On ne compte plus les plans qui se sont succédé dans le secteur de l’hébergement pour personnes âgées dépendantes pour le doter de nouveaux moyens. Plan « vieillissement et solidarités » 2004-2007, plan « solidarité grand âge » 2007-2012, plans « Alzheimer », sans oublier le plan de médicalisation engagé depuis 2001, tous ont apporté leur lot d’avancées et de création de dizaines de milliers de places. Une décennie de construction à marche forcée, dont le contrecoup aura été de plonger le secteur dans une grave crise de recrutement. Selon la nature et l’implantation des établissements, entre 60 et 80 % d’entre eux présentent des trous dans leurs organigrammes, parfois pendant plus de un an. Une enquête de l’Uriopss Centre, lancée en 2011 auprès des EHAPD adhérents, montre un taux de postes vacants de l’ordre de 10 %. Cette proportion atteint 20 % pour les emplois de médecin coordonnateur et près de 30 % pour ceux d’ergothérapeute. En Aquitaine, région particulièrement riche en EHPAD, une étude conduite en 2011 par l’Observatoire du sanitaire et social d’Aquitaine (1) révèle à quel point la crise est profonde. Elle note de « fortes difficultés de recrutement » pour les aides médico-psychologiques (AMP), les infirmiers et les aides-soignants, aggravées par une moyenne d’âge élevée des salariés en poste et d’importants départs à la retraite d’ici à 2015. Interrogés dans ce cadre sur les raisons de cette situation, les directeurs pointent tous « le manque d’attrait des candidats pour la gériatrie et le travail en EHPAD ».
L’explication est-elle suffisante ? Alors que le bilan des plans gouvernementaux se fait attendre, des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour dénoncer la chasse aux soignants que ceux-ci ont entraînée. « Ils ont contribué à mettre l’accent sur les métiers du soin. Le plan “Alzheimer” 2008-2012 est le dernier exemple en date. De nombreux pôles d’activité n’arrivent même pas à démarrer faute de pouvoir recruter les psychomotriciens ou ergothérapeutes prévus dans le cahier des charges », constate Alain Villez, conseiller technique à l’Uniopss.
Le débat sur la dépendance des personnes âgées, initié par Nicolas Sarkozy en 2011, a révélé les profondes inquiétudes que cette situation faisait peser sur le devenir des établissements. Dans le groupe chargé de la réflexion sur les « modalités d’accueil et d’accompagnement des personnes âgées en perte d’autonomie » (réunissant élus, représentants de l’Etat, organisations professionnelles et experts), des intervenants ont notamment dénoncé la confusion entre « médicalisation » et « professionnalisation » entretenue par les pouvoirs publics. Et alerté sur « un mode de financement qui risque de transformer les EHPAD en établissements sanitaires alors qu’ils doivent rester des lieux de vie et d’animation » (2).
Le rapport final du groupe, restitué en juin 2011, mentionne laconiquement « des discussions franches » à ce sujet. Il n’empêche, l’interrogation est présente dans tous les esprits. « Le fond culturel des EHPAD reste soignant », déplore Paul Heulin, responsable de la commission des diplômes de niveau V à l’Unaforis (Union nationale des associations de formation et de recherche en intervention sociale) et directeur général du Cefras (Centre de formation et de recherche sur les métiers de l’aide et du soins). « Avec la réforme de la tarification qui a produit les EHPAD, il était question de faire rentrer, dans les équipes, des personnels issus d’une culture de l’accompagnement, tels que des animateurs, des AMP, des psychologues, rappelle-t-il. Or beaucoup de directeurs de ces établissements ont eu des difficultés pour manager des métiers de culture différente. Ils se sont alors réassurés en privilégiant les soignants. »
Olga Piou, directrice du Cleirppa (Centre de liaison, d’étude, d’information et de recherche sur les problèmes des personnes âgées), qui défend une vision sociale de la gérontologie, ne conteste pas la nécessité d’adapter les institutions à la dépendance. Mais regrette la dérive qu’entraîne la hausse du niveau de dépendance. « En pressant les hôpitaux pour faire sortir au plus vite les patients âgés, les pouvoirs publics poussent à la médicalisation des EHPAD, sans vision à long terme. Il faudrait au contraire donner la priorité aux services à domicile pour répondre aux attentes réelles des familles et placer les EHPAD dans une logique d’allers et retours avec le domicile. »
