« Dans un précédent numéro, Julien Damon relevait combien sont choquantes ces visions d’enfants accompagnant des adultes qui mendient – quand ils ne mendient pas eux-mêmes – et proposait comme solution : “Il faut placer ces enfants, et singulièrement les nourrissons. Personne ne peut nier qu’ils sont en danger.”
Oui, la misère du monde est choquante, surtout quand elle s’étale à notre porte ou qu’il faut l’enjamber pour prendre le métro, mais la solution proposée l’est à mes yeux plus encore.
L’auteur de cette proposition chirurgicale avance pour argument que “dans de nombreux départements, des enfants, parfois très jeunes, sont séparés de leurs parents à des niveaux de traitement et d’environnement défaillants moins élevés”. Certes, on a vu pire, et nous ne cessons de le dénoncer ! Ou, argument encore plus renversant, “ces enfants tout petits ne s’enfuiraient pas immédiatement comme peuvent le faire leurs aînés” : alors profitons-en !
Plusieurs questions se posent avant cette solution à court terme radicale. Quels sont les besoins et les droits fondamentaux de l’enfant ? Y a-t-il situation de danger pour lui ? Quelles solutions sont possibles ?
Selon nos traités internationaux, l’enfant a deux séries de droits et de besoins tout aussi fondamentaux : le droit à une vie familiale et le droit à une protection.
Vivre avec ses parents est un besoin et un droit garanti par l’article 7 de la Convention des droits de l’enfant et par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH). Dans leur excellent article “Le placement du mineur en danger : le droit de vivre en famille et la protection de l’enfance” (1), Laurence Maufroid et Flore Capelier écrivent : “Lorsqu’un mineur est en danger au sein de sa famille, l’Etat se retrouve face à deux obligations contradictoires : soit il décide de faire primer le droit à la vie familiale de l’enfant et des parents et, dès lors, laisse l’enfant vivre auprès de sa famille alors même qu’elle constitue un danger ; soit il décide de privilégier le droit à la sécurité du mineur au détriment de son droit à vivre auprès de ses parents et ordonne une mesure de placement hors du milieu familial. Comment expliquer alors un tel conflit de droit entre deux dispositions consacrées par la même convention ? Si ces deux droits sont reconnus comme ’droits fondamentaux’ dans la convention, c’est pour une raison évidente : il est autant dans l’intérêt supérieur de tout enfant de grandir et vivre dans un environnement sain dépourvu de tout danger que de vivre jour après jour auprès de ses parents.”
Evidemment, la précarité est par définition une situation de risque, mais qui doit être considérée sans le systématisme de l’auteur et en considérant s’il y a carences éducatives, absence d’affection, manques alimentaires ou défaut d’hygiène graves, et sans négliger leurs répercussions (en matière de santé et aussi de bien-être). La précarité ne peut motiver à elle seule la décision de placement.
La question est : à partir de quand (en termes de durée, de nombre de démarches effectuées par l’intervenant, de seuil de gravité dans les faits actuels, de seuil de gravité dans les conséquences futures psychologiques ou physiques) doit-on considérer que la situation ne pourra plus évoluer sans une décision d’ampleur ? En d’autres termes, à partir de quand doit-on arrêter de faire confiance à l’évolution des capacités éducatives parentales et protéger l’enfant ?
Dans un article intitulé “La mendicité avec enfant… le dilemme” (2), Jean-Luc Rongé relève deux arrêts rendus le 15 février 2005 par la cour d’appel de Paris, statuant sur l’application d’une disposition de la loi sur la sécurité intérieure de 2003, qui a introduit un alinéa 2 à l’article 227-15 du code pénal relatif à la mise en péril des mineurs : “Constitue notamment une privation de soins le fait de maintenir un enfant de moins de 6 ans sur la voie publique ou dans un espace affecté au transport collectif de voyageurs, dans le but de solliciter la générosité des passants” (peine encourue : sept ans de prison et 100 000 € d’amende). Dans une première affaire, la cour d’appel de Paris a déclaré la prévention établie à l’égard d’une mère qui avait mendié une journée entière dans une station de métro avec son enfant de moins de 6 ans, considérant que, si l’article 227-15 alinéa 2 du code pénal établit une présomption de défaut de soins, il n’impose pas la constatation par la cour d’une dégradation effective de l’état de santé de l’enfant, “l’exposition de celui-ci à la survenue de dommages personnels suffisant à caractériser l’infraction”. Dans la seconde affaire, en revanche, la cour a considéré, comme le tribunal correctionnel, que le défaut de soin invoqué par le ministère public “n’a pas été tel qu’il a compromis la santé de l’enfant”, qui en l’espèce était scolarisé et bénéficiait d’une protection sociale. Cet arrêt a été confirmé par la Cour de cassation (3).
