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Cadre éducatif sur mesure

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A Asnières, dans les Hauts-de-Seine, les travailleurs sociaux du service d’AEMO de l’association Olga-Spitzer suivent plusieurs centaines d’enfants et de parents en difficulté. Un travail complexe, qui s’exerce dans un cadre pluridisciplinaire.

Brusquement, en ce début d’après-midi, la salle d’attente, avec ses fauteuils miniatures en mousse et sa petite table recouverte de feutres et de feuilles blanches, se remplit de jeunes enfants accompagnés de leurs mères. Elles aident les petits à se débarrasser de leur manteau, répètent quelques consignes et s’apprêtent à partir. L’une d’elles ne quitte pas son enfant des yeux et retarde l’instant de la séparation. Au même moment, un travailleur social tente de raisonner une mère très énervée qui refuse qu’une éducatrice s’occupe de sa fille. Plus au calme, dans une salle équipée d’un coin cuisine, Etienne Confida rince des fraises et les dispose dans une grande coupe. Il achève rapidement les derniers préparatifs avant d’accueillir les enfants qui viennent d’arriver pour participer à un atelier consacré au conte. Une première pour ce jeune éducateur spécialisé, qui n’a pas eu le temps de relire Le petit chaperon rouge, l’histoire qu’il a choisi de raconter avec une collègue. Depuis qu’il est arrivé, il n’a pas eu davantage le temps de s’occuper du rapport d’action éducative en milieu ouvert (AEMO) qu’il s’était promis de compléter. « Une des particularités de ce travail en AEMO, c’est que c’est très fragmenté, explique-t-il. Depuis ce matin, j’ai dû rappeler d’urgence un foyer dans lequel est accueilli un jeune que nous suivons, contacter une directrice de SEGPA [section d’enseignement général et professionnel adapté] pour évoquer les projets d’un adolescent psychotique et m’entretenir avec une maman que je dois recevoir en entretien après l’atelier. J’ai dû également faire plusieurs courriers pour essayer de faire avancer certaines situations. »

Entretiens avec les familles, ateliers éducatifs, travail avec les partenaires, rapports de fin de mesure, visites à domicile… Pour les travailleurs sociaux du service d’AEMO d’Asnières (Hauts-de-Seine) de l’association Olga-Spitzer (1), ces activités sont au cœur de leur travail quotidien d’accompagnement des familles et de protection des enfants, mené dans le cadre d’une décision judiciaire. Chapeautés par deux chefs de service et assistés par trois secrétaires d’accueil, les 17 assistantes sociales et éducatrices ou éducateurs spécialisés interviennent auprès de 385 mineurs. Ce suivi, précise Benoît Dussart, chef de service d’un des deux pôles du service, « est revisité dans le cadre d’une approche pluridisciplinaire », avec l’appui des deux psychologues à mi-temps et l’intervention de deux psychiatres. L’ensemble de ces outils permet de construire un projet individualisé avec les jeunes et la famille et de l’adapter en permanence aux évolutions observées et aux nouveaux besoins qui se font sentir.