Au final, le développement des places médicalisées est devenu le seul horizon des pouvoirs publics. Beaucoup de gestionnaires n’ont d’autre choix que de se tourner vers l’accueil de personnes très dépendantes pour bénéficier de crédits supplémentaires de l’assurance maladie. Certains groupes en font d’ailleurs leur spécialité en affichant, dans chacune de leurs unités, des niveaux de dépendance dignes de longs séjours hospitaliers. « Le problème de ces établissements est que, même si leurs budgets sont plus élevés, ils ne sont jamais à la hauteur de l’enjeu. De plus en plus de directeurs se sentent piégés dans ce système avec, d’un côté, des résidents très lourdement handicapés et, de l’autre, l’impossibilité de recruter des personnels en nombre suffisant. »
Une telle politique n’est pas sans distordre la réalité. On estime à l’échelle nationale que près du quart des résidents des EHPAD n’auraient pas besoin d’un environnement aussi technique. Dans certains territoires ruraux, la situation atteint des sommets. Une étude de la caisse nationale de solidarité pour l’autonomie, menée en 2009 dans les EHPAD de Dordogne, montre que la moitié des personnes accueillies relevaient davantage d’un hébergement en structure intermédiaire. Quant aux ressources humaines qu’implique la médicalisation, leur raréfaction conduit souvent au glissement des personnels d’accompagnement vers des rôles de soignants, ce qui achève de boucler la boucle. Au point que, dans un département comme la Haute-Loire, le conseil général et l’agence régionale de santé obligent les EHPAD à demander une autorisation préalable avant de s’engager dans ce jeu de chaises musicales.
Sur le terrain, le recrutement est devenu l’art de la contrainte. Situé à une centaine de kilomètres au sud de Paris, l’Hôpital local Roland-Bonnion, à Villeneuve-sur-Yonne (Yonne), est plutôt attractif avec ses deux EHPAD de 140 et 70 lits, son service de soins infirmiers à domicile et son service de soins de suite, son importante activité de distribution de repas à domicile et son projet tourné vers la vie locale et les familles. Pourtant, depuis qu’elle s’occupe des ressources humaines, Christelle Pinsard, directrice par intérim, explique avoir tout connu. Le déficit d’infirmières, tout d’abord. « Nous avons essayé de lancer des annonces jusque dans les écoles de Belgique et d’Espagne, en vain. » Jusqu’à ce qu’en 2004 le conseil régional de Bourgogne propose aux élèves infirmiers un revenu de 600 € par mois, en plus de leurs indemnités de stage, à condition qu’ils signent un contrat de pré-recrutement avec un établissement bourguignon. Puis la tension s’est portée sur les aides-soignants. Le salut est, cette fois, venu de l’accueil de stagiaires en cours d’études, à raison de 70 à 80 par an, et de la fidélisation de certains d’entre eux à l’établissement. Le problème s’est ensuite déplacé vers les kinésithérapeutes. La solution a consisté à s’allier avec un établissement pour adultes handicapés pour faire venir deux kinésithérapeutes de Pologne. Et la liste des mille et une difficultés serait longue. « En fait, nous parvenons tant bien que mal à recruter, mais même avec nos 210 lits d’EHPAD le personnel est vite attiré par des structures plus importantes ou par des services plus dynamiques que la gériatrie », reconnaît Christelle Pinsard. Conséquence ? Une gestion du personnel en flux tendu empêchant de pouvoir mettre en place un pool de remplacement pour compenser l’absence de dernière minute d’un agent. « On essaie de travailler en réseau avec d’autres établissements, qu’ils soient privés ou publics. Cela permet de trouver des solutions et de partager des compétences. L’idéal serait même que les nouvelles générations de professionnels puissent intervenir sur différents sites, ce qui les ouvrirait à ce qui se passe ailleurs et leur éviterait la lassitude », ajoute Christelle Pinsard.
