« Moi, j’en ai marre, je suis fatiguée, mes enfants dorment par terre et vous ne faites rien. » Les larmes aux yeux, Jacqueline A. débarque à la Maison des citoyens du parc Kallisté, une copropriété privée dégradée de Marseille. Florence Llucia, architecte, Monique Gorce, juriste, et Sakina Boutafart, conseillère en économie sociale et familiale (CESF), rouvrent son dossier et prennent connaissance des derniers courriers que Jacqueline a reçus. « Je suis dans un T3, et nous sommes 11 », résume la mère de famille d’origine comorienne. Bénéficiaire du droit au logement opposable (DALO), elle vient de recevoir un courrier de la préfecture la « positionnant » sur un T6. « Mais quand j’appelle, on me dit que c’est déjà pris ! » Monique Gorce exprime son étonnement, mais le fait n’est malheureusement pas nouveau. Dans les Bouches-du-Rhône, le parc immobilier social est tellement embouteillé – pour les dossiers non prioritaires, il y a jusqu’à neuf ans d’attente – qu’il est difficile d’obtenir la réelle application du DALO. Sakina Boutafart appelle le bailleur pour en savoir plus sur l’appartement promis à la famille de Jacqueline. Au bout du fil, on lui répond qu’il manque un document au dossier. La femme s’énerve de plus belle. « J’ai déposé moi-même mon avis d’imposition, ce n’est pas possible. » L’équipe est malheureusement impuissante devant le désarroi de la mère de famille. « Et on ne pourra pas attaquer devant le tribunal administratif tant qu’elle n’a pas reçu un courrier de rejet justifié », soupire Monique Gorce.
L’Action méditerranéenne pour l’insertion par le logement (AMPIL) intervient sur Marseille depuis 1992 afin d’améliorer les conditions de logement des ménages défavorisés (1). Situé à Marignane, son Pôle insertion par l’habitat (PIH) (2) a été créé en 2000, à la demande de la Fondation Abbé-Pierre et de l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (ACSé). Objectif : apporter une réponse aux problèmes de logement des populations vivant sur le pourtour de l’étang de Berre. Entre 2002 et 2008, le PIH a aussi participé à une maîtrise d’œuvre urbaine et sociale (MOUS) (3) afin de recenser tous les hôtels meublés des sept premiers arrondissements marseillais et de les expertiser. Plus de la moitié ont depuis été fermés, démolis ou transformés, entraînant les relogements d’une grande partie des 3 000 personnes qui y vivaient dans une grande précarité.
Comme chaque lundi matin, une partie de l’équipe du PIH intervient dans le cadre de sa permanence au parc Kallisté. Le site est en cours de réhabilitation et certains bâtiments ne sont plus entretenus par les propriétaires. L’objectif est de préserver la sécurité des habitants qui vivent dans les bâtiments destinés à être démolis, de prévenir la dégradation des autres appartements, d’assurer une veille technico-sociojuridique pour l’ensemble de la population et de proposer des actions de redynamisation. Le reste de la semaine, l’équipe est présente à Marignane et à Vitrolles, où elle s’investit dans la prévention des impayés, l’accès au droit lié au logement et la prévention des procédures d’expulsion. Le tout financé par différents dispositifs publics ou associatifs (contrats urbains de cohésion sociale, Fondation Abbé-Pierre, conseils régional et général, etc.).
La particularité de cette équipe – qui compte actuellement trois CESF, deux architectes (dont l’une est responsable du service), une juriste et une assistante – est d’associer systématiquement dans ses actions les trois compétences sociale, technique et juridique. « A trois, on peut rapidement élaborer des pistes d’actions, voir lesquelles on va explorer en priorité et s’interroger sur la meilleure façon de solliciter le système », résume Monique Gorce. Cette collaboration pluridisciplinaire est caractéristique du département. « Dès le début 2000, les Bouches-du-Rhône ont mis en place un dispositif départemental expérimental d’éradication de l’habitat indigne qui reposait déjà sur cette trilogie social-technique-juridique », se souvient Françoise Bureau du Colombier, la seconde architecte de l’équipe. Mais l’AMPIL reste le seul partenaire du dispositif à conserver cette combinaison particulière.
