Nous avons interrogé 559 d’entre eux dans toute la France (2). A ma grande surprise, près de 80 % ont indiqué être confrontés au « fait religieux » – j’entends par là des pratiques justifiées par la référence à une autorité supérieure et relevant de croyances ou de valeurs collectivement partagées et susceptibles de bousculer les pratiques éducatives. En 1991, lors de ma première enquête, le sujet n’était même pas évoqué !
Massivement à travers les demandes alimentaires des familles : celles-ci souhaitent que leur enfant ne consomme pas de viande de porc ou mange hallal. Les EJE – dont 50 % dirigent des établissements d’accueil – pratiquent alors spontanément ce que le droit du travail canadien appelle des « accommodements raisonnables ». Beaucoup de structures d’accueil proposent des repas adaptés sans que cela perturbe la vie collective. Les EJE composent avec ces demandes dans la mesure où cela ne remet pas en cause, voire favorise la qualité de l’accueil des parents et des enfants. Même s’il semble parfois difficile d’expliquer à un enfant pourquoi il ne peut pas manger comme son voisin.
Lorsque les EJE estiment qu’elles mettent en danger la sécurité physique ou affective de l’enfant. Par exemple, à la crèche Baby-Loup (3), ouverte 24 heures sur 24, certains parents voulaient que l’on réveille les enfants au petit matin pour la prière. Les EJE ont refusé en leur expliquant que cela perturbait le sommeil des enfants et proposé de décaler la prière.
Mais de telles exigences sont rares. Ailleurs, des professionnels ont pu amener certaines mères à renoncer à emmailloter leur enfant de façon trop serrée.
Leur légitimité éducative leur permet de dialoguer avec les familles quand ils estiment que certaines traditions mettent en danger l’intégrité physique ou morale de l’enfant.
Ils sont les plus exposés à l’expression du fait religieux en raison du chevauchement entre la sphère domestique et la sphère publique de l’exercice professionnel. Le métier d’assistante maternelle étant déjà fortement ethnicisé, le port du voile est fréquent durant les regroupements au relais et les EJE relèvent des risques d’exclusion. Si le dialogue est parfois difficile, ils arrivent cependant à gérer ces situations en négociant des accords permettant de trouver un équilibre entre le respect des convictions religieuses et les exigences de l’exercice professionnel. Il faut aussi que le personnel et, parfois, l’institution soient au clair avec leurs propres convictions. Le traitement de ces requêtes, qui n’ont parfois de religieux que l’apparence, doit être collectivement pris en charge pour que ça marche.
Ils sont même hostiles à toute demande d’aménagement de leurs collègues – EJE, auxiliaire de puériculture – pour raisons religieuses : s’absenter pour certaines fêtes, refuser d’utiliser des couverts « pollués » par une viande impure… Ils y voient une rupture inacceptable dans l’égalité des conditions de travail. Ce n’est pas tant la religion qui pose problème que les rites qui tendent à intégrer ceux qui les observent et à exclure les autres.
Lorsque les demandes émanent des familles et tant qu’elles ne remettent pas en cause la relation éducative et le « vivre ensemble » dans l’établissement, les EJE composent raisonnablement avec elles. C’est vrai aussi qu’ils sont beaucoup moins exposés à l’expression du fait religieux comme affirmation politique de soi que leurs collègues de la prévention spécialisée. De plus, les EJE – souvent des femmes, majoritairement françaises, catholiques ou sans religion – constituent un groupe sociologique et ethnique plus homogène.
(1) Qui organisait le colloque « Interventions sociales et faits religieux » les 22 et 23 avril –
(2) La question a été posée lors de la réactualisation, en 2012, d’une enquête sur les EJE.
(3) A l’origine de l’« affaire Baby-Loup » – Voir ASH n° 2803 du 29-03-13, p. 11 et n° 2805 du 12-04-13, p. 39.