Face à ces difficultés à répétition, certains directeurs cherchent à préserver la dimension « lieu de vie » de l’établissement. Après avoir dirigé un grand établissement public de 300 lits en région parisienne, Gaëlle Léandri, aujourd’hui directrice du Domaine de la Conque, un petit EHPAD de 48 places situé dans le Var, s’étonne encore de qu’elle a connu : « J’ai failli à l’époque fermer une unité de 90 lits parce qu’il était devenu impossible d’assurer la continuité des soins, faute de personnel soignant. Il a fallu passer par une officine parallèle pour faire venir cinq infirmières du Portugal que nous avons hébergées dans un logement-foyer ! »
Dans son nouvel établissement, rattaché à l’Office national des anciens combattants, elle veille à l’équilibre des admissions afin de maintenir un niveau moyen d’autonomie des résidents compatible avec un projet d’animation sociale. « Ce qui ne veut pas dire ne pas accueillir de personnes très dépendantes, mais en accueillir plus serait un mauvais calcul. Non seulement le personnel supplémentaire financé à ce titre ne servirait qu’à prendre en charge le surcroît de dépendance sans rien changer au ratio de l’établissement, mais encore faudrait-il pouvoir le recruter. »
La logique a néanmoins son revers. Avec une dotation en effectifs calibrée au plus juste, les glissements de tâches sont fréquents. Deux agents de service hospitaliers ont, par exemple, été affectés en soutien aux aides-soignantes, ce qui permet à ces dernières de se concentrer sur les soins de nursing. Il n’est pas rare non plus qu’une auxiliaire de vie sociale soit recrutée temporairement pour remplacer une aide-soignante en congé. Quant aux trois postes infirmiers – dont le dernier a été pourvu « par miracle » –, ils couvrent tout juste les besoins. « Mais le dialogue avec l’ARS fonctionne. En outre, les personnels s’intéressent à la structure et le taux d’arrêt maladie est particulièrement faible. Je ne veux surtout pas retomber dans un autre système ! »
Au foyer Emilie-de-Rodat à Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine), l’établissement d’où est parti, en 1976, le mouvement des cantous, on va jusqu’à parler de « résistance » à la médicalisation. « Pour obtenir des budgets de l’agence régionale de santé, il faut faire la preuve qu’on a besoin de soins médicaux. Or la question c’est : de quoi a besoin une personne âgée confrontée à la dépendance ? », recadre Claudette Bouaziz, sa directrice. Fidèle à son histoire, l’établissement a conservé son organisation en petites unités de vie occupationnelles, au sein desquelles circulent les personnels.
Si les blouses blanches ont fait entre temps leur apparition, aucune différenciation n’est établie entre aides médico-psychologiques et aides-soignantes afin de promouvoir une vision globale de l’accompagnement. « La spécificité des postes est un débat que nous n’avons même pas. Nous sommes obligés pour des raisons de financement d’avoir des professionnelles diplômées, mais ce qui compte c’est l’empathie et le bon sens auprès des résidents. » En réalité, explique la directrice, les qualités sociales des unes s’équilibrent avec les compétences soignantes des autres. En dépit d’un niveau de dépendance très élevé (GIR moyen pondéré supérieur à 800), le foyer Emilie-de-Rodat affiche même dans ses équipes un nombre d’aides médico-psychologiques supérieur à celui des aides-soignantes. « Les personnels ont le sentiment d’être dans un endroit un peu exceptionnel et que, tout autour, beaucoup de gens sont englués. Le turnover est quasi inexistant chez nous. Quant aux tutelles, elles voient que ça marche et nous laissent une relative souplesse, assure Claudette Bouaziz. Il est faux de dire que le jeu est fermé ! Mais, voilà, tout le monde va dans le même sens… »
Pour autant, l’absence de perspective de sortie à cette situation précipite le débat. Qualifiant la situation d’« explosive », la CGT Santé-action sociale invite l’Etat à prononcer « l’arrêt immédiat de la suppression des lits d’unité de soins de longue durée, ainsi que l’arrêt de leur transfert du secteur sanitaire sur le médico-social ». Avec un ratio de 0,57 personnel par résident, explique la fédération, les EHPAD sont victimes d’« un manque cruel d’effectifs », avec « des équipes de nuit qui ont pour consigne de commencer les toilettes des résidents dès six heures du matin, des personnels soumis à la réalisation de soins en série et des arrêts maladie exponentiels ». La solution, estime le syndicat, passe par la création « d’un grand service public de la prise en charge des personnes âgées », susceptible de requalifier à leur tour les lits d’EHPAD en lit d’unités de soins de longue durée, financés en tant que tels, et de lancer le secteur dans « un véritable plan emploi-formation reconnaissant à toutes et tous qualifications et revalorisations salariales ».
