Dans les cuisines du lycée professionnel Aristide-Briand de Schiltigheim (Bas-Rhin), dans la banlieue nord de Strasbourg, sept jeunes de 15 à 20 ans, déficients mentaux et auditif, préparent leur plan de travail. Ustensiles, vaisselle, ingrédients, tout ce qui doit leur permettre de composer leurs recettes est déployé sur la table. Cette année, le thème du concours de cuisine est le fruit et ses déclinaisons, sucrées et salées. Il succède au chocolat, aux pâtes, au saumon et aux amuse-bouches. Les candidats vont avoir deux heures pour concocter un ou plusieurs plats – pour un coût maximum de 30 € – et dresser cinq assiettes. A l’issue de la préparation, ils soumettront ces plats à un jury qui déterminera les trois vainqueurs du concours. A la clé, des vestons de cuisinier brodés au nom de chaque participant et quelques lots variés (vêtements de sport, tickets d’entrée dans un parc d’attractions et même, une année, un appareil photo numérique)… En ce lundi 6 mai, ces sept jeunes participent à la cinquième édition du concours de cuisine organisé par le GXIV, le groupement des instituts médico-professionnels (IMPro) et instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques (ITEP) d’Alsace (1). Objectifs : faire se rencontrer des jeunes handicapés et valides et, au-delà, permettre des échanges de pratiques entre professionnels d’établissements différents.
En arrière-plan se dessine la question cruciale de la future orientation de ces jeunes handicapés. En effet, à l’approche des 20 ans d’un jeune accueilli en institut médico-professionnel, l’équipe qui l’encadre fait des recommandations en fonction de son degré de handicap – de léger à profond –, mais aussi de ses capacités. Poursuite d’études pour les plus aptes, intégration d’un ESAT pour ceux qui sont capables de se conformer à un environnement de travail adapté, placement en institutions du secteur adulte pour les jeunes les plus en difficulté. Nombreux sont ceux aussi qui restent dans les établissements pour enfants et adolescents, faute de places suffisantes en secteur adulte.
Mais ce qui se joue ce matin-là pour les participants, en plus des trois places sur le podium, c’est avant tout une prise de confiance en soi, une relation renforcée avec son encadrant technique, en même temps que l’enrichissement d’un regard extérieur sur le handicap mental – un seul participant est handicapé auditif. Chacun d’eux est en effet assisté de son encadrant technique, généralement un éducateur spécialisé ou un éducateur technique spécialisé, parfois une conseillère en économie sociale et familiale (CESF). Ces encadrants, que les jeunes côtoient pour la plupart depuis plusieurs années dans leur IMPro ou leur ITEP, les ont préparés en amont du concours et les soutiennent pendant l’épreuve. Ils n’ont cependant pas le droit d’intervenir manuellement lors du concours, sous peine d’élimination de l’équipe. Les jeunes concurrents disposent chacun d’un commis de cuisine pour les épauler sur le plan pratique, un jeune volontaire en cours de formation au lycée professionnel, section hôtelière.
