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Faire le clown pour être acteur

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A Gagny, dans la Seine-Saint-Denis, la Boutique solidarité propose aux personnes en situation d’exclusion de participer à un atelier de « découverte de son clown ». L’objectif étant qu’elles puissent s’y exprimer et y retrouver une estime de soi.

« Bienvenue.Merci d’enlever vos chaussures et d’éteindre vos portables. Si vous avez un coup de fil à passer, sortez de la salle. Si vous voulez partir, pas de problème, mais ne le faites pas durant le passage d’un des clowns sur scène. Pour le reste, ceci est un espace pour vous et pour vous exprimer. Je propose que l’on se mette en cercle pour commencer. » Après avoir été éleveuse de chèvres, puis professeure d’anglais, Chantal Fourcault est devenue clown. Depuis 2005, elle anime des stages intitulés « A la découverte de son propre clown », participe à la formation de clowns, visite des hôpitaux, des maisons de retraite… (1) Quand elle enfile son nez rouge, celui-ci « devient une étoffe imaginaire protectrice, qui donne une touche de dérision à son être, qui rend les choses supportables et risibles ». Pour les personnes accueillies à la Boutique solidarité (2) de Gagny (Seine-Saint-Denis), l’existence est parfois difficile à supporter. C’est ce qui a incité les travailleurs sociaux de la structure à tenter de les intéresser à de tels ateliers. « La spécificité du public de notre accueil de jour (90 % sont des personnes sans domicile fixe en errance) est de vivre dans un isolement social extrême. Ils n’ont plus d’estime de soi, n’ont pas de projet socioprofessionnel, sont souvent prisonniers du passé. Nous nous sommes dit qu’ils avaient besoin d’être nourris d’autre chose que de repas – qui sont dispensés par d’autres associations. En proposant un atelier “découverte de son clown”, l’objectif est d’ouvrir un espace où ils peuvent montrer qu’ils sont capables de s’exprimer et de se reconnecter avec leurs émotions », explique Nadia Thibault, éducatrice spécialisée.

PAS D’ENGAGEMENT SUR LA DURÉE

A la Boutique solidarité, l’accueil est anonyme et inconditionnel. La structure comptabilise 70 passages en moyenne par jour – pour des petits déjeuners, l’usage de la bagagerie et de la laverie ou encore une domiciliation – et reçoit une subvention du conseil général de 20 000 € pour financer des actions « mobilisatrices et resocialisantes ». Depuis longtemps, elle propose des séjours de rupture au Maroc, des sorties culturelles, des cafés-philo ou du théâtre-forum. « Ce sont des activités qui n’enferment pas les usagers dans l’institution. Avec le théâtre, ils ont été invités à des festivals. Ce sera également le cas avec le clown », pointe Yves Dervin, chef de service.

Depuis octobre 2012, Chantal Fourcault pose donc une fois par mois ses valises remplies de nez rouges et de chemises colorées à Gagny, pour une journée et demie d’atelier intensif avec un nombre de participants qui varie de 10 à 20. « Les stages que nous proposons ne demandent pas d’engagement sur la durée car les usagers sans domicile ne peuvent pas se projeter sur le long terme. Un noyau dur s’est tout de même créé, auquel s’intègrent à chaque fois de nouvelles personnes », précise Yves Dervin.

« Je propose le stage à tous les usagers, explique Nadia Thibault. Et finalement ceux qui participent sont ceux qui sont les plus abîmés par la rue. La Boutique accueille beaucoup de jeunes en errance, pas encore prêts pour ce genre d’activité qui reste malgré tout cadrée et les met face à eux-mêmes. Il leur arrive de railler ceux qui participent : “Vous êtes des clowns !”, mais je leur explique qu’on ne fait pas du “clown cirque” mais du clown relationnel. Certes, les participants ont des carences, mais ce sont des adultes pas des enfants. Ils ne sont pas maquillés mais portent juste un nez rouge pour passer dans la peau de quelqu’un d’autre. On est vraiment dans le cadre d’un stage de développement personnel. »