Actuellement, l’équipe du PIH intervient surtout à la demande des familles qu’elle rencontre au fil de ses permanences ou sur rendez-vous à son siège. En 2012, quelque 2 500 personnes ont ainsi été accueillies, quelle que soit leur situation initiale, parmi lesquelles 450 situations ont donné lieu à l’ouverture d’un dossier. « Les gens viennent nous voir avec différents problèmes qui ne relèvent pas nécessairement de nos compétences, note Florence Llucia. Souvent, il suffit d’un coup de fil, d’une discussion, d’un conseil, et c’est réglé. » A l’exemple de Fabio M., propriétaire retraité, qui vient se plaindre à la permanence du parc Kallisté des charges qu’il doit payer alors qu’il n’en a pas approuvé personnellement le vote et de factures d’eau trop élevées depuis qu’on lui a changé son compteur. Or les relevés montrent bien que sa consommation n’a pas augmenté et que le problème relève plutôt d’une erreur en provenance du prestataire. Monique Gorce rédige un courrier avertissant le syndic de ce problème.
Lorsque les situations l’exigent, après une première rencontre, l’équipe se déplace à domicile pour réaliser un diagnostic. Celui-ci comprend photos, signalement des dysfonctionnements techniques et leur influence possible sur la santé, grille de cotation d’insalubrité, précisions juridiques sur l’occupation du logement, etc. Il pourra être transmis aux différents partenaires amenés à intervenir sur la situation. Comme la caisse d’allocations familiales, qui vient de mettre en place une commission en faveur du logement décent ; le bailleur, si l’obligation de relogement doit être mise en œuvre ; les services de l’Etat, si un arrêté d’insalubrité est engagé. Une rencontre peut également être organisée avec le propriétaire, et des solutions proposées au cas par cas : engagement de négociations pour réaliser les travaux les plus urgents, dépôts de recours administratifs de type DALO, conseils d’hygiène et d’entretien pour les habitants, réflexion et accompagnement budgétaire avec la CESF, orientation vers un partenaire…
« Les difficultés par rapport au logement sont multifactorielles, résume Florence Llucia. Elles peuvent être financières et prises en charge via des dossiers de surendettement, des aides sociales, des demandes de relogement. » Un travail qui incombe aux CESF de l’équipe. « Mais il faut aussi analyser les consommations des familles, voir comment les logements sont habités et parfois suroccupés. Ces situations contribuent à dégrader les logements, et c’est alors le technicien qui peut dire ce qui relève du mauvais usage d’un équipement ou de la responsabilité du propriétaire. » Des familles peuvent, par exemple, se plaindre de l’humidité qui règne dans leur logement alors que la ventilation a été volontairement obstruée. Ou bien refuser les travaux proposés par leur propriétaire parce qu’elles préfèrent bénéficier du DALO. « Il y a parfois un écart entre ce que nous rapportent les familles et la réalité », souligne Florence Llucia.
L’équipe peut également être interpellée par divers partenaires et instances. Comme ce midi, lorsque Florence Llucia, de retour de la permanence, prend connaissance des messages téléphoniques. « La maison d’une famille dont l’un des enfants est autiste a brûlé dans la nuit, annonce Irène Mastropasqua, l’assistante du pôle. Ils ne peuvent pas aller en foyer. Avec leur enfant, cela poserait problème. » D’autant que la famille vit dans la précarité. « Mais dans ce cas de figure, on ne peut pas vraiment intervenir, analyse Florence Llucia, après quelques instants de réflexion. A moins de solliciter la Fondation Abbé-Pierre pour le financement de l’achat d’une caravane d’occasion. » La solution pourrait permettre à la famille de rester sur son terrain. Malheureusement, après quelques recherches auprès du cadastre, il s’avère que la zone sur laquelle la famille est installée est une zone naturelle, donc inconstructible. « Difficile d’y installer un dispositif de type mobile home ou caravane, alors que la construction initiale était interdite et que l’on ne peut situer l’intervention dans une perspective de stabilisation de la famille dans sa propriété », conclut l’architecte.
