« Qui “leade” la réunion ? », interroge Raphaëlle Bouteiller. David Devine, grand brun à l’accent anglophone, lève la main discrètement. « Qui prend les notes ? », demande encore la jeune femme. Thomas R. (1) se porte volontaire. Il est 10 heures, dans ce bel open space parisien. Chacun est attablé, attendant que soient réparties les tâches de la journée. De vastes tableaux blancs récapitulent les actions en cours : contacts avec des entreprises désireuses de s’investir dans l’accompagnement, voire le recrutement de travailleurs handicapés ; prochaines activités de loisirs ou ateliers proposés ; règles de fonctionnement, etc. Nous sommes au Clubhouse Paris, un lieu d’accueil créé à l’intention de personnes souffrant de troubles psychiques. L’établissement, qui se veut « non institutionnel », est animé par quatre salariés issus du secteur privé, et surtout par l’ensemble des personnes qui le fréquentent. Ses objectifs : rompre l’isolement des personnes présentant une pathologie psychique, faciliter leur insertion sociale et professionnelle et lutter contre la stigmatisation.
Ouvert en novembre 2011, l’endroit est directement inspiré des clubhouses américains. Le concept a été importé par Philippe Charrier, un chef d’entreprise sensibilisé au handicap psychique (2). « Il a découvert en 2010 le clubhouse de New York, Fountain House, un lieu de vie créé en 1948 pour et avec des personnes présentant des pathologies psychiques et désireuses de s’insérer dans la vie active, raconte Jean-Philippe Cavroy, directeur du Clubhouse Paris. Cela correspondait au chaînon manquant, en France, entre la prise en charge médicale et l’insertion. » L’entrepreneur, déjà très impliqué dans la vie associative, se lance alors dans la fondation du premier clubhouse français. Pour cela, il créé une association regroupant, notamment, un représentant de l’International Center for Clubhouse Development, un représentant de l’agence Entreprises et handicap, le fondateur du premier forum Internet dédié aux personnes fragilisées par des troubles bipolaires et leurs proches, des personnes concernées par les troubles psychiques, etc. L’association se dote également d’un comité scientifique composé de psychiatres afin d’asseoir la crédibilité du projet.
Durant la première année de fonctionnement, la direction du lieu était assurée par Claire Hatala, sociologue issue de l’agence Entreprises et handicap (3). « Nous avons pas mal tatonné, se rappelle-t-elle. C’est une petite structure et nous ne pouvions pas offrir les mêmes activités qu’Entreprises et handicap, qui accueille chaque jour une centaine de membres et possède un service logement, une ferme… » Très vite, l’équipe encadrante doit trouver sa place. « Nous avions initialement deux stagiaires éducateurs spécialisés, poursuit Claire Hatala, mais cela ne fonctionnait pas. Leur posture professionnelle, axée sur l’assistance, ne convenait pas aux principes du Clubhouse et ils se sont sentis remis en question. » Pas facile, dans un dispositif où tous, salariés et membres, sont censés être sur un pied d’égalité. « Il est difficile de sortir du rôle de l’apprenant et d’accepter que les choses ne vont pas se passer comme nous l’avons décidé, reconnaît la responsable. Le meilleur profil pour travailler ici, du moins selon l’expérience des clubhouses créés à travers le monde, c’est quelqu’un qui aurait déjà eu une autre vie professionnelle, qui aurait un intérêt pour le travail social et qui découvrirait la réalité du trouble psychique. » Guillaume Barbier et Raphaëlle Bouteiller, les deux chargés de cogestion actuels (4), viennent ainsi du secteur de la vente et du marketing. « Pour autant, la porte n’est pas fermée au travail social, précise Claire Hatala. Certains clubhouses dans le monde incluent des travailleurs sociaux parmi leurs salariés. »
Implanté sur 165 m2 dans le Xe arrondissement, le Clubhouse Paris est ouvert du lundi au vendredi, trois jours de 9 h 30 à 18 h 00 et deux après-midi. « Les personnes viennent comme elles veulent, nous leur proposons simplement des horaires qui permettent de se remettre dans un rythme correspondant à la vie active », explique Céline Aimetti, déléguée générale de l’association Clubhouse France. La journée s’organise autour de deux réunions, l’une matinale, l’autre en début d’après-midi. S’y décide qui fera les courses et participera à la préparation du repas, qui gérera l’accueil (téléphonique et physique), qui répondra aux courriels de demande d’information, qui nourrira la tortue Félice, qui procédera à la fermeture du bureau… Aujourd’hui, Thomas R. fait également part d’une certaine inquiétude par rapport à l’absence prochaine du directeur et d’un salarié, qui doivent partir – en compagnie de deux membres – à New York pour quinze jours de formation. « Il va falloir s’organiser, savoir qui fait quoi en votre absence, la comptabilité, il faut se préparer, insiste-t-il. Pour ne pas se retrouver pris au dépourvu avec la gestion des fichiers Excel, de nos contacts, tout ça. »