A 9 h 30, le concours démarre. Certains encadrants sont plus émus que leur poulain. C’est le cas de Christine Gandrieau, CESF, enseignante technique au centre Jacoutôt, dit « site du Neuhof » (association Adèle de Glaubitz), à Strasbourg, qui accueille des sourds et malentendants. Elle couve du regard Jordan Klippan, 15 ans, en classe d’orientation professionnelle, qui s’est donné pour mission de préparer de nombreux plats, parmi lesquels des mezzes aux fruits, un crumble poire-miel-bleu-noix et une soupe de lentilles coco-tomates. Elle a du mal à ne pas intervenir dans le déroulé de sa recette. « Attention, lance-t-elle en langue des signes, ça cuit bien trop fort et trop vite ! »
Selon cette professionnelle, le concours présente « un intérêt multiple » pour le jeune. « Il permet de développer des prérequis professionnels, une rigueur dans l’organisation, une endurance, des techniques. Pendant le concours, cette pratique est mise en situation. C’est plus facile ensuite de trouver un terrain de stage. Et puis cela lui permet de se confronter au milieu ordinaire, que beaucoup, qui n’ont qu’un parcours en institution, ne connaissent pas du tout. Il visite un “vrai” lycée, voit une “vraie” école avec beaucoup d’élèves… Et moi, je me suis prise au jeu, je suis hyper stressée. On n’a jamais assez de temps pour tout bien préparer, mais tous, nous voulons faire gagner “notre” jeune. »
Deux postes de travail plus loin, Nicole Muller, monitrice technique d’atelier, est aux côtés de Vincent Di Bernardo, grand timide de 19 ans, usager de l’IMPro SIFAS (Service d’insertion, de formation et d’apprentissage spécialisé) de Bischheim, géré par l’Association de parents, de personnes handicapées mentales et de leurs amis – anciennement Association des amis et parents d’enfants inadaptés (AAPEI). Le plat de Vincent : des tubes caramélisés de fruits exotiques avec émulsion de curry et salade de fruits frais… Nicole Muller est tout aussi tendue que sa collègue de Strasbourg. Ancienne coiffeuse reconvertie dans le domaine social, l’encadrante s’est portée volontaire pour préparer le concours avec le jeune pressenti pour y participer. C’est déjà elle qui avait préparé en 2012 la candidate présentée par son service. « Cette année, je n’ai pas le même mode opératoire, remarque-t-elle. L’an dernier, avec Amanda, qui ne savait pas lire, j’avais pris une centaine de photos détaillant toutes les étapes de la préparation du plat. Avec Vincent, c’est différent. C’est un lecteur, j’ai donc intégré moins d’images dans ses fiches. »
Les quatre feuilles récapitulatives des recettes comportent néanmoins de nombreuses vignettes permettant à l’adolescent de ne rater aucune étape. En images, les ustensiles de cuisine nécessaires à la réalisation de la recette, les ingrédients, les grandes lignes de la préparation. « Vincent est un peu dispersé dans son organisation, précise Nicole. Mon travail est de le guider et de l’encourager. En amont, nous avons choisi la recette ensemble, je lui ai expliqué chaque mot, nous avons fait les courses tous les deux, autant de choses dont il n’a pas l’habitude. Mais il aime manger, c’est un gourmand ! » C’est d’ailleurs ce qui l’a poussé, lors de son arrivée au SIFAS, à opter pour des stages en boulangerie, sa première orientation professionnelle. « Il a fait un stage chez un boulanger, raconte Muriel Fuehrer-Tinguy, chargée d’insertion, qui suit Vincent à l’IMPro. Mais l’artisan nous a dit que le rythme ne lui convenait pas. Se lever pour travailler de 6 heures à 14 heures, c’était trop difficile pour lui, de même que se concentrer sur une si longue plage horaire. On lui a expliqué qu’il ne pourrait sans doute pas travailler en milieu ordinaire. Avec ce concours, il revient à ses premières amours. Cela lui permet de reprendre confiance en lui et lui montre qu’il peut raccrocher à son projet, mais peut-être plutôt dans un ESAT [établissement et service d’aide par le travail]. Il se rend compte en tout cas qu’il peut mener un travail du début à la fin. »