UNE MESURE PARFOIS PERÇUE COMME INSUPPORTABLE

Une mesure éducative est toujours difficile à accepter pour les parents concernés. Mère de trois enfants, Lydie Jager est venue rencontrer Véronique Roux, l’assistante de service social qui l’accompagne depuis plus de trois ans. En 1999, au moment de la naissance de sa première fille, elle avait sollicité le juge pour être aidée dans le cadre de ce type d’action. « A l’époque, j’avais 17 ans et je craignais de ne pas savoir m’en occuper, de mal faire », confie-t-elle. Violences conjugales, séparation, hébergements de fortune, problèmes de scolarisation… Dans un tel contexte, la mesure de protection ordonnée par le juge a été perçue comme une main tendue providentielle et un cadre sécurisant. Pourtant, très vite, ce qui était un choix est devenu pour la jeune femme une contrainte pesante, insupportable même. « J’avais demandé de l’aide et je me sentais jugée en permanence, raconte-t-elle. On pointait du doigt une facture que je n’avais pas payée à temps, le trou dans la basket de ma fille… Il n’y avait pas d’échanges, j’avais l’impression qu’on voulait me dicter ma conduite. J’ai voulu mettre fin à l’AEMO, mais j’ai rapidement compris que c’était très compliqué. » Si elle souhaite toujours mettre fin à cette mesure, l’arrivée de Véronique Roux a apaisé la situation. Un dialogue s’est instauré et l’accompagnement éducatif est désormais vécu plus sereinement. « Aujourd’hui, Mme Roux est devenue quelqu’un de très important pour mes enfants, en particulier pour mes deux filles. J’ai surtout besoin, pour les enfants, de quelqu’un de neutre, qui représente la loi et peut s’interposer entre deux personnes quand il n’y a plus de dialogue possible. »

Pour les équipes d’AEMO, toute la difficulté est de mettre en œuvre une mesure imposée par une décision de justice tout en en intégrant les perceptions ambivalentes des familles à l’égard de ce mandat. S’il est indispensable de rechercher l’adhésion des familles, la notion de contrainte légale constitue en effet un élément central dans l’accompagnement que réalisent les professionnels auprès des parents et des enfants. Chef de service avec plus de trente-cinq ans passés dans le domaine de la protection de l’enfance, Joëlle Cormier souligne l’importance de cette référence à la loi pour le bon déroulement des mesures : « La contrainte et le cadre judiciaire constituent un des outils principaux de l’AEMO. Bien sûr, il y a tout le travail relationnel qui va se mettre en place pour permettre de développer un accompagnement éducatif adapté, mais ce cadre judiciaire est important car il apporte de la clarté et des repères. » Même analyse du côté des psychologues du service : « Dans toutes les familles déstructurées, la loi a un rôle symbolique et sécurisant. C’est une contrainte qui protège, pose des limites et sans laquelle on ne pourrait pas travailler », assure la psychologue Floriana Pacelli. Certains professionnels témoignent de ces temps forts que constituent l’audience et les décisions du juge pour des familles qui vivent souvent en vase clos selon leurs propres règles de fonctionnement. « Les audiences ou les jugements induisent une extériorité contrainte qui aide non seulement les enfants mais aussi les parents à se structurer », explique Etienne Confida. Une référence à la loi plus que jamais nécessaire, face à l’arrivée croissante de familles connaissant de grandes difficultés sociales et éducatives. « Sur certains secteurs du nord des Hauts-de-Seine, je constate que nous sommes de plus en plus confrontés à des comportements familiaux “hors la loi” qui nous amènent à rappeler régulièrement aux parents et aux enfants leurs obligations. Et nous sommes dans une négociation permanente avec les familles qui évaluent la situation bien autrement que nous », note Véronique Roux, assistante sociale.

LE SUIVI À DOMICILE MOINS PRIVILÉGIÉ

Ce travail permanent de négociation dans le cadre de la mesure est le quotidien de l’éducatrice spécialisée Adeline Mouraud depuis son arrivée dans le service, il y a sept ans. Aujourd’hui, elle a rendez-vous au domicile d’une famille qu’elle suit depuis plusieurs années et qui vit dans une cité de Gennevilliers. Le chômage du père et la dépression de la mère ont fragilisé les trois enfants, nécessitant la mise en place d’une mesure de protection. Dans la cuisine, sur un coin de table encombré, la mère de famille tapote sur son ordinateur. A 34 ans, sans ressources depuis plusieurs années, elle a décidé de prendre le statut d’auto-entrepreneur pour aider financièrement son compagnon, qui travaille à son compte dans le bâtiment. Tee-shirt noir, anneau discret à l’oreille et barbe fournie, le père de famille déboule dans la cuisine. « Pour Maya, vous m’aviez dit que le docteur voulait la voir. Vous l’avez rappelé ? », interroge Adeline Mouraud. « Chaque chose en son temps, on va s’en occuper », s’agace le père. L’éducatrice ne renonce pas et demande des précisions sur la situation de l’adolescente, qui a des difficultés au collège. Elle s’inquiète aussi pour le plus jeune des garçons, qui vit très replié sur sa famille et s’est récemment bagarré à l’école. La mère parle vite et, sans jamais contredire « monsieur », tente d’apporter des réponses aux questions de l’éducatrice. A la fin de l’entretien, Adeline Mouraud explique qu’elle va redemander une synthèse à l’école pour Franck… sans avoir obtenu l’assurance que le papa serait là. Celui-ci rechigne en effet à s’aventurer dans les locaux du service d’AEMO ou dans les réunions organisées par les différents partenaires. Il se sent mal à l’aise, observé par les professionnels.

