La nuit, pour lutter contre l’engourdissement, il marche dans les rues de Paris. Il lui faut tenir jusqu’à 5 h 20, l’ouverture des lignes de métro. Les journées, il les passe assis sur un siège de la station Rome, direction Nation. Il fait la manche : 2,60 € les mauvais jours, plusieurs billets à l’approche des fêtes de Noël, quand les passants « se délestent de leur mauvaise conscience ». Depuis combien d’années ce sans-domicile fixe – cheveux gras, dents gâtées, barbe trouée, peau galeuse et pieds purulents – est-il là ? Il a choisi cette station de métro car elle est toute proche du conservatoire dont il était le jeune prodige, dans sa précédente vie. Il va au Café des Petits Frères, rêve devant les affiches 4 x 3, guette le passage quotidien d’une jolie violoniste, doit lutter contre la violence de la rue, trouver des endroits pour se laver ou se soulager et, quand il a assez d’argent, il lui arrive de se payer une prostituée. Il n’a rien de sympathique, le héros du roman de Vincent Pieri, il est aigri et critique tous ceux qui lui viennent en aide, qu’ils osent le regarder ou qu’ils baissent les yeux – « Un jour j’en agripperai un. Je collerai mon visage sale au sien, je lui soufflerai mon haleine putride à la gueule et je hurlerai : “Regarde-moi !” »
Pour « ne pas devenir fou » dans son antre, mais aussi pour fixer les choses « afin d’être certain de les avoir vécues », le sans-abri noircit des carnets qu’il entrepose dans une petite cavité sur le quai de la station – « Quand je perds pied, je les relis. » Ce journal offre aussi au lecteur de Station Rome un aperçu de son parcours. Mais au final, à quoi cela sert-il ? se demande l’ancien musicien. « Lorsque je pourrirai dans un caniveau, est-ce qu’on viendra me triturer pour récupérer mes carnets ? Non. Et si quelqu’un les trouve sous les carreaux de faïence ? Est-ce qu’il prendra le temps de décrypter mes mots dégueulasses ? Qui lira ces pages ? Poubelle ! Mes carnets iront rejoindre les déchets. Je suis condamné au silence. […] Ce n’est pas pour eux que j’écris. Pour moi. Pour élever des murs de mots contre eux. Construire une tour de phrases dans laquelle je serai inatteignable. »
Station Rome
Vincent Pieri – Ed. Mercure de France – 18,50 €