Dans les cuisines du lycée, il est 10 h 15 et de bonnes odeurs commencent à chatouiller les narines des observateurs. D’un binôme à l’autre, la préparation diffère, c’est aussi ce qui fait la richesse de l’événement. Philippe Marcillat, éducateur spécialisé à l’IMPro de Harthouse, à Haguenau (Bas-Rhin), est un habitué du concours. Sa candidate, âgée de 19 ans, se nomme Alimé Cetin. Elle est ce que les professionnels appellent un « petit niveau » : elle ne sait pas lire et a « des soucis de dextérité fine ». Couper les fruits est, par exemple, une étape difficile pour elle. Philippe a donc constitué un book photos de toute la préparation de son tiramisu aux fruits rouges. La moindre étape y figure en image, y compris le lavage des fruits à l’eau et leur stockage au réfrigérateur. Pour lui, cette épreuve est « extrêmement valorisante » pour les jeunes candidats. « Ils sont en situation d’être vraiment acteurs. Et puis, à chaque fois, on en revient avec des photos, des petits cadeaux… C’est aussi un petit plus à mettre sur leur “CV”. Et au-delà de ça, même si l’effet est ponctuel, c’est très positif pour la confiance en soi ! »
En cuisine, quelques membres du jury jettent un œil aux préparations. Parmi eux, une inspectrice de l’agence régionale de santé (ARS) d’Alsace, une inspectrice de l’Education nationale, la directrice de l’entreprise de confection de vêtements professionnels partenaire de l’événement… Philippe Schneider-Lieb, responsable de l’unité « accompagnement et développement » à la maison départementale des personnes handicapées (MDPH) du Bas-Rhin, fait aussi partie du jury. Il juge l’initiative du GXIV excellente. « Cela permet aux jeunes de valoriser leurs compétences, de se prouver que, même avec leur handicap, ils savent faire des choses. Ce concours leur met aussi un pied dans les circuits habituels, même si l’épreuve est adaptée et qu’ils sont accompagnés par leur moniteur d’atelier. L’esprit de concourir est là. » Du côté du lycée Aristide-Briand, le son de cloche est également très positif : permettre aux élèves de « voir qu’on peut travailler avec des différences, ça peut les rendre un peu plus humbles », espère son proviseur, Jean-Paul Arnould. Sans compter l’intérêt pour ses élèves d’avoir été « au moins une fois » en contact avec des personnes déficientes mentales, qu’ils pourront être amenés à rencontrer soit en tant que collègues, soit en tant que clients dans leur future vie professionnelle.
Dans les coulisses du concours, Emmanuel Bessard, directeur du SIFAS et président du GXIV depuis un an, revient sur l’historique et le fonctionnement de ce groupement original : « En 1998, les 14 IMPro et ITEP du Bas-Rhin ont décidé de se regrouper dans un collectif informel » avec pour objectif de travailler ensemble sur les questions d’insertion professionnelle. Public visé : les jeunes de 14 à 20 ans en situation de handicap mental. « A l’époque, il n’y avait pas de formation professionnalisante spécifique pour notre public, se rappelle Emmanuel Bessard. Certains IMPro étaient très avancés sur ces questions, d’autres pas du tout. » Aujourd’hui, le groupement compte près de 20 établissements membres, dont deux dans le Haut-Rhin, l’autre département alsacien. Il dispose d’une charte, d’un règlement de fonctionnement, d’un président, mais n’a ni budget ni existence administrative. Il a malgré tout réussi « à se rendre visible » de l’ARS et de la MDPH du Bas-Rhin.
L’un des principaux chantiers du GXIV a été de développer les échanges entre professionnels. Au premier niveau, celui des directeurs, il s’agissait de « se doter d’outils pour mieux former les jeunes » et leur donner une chance d’intégrer un emploi, le plus souvent dans des ESAT. Les domaines de compétences à explorer : les espaces verts, la restauration, la blanchisserie, la grande distribution. « Ce que nous proposons aux jeunes dans nos établissements, ce sont des apprentissages élémentaires, en amont des CAP. Ce ne sont pas des formations qualifiantes, mais elles permettent la reconnaissance des compétences du jeune, poursuit Emmanuel Bessard. C’est parfois aussi basique qu’ouvrir une porte, se laver les mains et éventuellement, pour les jeunes déficients légers, prendre les transports en commun seuls ou gérer un petit budget. C’est extrêmement hétérogène en fonction du niveau de handicap. » Les directeurs du GXIV ont également mené une réflexion politique à l’occasion de rencontres avec l’ARS sur la prise en charge des jeunes, environ deux fois par an. A cela s’ajoute la réalisation d’une grille statistique sur les mouvements entre IMPro et insertion professionnelle, qui s’affine d’année en année.