Le modèle américain, qui a servi d’inspiration, est très cadré. Une charte réunit les 36 « standards » qui régissent le fonctionnement des clubhouses. L’un d’eux, tiré au sort, est lu à l’issue de chacune des deux réunions quotidiennes. « Au début, cela m’a un peu effrayé, reconnaît Claire Hatala. Mais en fait, c’est une feuille de route pour éviter de retomber dans un rapport de domination ou de pouvoir. » La dimension, volontairement restreinte, de l’équipe d’encadrement impose d’ailleurs à chacun de s’impliquer : le ménage, la cuisine, la comptabilité, etc. « Personne n’est spécialisé et tout est mixte, souligne Céline Aimetti. Il n’y a pas de réunion d’équipe, par exemple, et c’est un membre qui organise le comité d’admission. »
Les nouveaux membres sont généralement orientés par leur psychiatre. La récente médiatisation du lieu a également généré de nombreuses candidatures. L’admission comporte plusieurs étapes. Une première rencontre est organisée lors d’une réunion d’information, comme le Clubhouse en organise tous les trois mois. Environ 150 personnes sont actuellement inscrites sur une liste d’attente. « Parmi nos critères de recrutement, nous demandons que la personne soit majeure, suivie par un psychiatre, qu’elle respecte son traitement et soit sevrée de toute addiction, qu’elle dispose d’un logement stable, qu’elle accepte notre principe de cogestion du lieu, les valeurs d’entraide et de solidarité et, bien sûr, qu’elle soit tournée vers une démarche d’emploi », détaille Jean-Philippe Cavroy. Une journée découverte est proposée, puis, si la personne est intéressée, l’équipe prend contact avec son médecin pour se présenter, lui parler du lieu et obtenir l’autorisation de l’appeler si un problème de santé se présente. S’ensuit une période d’essai de un mois, à l’issue de laquelle l’admission finale est prononcée par une commission réunissant deux représentants des membres et les salariés. « Cette admission est définitive : la personne reste membre à vie. Même si elle retrouve un emploi et une vie sociale intégrée, elle pourra toujours revenir ici, c’est l’un des principes communs à tous les clubhouses du monde, précise Jean-Philippe Cavroy. En moyenne, les personnes restent actives deux à trois ans, le temps de se créer un réseau, de mettre à jour leurs droits et éventuellement de retrouver un emploi. »
Au début de son parcours, le nouveau membre choisit deux référents, l’un salarié, l’autre membre. « C’est vers nous qu’il se tourne en premier s’il a une question ou besoin d’une aide quelconque », explique Thimothy Saint-Gilles, membre du Clubhouse depuis son ouverture et référent de plusieurs de ses pairs. Un dispositif à la fois valorisant pour le membre référent mais également générateur de liens interpersonnels. « D’ailleurs, nous entretenons tous des relations amicales à l’extérieur du Clubhouse, remarque Noël L. C’est important, même si on est bien insérés dans la société, car nous avons tous cette expérience de la maladie qui fait qu’ici nous n’avons pas à nous cacher et que nous pouvons comprendre les difficultés vécues. »
Lorsqu’il n’a pas de réponse auprès de ses pairs, le membre peut se tourner vers son référent salarié et, en dernier lieu, vers le directeur. Le référent salarié est également responsable des entretiens de progrès qui ont lieu tous les mois. « Il s’agit de faire le point, en fonction d’une grille d’entretien précise sur l’évolution de la personne, résume Jean-Philippe Cavroy. A chaque fois, nous demandons au membre de se fixer des objectifs à atteindre dans un délai court. » Il peut s’agir d’une présence régulière sur le site, de la stabilisation de sa situation administrative, de démarches à assurer pour rechercher un emploi. C’est d’ailleurs grâce à ces entretiens que l’équipe s’est aperçue que certains aspects de l’accompagnement social étaient peut-être insuffisamment couverts. « A l’arrivée d’un candidat, nous nous assurons toujours que ses droits sont ouverts, explique le directeur. Et généralement, lorsqu’il y a un problème de ce côté-là, nous indiquons la marche à suivre, ou bien ce sont les autres membres qui accompagnent la personne. Après tout, ils connaissent mieux le système que nous. » Tous les membres du Clubhouse ne sont pas confrontés à des difficultés financières mais, parmi les plus récemment arrivés, plusieurs situations délicates ont été constatées. A l’image de Nicolas Marchais, qui vit à l’hôtel. « Nous avons tenté de l’orienter vers un travailleur social, mais cela ne s’est apparemment pas très bien passé, indique le directeur. Comme Nicolas présente des difficultés d’élocution, nous allons probablement devoir l’accompagner dans la démarche. » L’équipe a décidé depuis d’accorder une plus large part de ses entretiens d’évaluation au social et de vérifier plus systématiquement l’existence de contacts entre les membres et les services sociaux.