Si ces visites à domicile sont nécessaires, elles ont cependant diminué depuis une quinzaine d’années au profit d’un accompagnement réalisé dans les locaux du service. Un « territoire » plus neutre qui présente aussi des avantages, explique Véronique Roux, car il permet de s’appuyer sur le cadre de l’institution, de prendre de la distance et « de ne pas être complètement envahi, englouti par un fonctionnement familial ».

UN DISPOSITIF BOULEVERSÉ EN 2007

« Yann, tu es avec nous ? » Le garçon de 3 ans lâche la poignée de fenêtre avec laquelle il jouait et se rassied face à l’éducateur, qui reprend son histoire. « Et qu’est-ce qu’il trouve, le chasseur, dans le lit de la grand-mère ? Eline ? » Timide, avec de grands cernes qui lui donnent l’air fatigué, la petite fille hésite et finit par lâcher du bout des lèvres : « Le loup ? » Le conte terminé, les deux éducateurs proposent aux quatre enfants de raconter ce qu’ils ont retenu de l’histoire à travers des dessins, avant de partager un goûter. Etienne Confida profite de ces activités éducatives pour observer les enfants, les interactions qui se mettent en place avec les adultes, leur rapport au cadre. Et aussi pour recueillir la parole des enfants en dehors du contexte familial. L’éducateur suit Eline, une petite fille de 4 ans qui présentait à son arrivée dans le service des traits autistiques et dont la situation très dégradée avait motivé l’équipe à demander, sans succès, un placement. « Pendant ces ateliers, nous essayons de développer une relation éducative avec les enfants pour qu’ils puissent se repérer par rapport à nous et être suffisamment en confiance pour nous parler d’eux. Eline a d’ailleurs commencé à se livrer un peu à la fin de l’atelier. Elle m’a dit qu’elle avait deux papas, un qui est au ciel et un autre qui est à la maison, ce que sa mère ne m’avait pas dit », raconte l’éducateur.

Dispositif rodé, l’AEMO a été partiellement bouleversée par la mise en œuvre de la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance (2). Tel est le constat de l’équipe d’Asnières. « Avec cette loi, les juges ont été totalement décentrés d’un dispositif dans lequel ils étaient auparavant les maîtres d’œuvre, et la justice a été mise de côté au profit de la dimension administrative », estime ainsi Benoît Dussart, chef de service. En demandant que toute une série d’accompagnements soit proposée aux familles avant de recourir à une éventuelle intervention judiciaire, ce texte a compliqué le travail des professionnels du service, estime pour sa part Valérie Roux : « Des enfants qui pouvaient être pris en charge directement dans le cadre d’une AEMO arrivent désormais dans un contexte dégradé, avec des situations de carence, de manque de soins et de précarité accrue. » Au quotidien, le temps manque ainsi souvent pour aider les adolescents arrivant à 14 ou 15 ans et qui ne pourront plus être suivis par le service après leur majorité, se plaignent les travailleurs sociaux. De ce fait, au fil des ans, l’équipe d’Asnières a dû développer des partenariats afin d’orienter des jeunes aux prises avec d’importants troubles psychologiques vers des structures de soins, comme les centres médico-psychologiques ou les hôpitaux de jour. Une évolution pas toujours simple à accompagner du fait de la sectorisation et du manque de moyens des services de pédopsychiatrie. D’autant qu’il faut aujourd’hui davantage de temps pour amener les parents à reconnaître les difficultés psychiques de leurs enfants et la nécessité d’une prise en charge en milieu spécialisé. « Pour un jeune que je suivais, explique Adeline Mouraud, éducatrice, il a fallu pas moins de trois ans de discussions et de négociations avec la famille afin qu’elle comprenne le sens et l’intérêt de l’orientation de son enfant vers un hôpital de jour. Et il a fallu aussi que l’école adhère à cette solution, ce qui n’est pas toujours évident car il y a une peur de la stigmatisation de l’enfant qui a besoin de soins psychiques. »

