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« D’une certaine façon, la BPI est un modèle réduit de la société »

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Si pauvreté peut rimer avec inculture, de nombreuses personnes pauvres fréquentent les bibliothèques. Que viennent-elles chercher dans ces lieux a priori réservés au travail intellectuel ? Sans doute un moyen de conjurer leur disqualification sociale, observe le sociologue Serge Paugam, qui a enquêté à Paris, à la bibliothèque publique d’information (BPI) du Centre Pompidou.
Comment avez-vous réalisé cette enquête sur les personnes pauvres fréquentant la bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou, à Paris ?

Nous avons observé les usagers de la BPI en nous fondant dans la masse des lecteurs, sans nous présenter en tant que chercheurs. Evidemment, les personnes les plus visibles sont les plus démunies et marginalisées. Elles arrivent avec des sacs en plastique contenant leurs effets personnels et ont une allure vestimentaire très délabrée. Certaines peuvent aussi sentir assez mauvais. Notre problème était plutôt de savoir comment distinguer les personnes pauvres qui passent inaperçues. Pour résoudre cette question méthodologique, nous avons eu recours à des indices. Par exemple, certaines personnes venaient régulièrement consulter les offres d’emplois sur Internet. Ou elles passaient beaucoup de temps dans l’espace d’autoformation. Ou, encore, elles ne venaient à la BPI qu’aux heures de travail. On pouvait donc supposer qu’elles n’étaient pas mobilisées par un emploi. Nous nous sommes aussi appuyés sur la connaissance que peuvent avoir les bibliothécaires du public de la BPI. Petit à petit, tous ces indices nous ont permis de cerner cette population peu visible. Et nous avons complété par quelques entretiens.

Ce phénomène est-il spécifique à la capitale ?

Les bibliothécaires que j’ai rencontrés depuis, et pas seulement ceux de la Ville de Paris, sont tous plus ou moins confrontés à cette énigme : comment se fait-il que des pauvres fréquentent leurs bibliothèques ? Mais il est probable que la BPI attire une proportion plus importante de personnes en situation de pauvreté. D’abord, parce qu’elle défend une philosophie d’accès à la culture pour tous, mais aussi parce que sa taille gigantesque fait que l’on y passe davantage inaperçu. Dans un établissement plus petit, on est tout de suite repéré. Par ailleurs, on trouve à Paris, comme dans quelques autres grandes villes, un nombre plus important de personnes en situation de pauvreté menant une vie d’artiste ou d’intellectuel : des intermittents du spectacle précarisés, des étudiants âgés, etc.

Pour cette enquête, vous vous êtes appuyés sur vos travaux sur le processus de disqualification sociale. De quelle façon ?

Dans l’analyse du processus de disqualification sociale, je distingue plusieurs phases : la fragilité, la dépendance et la rupture des liens sociaux. Mon hypothèse de départ était que chacune de ces phases pouvait peut-être répondre à une attente spécifique à l’égard de la bibliothèque. Concernant la phase de fragilité, nous avons ainsi pu confirmer – et je pense que c’est important pour les travailleurs sociaux – que les personnes fragiles d’un point de vue social et professionnel souhaitent être aidées le moins possible. Etre reconnues comme assistées est, pour elles, le premier signe de cette disqualification sociale vécue comme inacceptable. Il y a donc une tension entre leurs difficultés réelles et leur aspiration à sortir au plus vite de cet engrenage. Une bibliothèque, pour cette population, est l’endroit idéal pour passer inaperçu. Elle peut venir chercher des services, comme l’autoformation, l’accès à Internet, la lecture de la presse, pour se préparer à une réinsertion professionnelle, sans pour autant être désignée comme ayant besoin de ces services. Ces personnes sont même hyperconformistes par rapport à l’usage de la bibliothèque. Elles veulent absolument se fondre dans la masse des lecteurs ordinaires car le risque d’être assimilées à des pauvres assistés ou marginaux leur est insupportable.

Et en ce qui concerne les autres phases ?