Pour Tony A., la situation est différente. Le PIH se mobilise à la suite d’un signalement par l’agence régionale de santé et la Fondation Abbé-Pierre. Le vieil homme vit dans un cabanon de plage, progressivement transformé en habitation – là aussi sans autorisation légale –, pour lequel il a accumulé une dette de loyer. L’endroit est envahi par l’humidité, mal chauffé. L’équipe est déjà passée pour réaliser son diagnostic, photos à l’appui. « Ce logement est insalubre, souligne Florence Llucia. Il est également situé en zone naturelle, donc on se dirige d’emblée vers une interdiction d’habiter. D’où l’importance, dès le diagnostic, d’intervenir à trois. On sait que ce n’est pas la peine d’aller voir le propriétaire pour négocier des travaux avec lui. Même s’il faut avant tout régler son problème de dette locative. » En contactant la préfecture, l’équipe du PIH sait que l’interdiction pourra très vite être prononcée. « C’est essentiel car, avec ce monsieur, le propriétaire a affaire à un public captif, quelqu’un qui ne réclamait rien jusqu’à présent jusqu’à ce qu’il se trouve en difficulté avec son loyer. De lui-même il n’aurait pas sollicité un logement social. Il y a des années qu’il habite là et se débrouille, sans moyen de transport, sans aide, sans ligne de téléphone. » L’homme est d’ailleurs difficile à joindre. Ce mardi après-midi, alors qu’elles souhaitent lui annoncer ce qui va se passer pour lui dans les semaines à venir, les trois professionnelles trouvent porte close. Idem pour ce locataire vitrollais qui réside dans un logement ciblé par un arrêté d’insalubrité remédiable (qui peut être levé si des travaux sont effectués). « Ce monsieur est venu à notre permanence nous parler de sa situation, détaille Caroline Parigi, l’une des CESF. Suite à l’arrêté d’insalubrité, son allocation logement a été suspendue. Or le propriétaire continue de réclamer le loyer des 14 habitants de l’immeuble, ce qui est illégal. » Les trois femmes veulent constater par elles-mêmes l’état du bâtiment et rappeler ses droits au locataire. Et voir, éventuellement, si ses voisins ont aussi besoin d’aide. Malheureusement, cette fois-ci, l’adresse fournie pour trouver le logement est incomplète et le locataire ne répond pas au téléphone. Elles doivent rebrousser chemin.
Dans le cadre de leurs actions dans les copropriétés dégradées, les professionnelles du PIH peuvent enquêter sur des points précis afin de déployer des actions de redynamisation. Ainsi, l’an dernier, au parc Kallisté, devant le grand nombre d’impayés de factures EDF, elles ont étudié la consommation énergétique des habitants. « Un certain nombre d’appartements étant vides, nous pensions que des squatters se branchaient sur les compteurs pour voler du courant, raconte Florence Llucia. Au final, nous n’avons rien trouvé de tel, mais plutôt des appartements en suroccupation, des logements pas isolés, des familles qui mettent le chauffage sur 25-26 °C tout l’hiver, des appareils d’appoint qui pallient l’absence d’un chauffage fourni par le propriétaire. » En réponse, l’équipe a proposé la mise en place d’ateliers d’information sur la précarité énergétique, en partenariat avec Les Compagnons bâtisseurs Provence (une association qui mène des actions d’auto-réhabilitation accompagnée), et a abordé la question des tarifs en heures creuses. Les CESF devraient revoir cette année les familles afin d’évaluer si leurs propositions ont porté leurs fruits. La prochaine action de redynamisation portera sur les boîtes aux lettres. « Beaucoup d’habitants se plaignent qu’elles sont cassées et qu’ils ne reçoivent pas leur courrier. Nous devons vérifier s’il s’agit de vandalisme, de dégâts d’usage. Beaucoup de boîtes sont-elles réellement inutilisables ? Faut-il intervenir auprès des habitants pour qu’ils les utilisent mieux ou auprès du propriétaire pour qu’il les remplace ? » Pour cette action, le PIH devrait obtenir le renfort d’Unis-Cité, une association qui met à disposition de projets d’intérêt général des jeunes en service civique.