L’ACCROISSEMENT DES PROBLÉMATIQUES PSYCHIQUES

Cette multiplication des situations où prédominent des difficultés psychiques renforce encore le besoin d’une évaluation qui permette aux professionnels du champ éducatif de croiser leurs regards avec ceux des psychologues et des psychiatres. Difficile, en effet, d’aider certaines familles déconnectées de la réalité, pour lesquelles la loi n’a plus beaucoup de sens et qui se révèlent peu accessibles à toute forme de discours rationnel.

« Est-ce que la maman est délirante ? Est-ce qu’elle entend des voix ? », interroge Anne Perret, psychiatre, qui intervient au sein de l’une des équipes du service d’Asnières. Réunies autour de la chef de service, les éducatrices, les assistantes sociales, la psychiatre et la psychologue tentent de mieux cerner la nature des difficultés d’une mère, divorcée à la suite de violences conjugales, et de ses deux garçons. Objectif : essayer de lever les zones d’ombre pour rédiger le rapport qui doit être remis au juge en juin. « Je ne serais pas étonnée qu’on soit du côté d’un trouble neurologique », finit par lâcher la psychologue. Indispensable pour pouvoir proposer les interventions et les orientations les plus adaptées aux difficultés des familles, cette réflexion pluridisciplinaire est également nécessaire aux travailleurs sociaux afin de faire face à la dureté des situations vécues sur le terrain. « On sait bien que les graves difficultés que présentent les familles attaquent l’institution et les travailleurs sociaux dans leur propre psychisme. La pluridisciplinarité apporte une aide à la réflexion qui permet aux professionnels de se maintenir à distance par rapport à la complexité des situations », assure Benoît Dussart. Un rôle qu’assume Floriana Pacelli. Pour la jeune psychologue, il s’agit non seulement d’ouvrir un questionnement autour des enjeux inconscients d’une situation et de dépasser le symptôme pour mettre au jour la souffrance des personnes suivies, mais aussi d’aider des professionnels en difficulté face à certains cas compliqués. « Il y a de la souffrance chez les travailleurs sociaux, c’est certain. J’essaie de les aider le plus possible dans des situations très dures, comme celles où la présence d’une mère psychotique nécessite une mesure de placement pour les enfants », note-t-elle.

De son côté, Etienne Confida raccompagne le groupe d’enfants dont il s’occupait jusqu’à la salle d’attente où patientent les mères. Il doit ensuite recevoir l’une d’elles avec sa fille pour préparer un placement. « Les mesures de placement, c’est vraiment le dernier recours. Mais ici, c’est une situation très particulière, car ce placement a été travaillé avec l’adhésion de l’enfant et de la famille. » Le jeune éducateur affiche un grand sourire. Il vient tout juste de recevoir une réponse positive d’un foyer.

Notes

(1) AEMO d’Asnières : Service social de l’enfance des Hauts-de-Seine – Association Olga-Spitzer – 63, avenue Gabriel-Péri – 92600 Asnières –Tél. 01 40 86 60 60.

(2) Voir ASH n° 2502 du 6-04-07, p. 21.

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