport entre chercheurs et praticiens grâce à une « posture scientifique qui n’est pas surplombante mais horizontale, basée sur l’écoute et l’échange », comme le souligne Catherine Tourrilhes, sociologue et responsable de formation et de recherche à l’Institut régional du travail social (IRTS) de Champagne-Ardenne, la recherche-action collaborative estompe la réserve des seconds vis-à-vis des premiers et facilite l’appropriation par les professionnels des connaissances produites. « Ce qui n’est pas rien ! Peu de travailleurs sociaux viennent assister à des colloques scientifiques et, lorsqu’ils s’y rendent, le vocabulaire et les conceptions des chercheurs leur parlent peu », observe Philippe Lyet.
Entre sociologues et travailleurs sociaux de Côte-d’Or, la confrontation des points de vue ne s’est toutefois pas faite sans heurt. La première synthèse des travaux présentée par les chercheurs a même suscité de nombreuses critiques car ces derniers « n’avaient pas assez fait le lien entre les pratiques observées et le cadre institutionnel dans lequel nous intervenions », relate Fabien Loreau. « Pendant trois mois, nous avons été incapables de nous comprendre ; il a fallu prendre au sérieux ce blocage pour aboutir à une analyse commune qui n’aurait jamais vu le jour avec une méthode classique », renchérit Philippe Lyet.
Prochain défi pour les co-chercheurs : faire connaître ces résultats au-delà du cercle des participants. « Les professionnels avec qui nous avons échangé sont très intéressés », explique Christine Martin. « Diffuser la recherche peut certes permettre une prise de conscience individuelle et collective, mais c’est ensuite à chaque institution de trouver des solutions, il n’y a pas de recettes clé en main », prévient toutefois Philippe Lyet. Les enseignements d’une recherche-action sont en effet difficilement généralisables : chaque démarche étant le fruit d’un contexte précis, elle « nécessite à chaque fois que les parties prenantes s’en emparent. Elle est toujours à réinventer », explique Catherine Tourrilhes.
Une exigence compensée par l’opérationnalité des résultats obtenus – lesquels peuvent même, dans certains cas, apporter des éléments pour repenser l’organisation des politiques sociales. Les premières conclusions de la recherche-action menée avec une dizaine de travailleurs sociaux volontaires du conseil général de Côte-d’Or au sein de l’accueil Solidarité-famille de Talant vont en ce sens. En cours depuis 2011, portée par l’Irtess et le géographe Alexandre Moine, elle vise à étudier la façon dont les professionnels s’approprient le territoire rural dans lequel ils interviennent. Partant d’un constat d’isolement tant des familles que des praticiens, la recherche s’est appuyée sur la constitution d’une cartographie des déplacements des travailleurs sociaux et des structures ressources du département, qui a mis au jour les zones abandonnées ou au contraire surinvesties, de même que l’existence de partenaires jusque-là peu exploités. « Ça a été une révélation : éducateurs, assistantes sociales, éducatrices de jeunes enfants… ont identifié des problèmes qu’ils n’avaient pas forcément repérés et élaboré des stratégies collectives pour améliorer leurs pratiques », explique Philippe Lyet. « Ils ont par exemple découvert qu’ils allaient parfois au même endroit, l’un pour un problème d’endettement, l’autre pour une démarche d’insertion professionnelle, ce qui les a invités à imaginer des déplacements communs », précise Alexandre Moine.
Il faut maintenant que les professionnels se sentent suffisamment outillés pour devenir force de propositions et interpeller les élus. « Grâce aux méthodes et au vocabulaire acquis dans le cadre de la recherche-action, ces travailleurs sociaux peuvent désormais s’extraire de leur jargon professionnel ; ils devraient bientôt être en mesure de porter leur expertise en matière d’aménagement du territoire auprès des décideurs », espère Alexandre Moine.
ACCEPTER LES INCONNUES
Revers de la médaille : la légitimité acquise par les professionnels ne plaît pas à tout le monde. « Les institutions ont souvent peur des interrogations et du souffle de changement que la recherche-action peut susciter, constate Catherine Tourrilhes. Il est vrai que c’est un processus plein d’inconnues et d’inconforts qui peut, par exemple, faire émerger des dysfonctionnements ou des situations de souffrance au travail : on ne sait jamais à l’avance où il va aboutir, ce qui est insupportable pour les organisations qui ont l’impression de ne rien maîtriser. »
Les étudiants en travail social se sont également approprié cette approche. D’autant plus qu’elle entre en résonance avec leur formation qui s’appuie sur l’alternance dans un aller-retour entre apprentissages théoriques et pratiques. Pour Catherine Tourrilhes, s’en saisir est un moyen, pour les centres de formation, de mieux articuler école et terrain de stage. D’où sa volonté de développer la démarche à tous les niveaux de la formation au travail social, dès la première année.
Pour l’heure, l’IRTS de Champagne-Ardenne propose à des étudiants de troisième année (éducateurs spécialisés, assistants de service social, éducateurs de jeunes enfants) de mener des recherches-actions en lien avec des structures partenaires qui s’offrent comme terrains d’enquête. A partir des questionnements individuels des étudiants, des groupes de recherche se constituent autour d’une préoccupation collective qui est confrontée aux réalités des professionnels et des publics. La démarche d’enquête, d’analyse et de restitution des résultats ouvre des espaces de réflexivité et débouche sur des propositions d’action – par exemple la production d’une plaquette de formation pour un public immigré au sein d’un centre d’alphabétisation qui a impliqué tant les professionnels que les usagers. « Les étudiants y trouvent de la transversalité, du travail en groupe et une inscription dans la réalité sociale, qui sont complètement absents des cours et qui leur apportent du sens et du plaisir. Mais ce n’est pas tout : ils apprennent aussi à adopter une posture critique qui leur permettra de questionner leurs pratiques lorsqu’ils seront diplômés », affirme Catherine Tourrilhes.
Alors que le travail social est confronté à un enjeu de reconnaissance, la recherche-action collaborative, en valorisant les savoirs pratiques à côté des savoirs théoriques, peut apparaître comme un levier de renouvellement, d’efficience et de professionnalisation. C’est sans doute ainsi qu’il faut comprendre l’intérêt pour cette approche, certes limité mais croissant – avec financements et mises à disposition de personnel à la clé –, de certaines régions, départements, centres de formation et grosses associations, qui y voient un outil de formation et d’innovation sociale. Reste que, faute d’être pleinement reconnue, cette modalité de recherche bénéficie encore rarement du financement classique de la recherche – d’autant que les laboratoires universitaires connaissent des situations budgétaires précaires. « Aussi en sommes-nous toujours à des solutions bricolées », regrette Philippe Lyet.
(1) Auteur de Diriger et encadrer autrement : théoriser ses propres stratégies alternatives – Ed. Armand Colin, 2012.
(2) Intitulé « Les recherches-actions collaboratives : une révolution silencieuse de la connaissance », du 27 au 29 mai à Dijon –
(3) Voir ASH n° 2784 du 23-11-12, p. 24.