UNE DYNAMIQUE PAR LE JEU ET LE RIRE

Aujourd’hui, ils sont une quinzaine, âgés de 22 à 61 ans, des hommes et des femmes vivant à la rue, en squat, en hébergement ou isolés en logement de droit commun, à prendre place dans la salle multi-activité. Jean-Pierre Ricci, conseiller socio-éducatif, et Nadia Thibault se joignent au groupe. Les mines sont renfrognées, certains arrivent fatigués, d’autres énervés. Mais de grands sourires illuminent les visages dès qu’ils se mettent en cercle, sous le regard bienveillant de Chantal Fourcault, qui leur propose des exercices d’éveil du corps en musique. La séance commence par des échauffements destinés à se décontracter. « Ecoute comment tu te sens, écoute ton corps », lance la clown, qui tutoie immédiatement les participants. Son stage se veut un espace ouvert qui apporte une dynamique par le jeu, le ludique, le rire, le dire, le laisser-vivre. « C’est un moment de joie, Chantal apporte du soleil dans nos vies », témoigne Etienne Nsimba, qui n’a pas manqué une seule séance.

Malgré l’enthousiasme des participants, la clown rencontre aussi quelques obstacles, car on ne travaille pas avec des personnes exclues comme avec n’importe quel public. Alors qu’elle propose à chaque usager de se lever pour chanter un extrait de chanson qu’il connaît par cœx0153;ur, certains demandent des jokers. Jean-Pierre Ricci, conseiller socio-éducatif, décode : « Il y a une part de blocage du fait du manque d’estime de soi. Mais surtout, une chose qui peut sembler simple pour un citoyen intégré dans la société – se souvenir de quelques paroles de chansons – peut être difficile pour eux. » Reste que Chantal sait se montrer persuasive (elle accepte les trous de mémoire, les poèmes et les chants exotiques) et tous les participants finissent par entonner leur air – avec justesse, qui plus est. Sans surprise, les chansons choisies ont pour thèmes l’amour et le bonheur et font surgir des émotions – comme pour Joëlle F., qui interprète Tous les garçons et les filles, de Françoise Hardy, ou avec La balade des gens heureux, entonnée par Nadia Thibault et reprise en chœx0153;ur par l’ensemble du groupe.

« J’aime voir mes propositions prendre une tournure inhabituelle, sourit Chantal Fourcault. Mon rôle est de proposer, de pousser, d’encourager et de favoriser l’expression. » C’est dans ce but qu’elle demande ensuite à chaque stagiaire de repasser avec son extrait de chanson, chanté cette fois-ci avec emphase. Un premier pas vers le clown. « Un clown fait toujours plus : quand il dit qu’il aime, c’est “J’AIME”, quand il veut embrasser, il exagère, mais sans contact, s’il cogne, il explose, il peut être hyperaffectueux, hyperagressif, il fait des bêtises, il se trompe… Pour l’interpréter, il est donc nécessaire de se lâcher le plus possible. Ce que je propose à ces clowns en herbe avec l’exercice sur l’exagération, c’est de leur donner plus de voix. » Les premiers passages se font sans problème. Virginie Breuille crie Frère Jacques, Kakou clame son poème d’amour comme un leader de manifestation, Etienne Nsimba interprète sa chanson en lingala en imitant un chef d’orchestre.

Quand tout à coup, sans raison apparente, une violente dispute éclate entre deux participants. Des noms d’oiseaux sont échangés, des menaces proférées… Les travailleurs sociaux interviennent : « Vous n’êtes pas ici pour régler des comptes. Vous en parlerez après, une autre fois. Là, c’est un moment de détente pour tout le monde. » Jean-Pierre Ricci propose immédiatement une pause déjeuner pour calmer les esprits. « Ces deux personnes fréquentent la Boutique depuis des années, les conflits entre elles sont anciens. Vraisemblablement, il a suffi d’un regard pour que ça explose. Je veux qu’elles comprennent que l’atelier est comme un no man’s land où l’on doit éviter les bagarres, les insultes. » Le conseiller socio-éducatif précise : « Si ce conflit était intervenu à un autre moment, nous n’aurions pas géré la situation de la même façon. Là, j’avais bien vu que quelque chose se tramait entre les deux participants, mais j’ai choisi de ne pas faire “sauter les verrous” tout de suite car je ne voulais pas casser la dynamique du groupe. Je pensais que la tension allait se désamorcer d’elle-même grâce à l’énergie positive, comme cela a été le cas hier avec deux autres usagers qui se détestent et qui, pourtant, ont fait un sketch ensemble. Mais avec ce public, tout peut arriver. »