Les rencontres entre chargés d’insertion professionnelle – pour la plupart, des éducateurs et éducateurs techniques spécialisés – sont davantage fondées sur des échanges de pratiques. Il s’agit notamment de confronter les stratégies pour étoffer un portefeuille d’entreprises partenaires accueillant de jeunes stagiaires ou en embauchant en fin de cursus. « Les chargés d’insertion ont pour mission de construire un projet avec le jeune, de lui proposer des lieux de stage, raconte Tony Cartisano, chef de service au SIFAS. Au début, tous les ados veulent être pompiers ou gendarmes. C’est à nous ensuite de les confronter au principe de réalité. Leur projet s’affine au fil des années. Il peut changer trois ou quatre fois en cinq ou six ans chez nous. Il faut aussi comprendre que les personnes handicapées sont les dernières servies à l’embauche. En temps de crise, il n’y a quasiment plus aucun poste en milieu ordinaire pour nos jeunes, dont un seulement sur 58 obtiendra peut-être son CAP… »
Les chargés d’insertion se retrouvent une fois par trimestre. Ils suivent également des formations en commun, notamment sur l’adaptation des postes de travail aux personnes handicapées ou, comme actuellement, sur l’optimisation des relations avec les entreprises. « C’est très utile parce que les chargés d’insertion ont une culture d’éduc, souligne Emmanuel Bessard. Ils ont un discours médico-social qui ne parle pas aux directeurs des ressources humaines. » Le but est également de développer le réseau d’entreprises partenaires, de faire évoluer les pratiques comme le suivi des stages, l’évaluation des jeunes, etc. Un impératif pour ces professionnels qui constatent, un peu amers, la montée des exigences de qualifications, même dans les ESAT. « De moins en moins de jeunes y trouvent leur place, déplore Tony Cartisano. Par exemple, il y a quelques années encore, les postes dans des entreprises de packaging étaient adaptés à nos “petits niveaux”. Aujourd’hui, ces mêmes postes sont plutôt réservés aux publics vieillissants. »
Le troisième niveau du GXIV est celui des encadrants techniques, qui accompagnent les jeunes au quotidien dans des ateliers pratiques, en alternance avec le temps scolaire. Au sein du groupement, ces professionnels ont ainsi créé de nouveaux outils d’intervention, comme un guide autour du corps et de la santé au travail. En 2012, un jeu de société adapté autour de la sécurité à la maison et dans la rue a également été édité. Ces rencontres sont aussi l’occasion de « lever la tête du guidon », de se rencontrer hors du cadre professionnel quotidien. C’est d’ailleurs cette même idée qui a présidé à la création du concours il y a cinq ans. C’est une respiration et un challenge pour les professionnels qui accompagnent les jeunes tout au long de l’année. Ils ont l’impression, même lointaine, de vivre « leur Top Chef ou Masterchef à eux », s’amusent les responsables du SIFAS. D’autant que, dans ce travail au quotidien (la plupart du temps, les jeunes sont externes quatre jours par semaine), la nourriture occupe une place centrale. « Souvent, explique Tony Cartisano, ils souffrent de troubles alimentaires, comme la boulimie. Ils ont besoin de plénitude, de se sentir remplis… » Alors apprendre à cuisiner, à couper des légumes, à peser des ingrédients, à élaborer des recettes et, pour les adolescents les plus à l’aise, à utiliser des techniques complexes, est une activité qui trouve toute sa place dans les IMPro et ITEP.
Cette année, sur les sept engagés du concours, Vincent Di Bernardo, du SIFAS, est arrivé deuxième, Jordan a terminé quatrième et Alimé, sixième. La concurrente sur la première marche du podium est Sandra Moritz, une jeune venue de l’IME d’Ingwiller (Bas-Rhin).
(1) Contact : IMPro SIFAS (AAPEI) – 20, rue des Veaux – 67800 Bischheim – Tél. 03 88 81 43 77.