Dans la phase de dépendance, on trouve des personnes découragées de retrouver un emploi, qui ont parfois des problèmes de santé et dépendent d’un revenu minimum. Elles viennent chercher à la bibliothèque ce que les services sociaux ne leur apportent pas, en particulier la possibilité de faire des rencontres, de maintenir du lien social. La BPI est pour elles un lieu de sociabilité. Elles y sont reconnues comme des usagers dans ce lieu valorisant. Un certain nombre d’entre elles se retrouvent régulièrement, souvent à la même place. Elles négocient leur place avec les autres usagers et avec les responsables de la bibliothèque de la même façon qu’elles négocient avec les travailleurs sociaux pour être acceptées pour ce qu’elles sont. Quitte parfois à revendiquer un usage particulier de la bibliothèque. Enfin, on aurait pu penser que les personnes en rupture de lien social perturberaient l’ordre public. En réalité, elles sont tout à fait conscientes de la gêne qu’elles procurent aux autres usagers. Elles essaient généralement de limiter cette indésirabilité, par exemple en se mettant un peu à distance afin de ne pas importuner les autres personnes. Je pense à un monsieur que les étudiants qui fréquentent la BPI avaient surnommé Karl Marx et qui venait tous les jours s’asseoir sur la même chaise dans un coin à observer pendant des heures les étudiants au travail. Outre le fait de bénéficier d’un abri, elles trouvent dans cet espace public la reconnaissance d’une certaine citoyenneté. Puisqu’on les laisse entrer dans ce lieu fréquenté par des catégories supérieures, des intellectuels, c’est en effet qu’on leur reconnaît ce statut de citoyen. Bien sûr, ces personnes en rupture jouent parfois un peu la provocation, mais ce n’est pas la tendance générale.

La BPI est-elle réellement un lieu d’égalité citoyenne ou juste un endroit où les publics se croisent sans se fréquenter ?

Une bibliothèque, par définition, n’est pas prévue pour échanger. On s’y croise, mais il y a peu d’interactions. Pour reprendre l’exemple de Karl Marx, il ne parle à personne mais l’important est que tout le monde le reconnaît. Il a une existence. C’est mieux que dans la rue, où il reste sans doute invisible aux yeux du public. L’un des mérites de la bibliothèque est de permettre cette cohabitation entre ceux qui travaillent intellectuellement, ceux qui recherchent un emploi, ceux qui vivent des minima sociaux et ceux qui sont à la rue. D’une certaine façon, c’est un modèle réduit de la société. Bien sûr, il peut y avoir des tensions mais, globalement, il existe une régulation qui fait qu’on les surmonte. Et cela n’empêche pas les usagers classiques d’y venir et d’y trouver du plaisir. Cet espace de tolérance réciproque montre qu’une démocratie réelle est possible dans un espace public.

Selon vous, fréquenter la bibliothèque serait aussi une façon d’échapper un peu aux services sociaux…

Pour les bénéficiaires des minima sociaux, venir à la BPI est sans doute une façon de se mettre hors du regard des travailleurs sociaux. Mon hypothèse est qu’ils y viennent aussi parce que ce n’est pas un service d’action sociale. Si l’on développait ce type d’offre culturelle dans un grand service social où ces personnes ne rencontreraient que d’autres usagers en difficulté, il est probable qu’elles auraient le sentiment d’être sous le contrôle de l’institution. Ce dont elles ont besoin, c’est de n’être pas seulement pauvres. Quand elles sont à la bibliothèque, elles ont un autre statut, celui d’usagers d’un service public. C’est toute la différence, et cela aide à réfléchir au caractère presque inévitable de la stigmatisation qui s’exerce dans les services d’action sociale. Bien sûr, beaucoup a été fait pour limiter cette stigmatisation mais, du point de vue des usagers, c’est sans doute quasiment inévitable.

Quels enseignements les travailleurs sociaux peuvent-ils donc tirer de votre enquête ?

Ils pourraient tout d’abord se dire que pour réussir à accompagner des personnes pauvres, il ne faut pas s’appuyer que sur les services sociaux. L’accompagnement dans la recherche d’un emploi, par exemple, peut se réaliser dans d’autres lieux. Les personnes en difficulté peuvent trouver des réponses ailleurs, et sans l’appui direct des travailleurs sociaux. Certains psychiatres ont observé un phénomène similaire. Il n’est pas rare que leurs patients aillent mieux lorsqu’ils sont dans des espaces publics. On trouve d’ailleurs un certain nombre de malades mentaux à la BPI. Tant qu’ils ne dérangent pas outre mesure, on les accepte. Cela ne signifie pas que les bibliothécaires doivent devenir des travailleurs sociaux. Au contraire, ils doivent rester ce qu’ils sont, avec, peut-être, une idée plus précise des personnes qui fréquentent leurs bibliothèques. Mais c’est en créant des modes d’échange entre ces lieux publics et les services sociaux que l’on arrivera à faire progresser les uns et les autres.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Le sociologue Serge Paugam est directeur de recherche au CNRS, directeur d’études à l’EHESS et responsable de l’équipe de recherche sur les inégalités sociales du Centre Maurice-Halbwachs. Avec la sociologue Camila Giorgetti, il publie Des pauvres à la bibliothèque. Enquête au Centre Pompidou (Ed. PUF, 2013). Il est notamment l’auteur de La disqualification sociale (Ed. PUF, 1991) et des Formes élémentaires de la pauvreté (Ed. PUF, 2005).

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