Avec ses dix ans d’expérience, le PIH est à présent reconnu par nombre de partenaires de la région (associations, administrations…). « Nous orientons fréquemment des gens vers le pôle de Marignane, explique Virginie Prévot, coordinatrice de l’ADREP-IE de Vitrolles, un lieu d’accueil, d’information et de suivi des allocataires du RSA. 45 % de nos bénéficiaires présentent des problèmes de logement, mais nous ne sommes pas compétents pour réaliser des diagnostics et nous ne possédons pas leur réseau d’interlocuteurs. »
Malheureusement, le PIH rencontre peu de coopération du côté de la municipalité marignanaise. Sans être une difficulté au fait d’intervenir sur de l’habitat diffus, cela ne permet pas de développer une action d’envergure dans une copropriété dégradée. « Il y a quelques années, financés par la région, nous avions réalisé un diagnostic et même quelques permanences sur la copropriété du parc Saint-Louis, se rappelle Florence Llucia. Le syndic était intéressé. Nous aurions pu organiser une permanence durable, informer tous les locataires et travailler avec le syndic pour hiérarchiser les travaux, chercher des dispositifs de soutien. La Fondation Abbé-Pierre nous aurait suivis, ainsi que l’Etat et la région. Mais la municipalité de Marignane n’a pas manifesté la volonté politique nécessaire à l’aboutissement du projet. Et sans représentation du CCAS ou du service logement de la mairie, il aurait manqué un maillon local essentiel. »
Au siège de l’antenne, Sakina Boutafart est de permanence. Elle reçoit cet après-midi des locataires engagés dans diverses étapes du DALO. Muhlis Erdegmus, qui habite la copropriété dégradée du parc Saint-Louis, est venu accompagné de son beau-frère, qui lui sert d’interprète. Ce réfugié kurde originaire de Turquie a apporté tous les documents pour l’ouverture d’un dossier DALO. « On sait tous comment le faire, note la CESF, mais Monique, notre juriste, trouve tout de suite la bonne tournure juridique. C’est parfois essentiel lorsqu’on pressent que le dossier sera difficile à faire avancer. » De fait, après l’acceptation d’une procédure DALO, même si la préfecture impose des familles pour les logements disponibles, les dossiers ne sont pas forcément acceptés par les bailleurs. « Si aucun appartement n’est proposé pour un DALO, au bout de six mois, on peut engager une procédure devant le tribunal administratif, qui aboutit en général à la condamnation de l’Etat, qui doit verser une amende avec des jours d’astreinte. Mais cela équivaut à ce que l’Etat se reverse à lui-même le montant de l’amende. Donc il ne bouge pas. En revanche, après deux mois supplémentaires, on peut engager une seconde action qui, elle, aboutit au versement de dommages et intérêts au bénéficiaire du DALO. Il arrive donc souvent que le préfet trouve des solutions de relogement avant la prononciation de la décision finale. » Un long processus qui demande beaucoup de patience de la part des familles.
Quant à Jacqueline A., venue le matin, l’équipe décide de l’orienter vers l’Association de soutien à la médiation et aux antennes juridiques (ASMAJ), l’un de ses partenaires sur la copropriété Kallisté. « On lui explique qu’il ne faut pas qu’elle lâche maintenant. Elle doit s’engager vers une procédure administrative qui a toutes les chances d’aboutir car la préfecture est favorable. C’est la troisième fois qu’on lui propose un appartement, alors qu’il n’y a pas beaucoup de T6 à Marseille. Elle doit être patiente, sinon elle n’aura rien », conclut Monique Gorce.
(1) AMPIL : 14, rue des Dominicaines – 13001 Marseille – Tél. 04 96 17 63 40.
(2) PIH : 4, cours Mirabeau – 13700 Marignane – Tél. 04 42 77 02 05.
(3) La MOUS est une démarche locale engagée généralement en faveur du relogement de populations défavorisées. Elle associe différents partenaires municipaux, sociaux, techniques.