Les attendus de la Haute Juridiction sont intéressants :
→ “Attendu qu’A. X… est poursuivie du chef de privation de soins envers un mineur sur le fondement de l’article 227-15 du code pénal pour avoir maintenu son fils âgé de moins de 6 ans sur la voie publique, afin de solliciter la générosité des passants” ;
→ “Attendu que, pour relaxer la prévenue, l’arrêt attaqué retient, notamment, que les pièces produites aux débats révèlent que l’enfant est en bonne santé et que la privation de soins au sens du second alinéa de l’article 227-15 du code pénal n’a pas compromis la santé du mineur” »;
→ “Attendu qu’en l’état de ces seuls motifs, qui procèdent de son pouvoir souverain d’appréciation, la cour d’appel a justifié sa décision”…
Dans la défense de leur cliente, les avocats avaient plaidé : “Bien sûr que la place des enfants n’est pas là, mais est-elle dans les bidonvilles, incendiés comme à Bagnolet, ou dans des expulsions à répétition ? L’Etat ne laisse aucune chance à ces gens pour survivre, ils n’ont qu’à se prostituer, voler ou mendier ! C’est contraire au droit à la vie. On peut aussi poursuivre pour complicité de privation de soins un médecin qui croiserait cette femme en train de quêter avec son bébé, ou vous madame la présidente, si vous lui donnez une pièce…”
Si j’avais la recette, il n’y aurait plus d’enfants dans la rue. Mais si on applique la recette de l’article, nos foyers n’y suffiront pas. Et pour quels résultats ? Traiter ce réel problème en ne traitant que le symptôme sans s’intéresser aux causes ne peut être efficace.
Avocat d’enfants placés et avocat de familles en grande difficulté, et témoin de la souffrance d’enfants et de parents séparés de force, je demande qu’on ne punisse pas les enfants de la pauvreté de leurs parents. Bien sûr, il y a des cas où il faudra aller vers une séparation. Mais ce ne peut être en première intention, mais seulement parce qu’on a tout essayé dans le dialogue et la persuasion et avec une tolérance à la différence. Et dans une perspective de retour en famille.
Selon Thierry Moreau, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme relative au placement du mineur en danger peut être résumée de la manière suivante : “Le placement est une mesure qui doit être exceptionnelle, qui doit être la plus courte possible et qui doit avoir pour objectif principal de réunir la famille. Les Etats ne peuvent se contenter d’une attitude passive. Ils ont l’obligation positive de mettre en œuvre des dispositifs qui, d’une part, diminuent le recours au placement et qui, d’autre part, réduisent la durée de celui-ci et donnent toutes ses chances à la réunification de la famille. Ils doivent rechercher un équilibre entre les différents droits mis en présence” (4).
C’est pourquoi nous ne pouvons accepter les solutions simplistes proposées : “Il faut placer ces enfants et singulièrement les nourrissons.” Outre que le terme “placer” renvoie à une certaine idéologie qui ferait croire que ces enfants sont enfin à leur place, alors qu’ils sont simplement déplacés (s’il doit y avoir séparation, nous préférons aujourd’hui que les enfants soient confiés ou accueillis, en aucun cas placés), supprimer les enfants pour qu’on ne voie plus la misère ne supprimera pas la misère, ni leur besoin de revenir chez eux. Leur mode de vie nous est insupportable, mais celle que les institutions de protection leur proposeront ne l’est-elle pas tout autant pour eux et pour leur famille ?
Quand on ne peut plus retirer les allocations familiales aux familles marginales, on cherche à leur prendre leurs enfants. D’autres actions plus solidaires et plus humaines dans l’accueil et l’insertion des populations marginales que de leur prendre leurs enfants sont possibles, mais sans doute plus exigeantes. Mais pas forcément plus chères, quand on connaît le coût d’un enfant “placé”. »
Contact :
(1) Dans le Journal du droit des jeunes n° 308, octobre 2011.
(2) Dans le Journal du droit des jeunes n° 308, octobre 2011.
(3) Cass. Crim., 12 octobre 2005, Bull. crim. n° 259, p. 907.
(4) « Quelques apports de la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’Homme relative au placement du mineur en danger », in Protection et aide à la jeunesse – Editions Jeunesse et Droit, 2008.