UNE AUTRE FAÇON D’ABORDER LES USAGERS

Chantal Fourcault, même si elle n’a pas l’habitude de ces débordements, ne se laisse pas décontenancer. « Les premiers mots qui me viennent quand je pense à ces stagiaires particuliers, c’est générosité, solidarité, soutien. Je ne sais pas quel est l’enjeu entre les deux personnes qui se sont disputées, mais d’habitude les participants s’encouragent beaucoup. J’aurais pu gérer cette difficulté à ma manière, mais j’interviens dans une structure sociale où des travailleurs sociaux, qui connaissent bien ce public, prennent les choses en main. Je me sens d’ailleurs très soutenue par leur présence. Leur implication encourage celle des autres participants. »

De fait, comment être à la fois travailleur social et clown pendant ces séances ? « Je vois ces ateliers comme une autre façon d’aborder les usagers, dans la bonne humeur, avance Nadia Thibault. La relation qu’on a avec eux est d’ordinaire très formalisée. Ici, contrairement à quand je les reçois derrière mon bureau, ils sont dans la non-demande. Ils sont eux-mêmes et je suis aussi moi-même, mais avec des précautions car je n’oublie pas ma casquette de travailleur social. Reste qu’ils sont parfois surpris de me voir sauter, chanter, et non figée dans mon costume d’éducatrice. »

Après déjeuner, les tensions semblent apaisées. Les deux personnes en conflit sont mêmes restées à l’atelier, signe qu’elles s’y sentent bien. L’après-midi commence par une transformation : Chantal ouvre ses valises pour que les usagers trouvent leur personnage de clown. « En s’habillant autrement, ils changent de peau, se découvrent autre. » Costumes colorés, pantalons extra-larges, chemises à pois et chapeaux farfelus sont échangés. Emanuel Alfonso Maringa s’empare d’un pantalon jaune fluo ; Ghislaine Plau, d’une casquette à paillettes ; Olivier Menlet, d’une longue jupe à fleur. « Le but est que chacun s’approprie son costume, crée son personnage et commence à exister en tant que clown », annonce Chantal Fourcault, en précisant qu’ils pourront réutiliser les mêmes costumes à chaque séance. Elle leur distribue ensuite l’ustensile le plus important : le nez rouge, appelé « masque », à n’enfiler que lorsque le sketch commence.

D’ailleurs, Chantal lance un premier défi : constituer un duo et venir sur scène annoncer à la salle avoir fait une bêtise. « Une bêtise de clown, ça n’a rien de grave, ce n’est pas du domaine du réalisme. Vous venez devant nous, vous ne vous concertez pas, vous ne réfléchissez pas à quelle bêtise vous avez bien pu faire, vous savez juste qu’il vous faut l’avouer. » « C’est hyperdur », lâche Ghislaine Plau. « Oui, mais le but n’est pas de “réussir” mais de faire, avec spontanéité », lui répond Chantal Fourcault. Elle invite le premier duo, Nadia Thibault et Virginie Breuille, à aller « en coulisses » – un paravent dans la salle multi-activité –, à respirer profondément, à enfiler le masque puis à se lancer. Et les jeunes femmes se révèlent impressionnantes. Elles miment d’abord la honte, se lancent des regards complices, avant de crier en chœx0153;ur : « On a fait une bêtise ! » Fous rires dans la salle. Chantal Fourcault les guide, les encourage, leur demande de regarder leur public, de s’écouter. Tous les participants passeront tour à tour, certains provoquant plus de rires que d’autres, mais tous pris par le jeu et longuement applaudis. Après chaque passage, la clown en chef leur demande ce qu’ils ont ressenti. Parler de ses émotions est plus difficile…

L’exercice suivant est plus complexe : deux clowns vont tenter d’entrer en relation avec une personne assise sur un banc, dans un parc. « Quand vous ferez du spectacle de rue, c’est précisément ce genre de situations auxquelles vous serez confrontés, explique Chantal Fourcault, qui rappelle que l’idée, à terme, est de participer au festival de rue de Liginiac (Corrèze) en juillet et à celui du Thor (Vaucluse) en septembre.