« Les employeurs ont conscience de l’image véhiculée par leurs institutions et de la nécessité de sortir d’une situation dans laquelle ils doivent gérer les absences au quotidien. Beaucoup ont désormais le sentiment que la réflexion autour des ressources humaines a du sens, ce qui était moins le cas il y a quelques années », relève Florence Délorière, secrétaire générale d’Unifaf Aquitaine. Preuve en est l’utilisation de plus en plus courante des contrats de professionnalisation pour constituer un vivier de personnels diplômés. Certaines directions déploient ainsi de véritables stratégies au long cours, par exemple en finançant à un jeune sans qualification un premier contrat de professionnalisation d’auxiliaire de vie sociale, puis, une fois le diplôme de niveau V obtenu, en enchaînant sur un contrat de professionnalisation d’aide-soignant. « Ces trajectoires, qui peuvent s’étendre sur plusieurs années, permettent de travailler sur les parcours professionnels, de qualifier, de fidéliser et de renforcer l’attractivité des métiers dans les établissements », explique Florence Délorière.
Afin d’aider les employeurs dans leur politique de professionnalisation, l’OPCA (organisme paritaire collecteur agréé) a lancé un programme de formation centré sur les compétences indispensables à l’exercice des métiers de niveau V, notamment d’aide médico-psychologique, d’aide-soignant, de maîtresse de maison, d’agent de service hospitalier et d’agent de restauration. Un guide mis à la disposition des directions d’établissements associatifs leur permet de repérer les compétences à développer dans leurs équipes, puis d’orienter les professionnels concernés vers les modules de formation adéquats. Rodé au quatrième trimestre 2012, ce dispositif doit être étendu aux jeunes sortis du système scolaire sans qualification. Objectif : leur permettre d’accéder à un premier emploi et fidéliser progressivement une nouvelle population de professionnels. « Nous allons mettre l’outil à disposition des établissements. Après, est-ce que le secteur est prêt à assurer la part de prise de risque vis-à-vis de ces personnes et à pérenniser les emplois ? », se demande Sofia Samouilhan.
Mais le secteur a-t-il d’autre choix ? En témoigne la convention-cadre signée fin 2012 entre le Synerpa (Syndicat national des établissements et résidences privés pour personnes âgées) et Pôle emploi dans l’objectif de faire connaître les métiers du grand âge auprès des demandeurs d’emploi.
Depuis 2001 et le début de la politique de médicalisation des maisons de retraite, le secteur de l’hébergement pour personnes âgées a subi une métamorphose sans précédent de ses équipes. Les conventions signées entre les établissements et les pouvoirs publics ont permis la création de 42 500 emplois de personnels soignants et la transformation de 7 200 maisons de retraite en EHPAD (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes). A cela s’ajoutent les effets des plans pluriannuels engagés pour résorber le déficit de moyens du secteur.
Premier de tous, le plan « vieillissement et solidarités 2004-2007 » prévoyait la création de 10 000 places supplémentaires en établissements et le recrutement de 15 000 soignants. Début 2006, plus de 14 000 places avaient été créées et 28 000 aides-soignants recrutés (près du double de l’objectif fixé).
En juin 2006, le gouvernement décidait d’engager en urgence le plan « solidarité grand âge 2007-2012 », lui aussi essentiellement tourné vers la consolidation des soins. Cette fois, il est question de créer 93 000 places en EHPAD, services de soins infirmiers à domicile, accueils de jour et hébergements temporaires. Aux dizaines de milliers de personnels programmés à cette fin, il convient de rajouter ceux, très spécialisés, affectés au déploiement du plan « Alzheimer » 2008-2012, soit 75 000 places créées ou aménagées en établissement, accueil de jour, unité d’accueil renforcé ou pôle d’activités et de soins adaptés.
Toutefois, dès 2010, le secteur a commencé à saturer. Dans un bilan provisoire du plan « solidarité grand âge », dressé fin 2012, la caisse nationale de solidarité pour l’autonomie ne comptabilise que 82 000 places nouvelles notifiées depuis 2007, au lieu des 93 000 initialement prévues. De même, un grand nombre des places spécialisées « Alzheimer » n’ont pu voir le jour. Beaucoup voient, dans cet essoufflement, un impact très direct des difficultés de recrutements sur la programmation des équipements.
Selon l’INSEE, en 2020, six emplois sur dix en EHPAD, toutes catégories de personnels confondues, devraient être occupés par du personnel soignant.
Sources : CNSA, INSEE
(1) « Les métiers dans les EHPAD d’Aquitaine » – Les Cahiers de l’Observatoire, 2011 – Rapport d’enquête, Aquitaine Cap métier – Observatoire du sanitaire et social d’Aquitaine – Disponible sur
(2) Compte rendu de la réunion du groupe plénier du 22 février 2011 : hébergement des personnes en perte d’autonomie (bilan, enjeux et perspectives).