Depuis son ouverture, le Clubhouse a mis l’accent sur le développement de liens avec les entreprises. « Nous avons constitué un G8 des entreprises partenaires, résume Céline Aimetti. Ce sont celles avec lesquelles nous avons pu organiser des réunions de présentation, des stages de type EMT [évaluation en milieu de travail] ou découverte, voire réfléchir à la création d’emplois de transition. » Ces emplois de transition sont un élément clé des clubhouses. Il s’agit de postes peu qualifiés que des entreprises, des associations ou des services publics ouvrent aux membres. D’une durée limitée, rémunérés normalement, ils permettent aux membres longtemps éloignés de l’emploi de renouer avec une activité professionnelle. A Paris, le développement de ce partenariat est encore en cours. Ce qui n’a cependant pas empêché certains membres de retrouver une activité. A l’image d’Armand P., actuellement médiateur de santé pair. « Je suis resté sept ans sans travailler, explique cet ingénieur des Ponts et Chaussées. Ici, j’ai retrouvé confiance en moi. J’ai d’abord travaillé avec les autres aux tâches quotidiennes, la cuisine, le ménage, répondre au téléphone. Puis je me suis penché sur les statistiques de fréquentation du Clubhouse et sur la rédaction de la news letter. Je suis intervenu en entreprise pour présenter la structure et son objectif d’insertion. Cela m’a fait un bien fou. »
Autre action développée au sein du clubhouse parisien : les ateliers de coaching. Deux professionnelles de l’accompagnement soutiennent bénévolement la recherche d’emploi des membres. Kathryn Clutz (consultante en management et développement) et Michèle Morel (chef d’entreprise et psychologue clinicienne) sont présentes chaque jeudi après-midi. Passage en revue des projets individuels, présentation des CV, point sur les lettres de motivation, mise en contact avec leurs propres relations en entreprise… la palette est large. « Le plus difficile, c’est de ne pas pouvoir prévoir à l’avance. Selon les membres présents, leurs parcours professionnels, l’état d’avancement des recherches de chacun, l’humeur du jour, la séance peut changer du tout au tout », résume Kathryn Clutz. Les deux coachs apportent également leur connaissance de l’entreprise et permettent aux membres de mieux appréhender la réalité du travail. « Il y a une certaine appréhension de la productivité. Il s’agit de personnes fragiles, certaines ont déjà fait des burn-out, il faut donc prendre le temps de trouver l’orientation qui leur convient », insiste Jean-Philippe Cavroy.
Responsable du développement chez UniRH (Unité pour l’insertion et la réinsertion professionnelle des personnes handicapées) au sein des Cap Emploi d’Ile-de-France, Anne Roi intervient également toutes les trois semaines sur la thématique de la réinsertion professionnelle. « Le contenu de mon intervention est décidé par les membres, explique-t-elle. On a déjà parlé de l’intérêt de la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé. Nous devrions bientôt réfléchir à l’élaboration d’un projet professionnel qui prenne en compte l’impératif de santé de chacun. » A chaque intervention, Anne Roi invite un membre de son équipe spécialisé sur une thématique de l’insertion professionnelle : les métiers en tension, les métiers du service public, les formations en alternance, etc. « Mon idée, c’est de faire de la sensibilisation bilatérale. Je demande aux membres du Clubhouse d’imaginer comment ils peuvent être perçus par ces interlocuteurs extérieurs, de réaliser que parfois il peut sembler difficile de les aborder. Et je mets aussi mes collaborateurs en situation d’aller vers ces personnes fragiles. »
L’initiative est presque intégralement financée (95 %) par des dons de particuliers et du mécénat d’entreprise. Mais l’objectif est d’atteindre la parité entre financements privés et publics. « Quand nous sommes allés voir des bailleurs publics, ils nous ont répondu qu’il n’existait aucune étude démontrant les résultats de ce type d’action en France », se souvient Céline Aimetti. L’association a donc embarqué dans l’aventure une doctorante, financée par la caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), dont le travail devrait permettre d’évaluer l’action du Clubhouse Paris.
En attendant, au terme de sa première année de fonctionnement, l’association s’enorgueillit de compter 63 membres, dont quatre ont déjà repris un emploi et six autres ont entrepris des stages. Justement, Noël L. vient d’achever un passage de cinq semaines chez un industriel, où il était chargé de réaliser des traductions. Ingénieur et titulaire d’un MBA, il n’est pas vraiment ravi de l’expérience. « Je me suis senti très isolé, je n’ai rien appris réellement, regrette-t-il. Et puis je pense que je suis trop qualifié pour ce genre d’activité. » Pour d’autres, le cheminement vers l’emploi reste très hypothétique. « J’ai toujours du mal à me projeter dans un travail, confirme Thomas R. Je suis malade depuis l’âge de 15 ans et je n’ai pas de diplôme. Mais je me sens bien ici, c’est un lieu propice aux opportunités, on crée des liens, entre nous et avec le milieu du travail. Et je viens tous les jours avec envie. »
(1) Les identités ont été modifiées à la demande des personnes rencontrées.
(2) Voir ASH n° 2751 du 16-03-12, p. 24 – Philippe Charrier est également président de l’Union nationale des familles de malades psychiques (Unafam) depuis l’été 2012.
(3) Créée en 2004, l’agence Entreprises et handicap travaille à l’élaboration de politiques internes aux entreprises en vue d’inclure des travailleurs handicapés.
(4) Une troisième chargée de cogestion, Maëlle Le Flour, est actuellement absente.