LA DIFFICULTÉ À SUPPORTER L’ÉCHEC

Les duos tentent diverses approches : la séduction, l’intrusion, les promesses, le jonglage, mais se font systématiquement rejeter par l’individu assis sur le banc. Malgré les encouragements de Chantal Fourcault, certains usagers ont clairement du mal à supporter cet échec. « Ils sont dans une recherche de performance et ont besoin de reconnaissance », analyse Jean-Pierre Ricci. « C’est normal de se prendre les pieds dans le tapis au début, rassure la comédienne. C’est mieux de se tromper et d’envisager ainsi tous les obstacles que vous pourrez rencontrer sur le terrain le moment venu. » Chantal Fourcault ne doute pas de son entreprise : « Certes, ce seront des clowns “pas aboutis”, un peu “bruts de décoffrage” car ils ne font pas un travail suivi, mais ceux qui viennent régulièrement voudront et pourront participer aux festivals. »

Ce projet, Patrick Chassignet, chargé de mission « Boutiques solidarité » à la Fondation Abbé-Pierre, y tient particulièrement : « L’intervention sociale classique présente des limites pour certains usagers. Ce stage est un outil qui nous semble pertinent pour remobiliser et revaloriser les personnes. L’idée n’est absolument pas de former des clowns professionnels mais de faire interagir ces gens qui se sentent inutiles, “pas capables”, peu acteurs de la société, avec d’autres personnes. En se mettant “au service de l’autre” pour faire rire lors des spectacles de rue, cela améliorera forcément leur confiance en eux. Si ce projet fonctionne bien, on pourra l’essaimer dans les autres Boutiques solidarité. »

Le stage touche à sa fin. Les participants sont épuisés. Chantal Fourcault conclut en demandant à chacun de penser « à regarder autour de soi avec son regard de clown, même si tout n’est pas drôle. » Sans le savoir, Catherine Ngo Batgé applique ce conseil à la lettre : elle quitte la salle en oubliant d’enlever son chapeau bigarré et son nez de clown…

Si les résultats des ateliers ne sont pas chiffrables, ils ont un impact évident sur les usagers, estime Nadia Thibault. « A chaque fin de séance, on fait un bilan et les retours sont très positifs [voir encadré]. Et si, après le premier stage, on a poursuivi l’aventure avec Chantal Fourcault, c’est parce que les usagers étaient en demande. » Jean-Pierre Ricci ajoute : « Ce qui est important, c’est l’instant T qu’on leur fait vivre. L’atelier permet qu’ils jouent, qu’ils rient, qu’ils mémorisent de bons moments. Durant ces quelques heures, ils n’existent pas uniquement à travers leurs galères. Cela leur donne la possibilité de lâcher une énergie qui peut être déclencheur d’une nouvelle dynamique ou source de quiétude. Mais attention, je ne me dis pas : “Puisqu’untel a participé à l’atelier, je vais lui proposer de refaire son CV.” Je m’en sers comme d’un lien.

TÉMOIGNAGES PAROLES DE CLOWNS…

• « Je ne sais pas ce qui m’est arrivé sur scène, mais ça fait du bien. »

• « Ç’a été l’occasion de s’évader, d’oublier ce qu’on vit. On a joué, pris du plaisir, resserré les liens entre nous. Ce soir dans le métro, on dira : nos problèmes, on s’en fout. »

• « C’est une thérapie, le clown. On ne se prend plus la tête, on se sent bien, libre. »

• « Je n’ai pas eu l’habitude de m’amuser comme ça. »

• « Ça enlève toutes les tensions de la journée. »

• « On passe deux jours suspendus dans le temps, on sort des habitudes et un clown commence à naître en nous. On est dans la démesure, dans la folie. »

• « Quand on m’a proposé de participer, je me suis dit : “Moi, faire le clown ? Je suis déjà un clown vis-à-vis de la société.” Et finalement c’est un jeu, et qui dit jeu dit plaisir, et on en a bien besoin. »

Notes

(1) Association Envie de jeu : tél. 06 15 26 53 24 – enviedejeu@yahoo.fr.

(2) Boutique solidarité : 11-13, rue du Chemin-de-fer – 93220 Gagny – Tél. 01 43 88 08 00 – hs93 – contact@orange.fr – Gérée par l’association Hôtel social 93, la Boutique solidarité est agréée par la Fondation Abbé-Pierre.

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