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« Les personnes discriminées sont renvoyées à une identité collective qui n’est pas la leur »

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Depuis quelques années, la question des discriminations occupe une place importante dans le débat politique. Mais comment les principaux intéressés vivent-ils ces discriminations ? Avec trois autres chercheurs, le sociologue François Dubet a interrogé près de 180?personnes susceptibles d’être discriminées afin de mieux comprendre leur ressenti.
Beaucoup de travaux ont déjà été consacrés à la question des discriminations. Quelle est la spécificité de cette recherche ?

Le thème des discriminations est encore récent en France car, pendant une longue période, on s’est plutôt intéressé aux inégalités de classes. Les travaux menés jusque-là visaient soit à mesurer les discriminations, soit à les interpréter. Nous avons voulu, pour notre part, observer concrètement la façon dont les gens vivent les discriminations. Il n’est en effet pas évident que cette expérience soit homogène et indépendante des conditions sociales. Nous avons retenu environ 180?entretiens réalisés auprès de gens ayant potentiellement subi des discriminations en raison de leurs origines, de leur couleur, de leur sexe ou de leur orientation sexuelle. Avec une priorité à ce qu’on appelle la diversité ethnoculturelle. Nous leur avons demandé s’il leur arrivait d’être discriminés et, si oui, dans quel contexte et comment ils le vivaient. Nous avons également organisé plusieurs groupes thématiques de jeunes, de militants, de gays, lesbiennes et trans, afin d’avoir une vision plus collective. Les gens interrogés appartiennent à tous les échelons de la société car nous souhaitions observer des situations banales et ne pas nous focaliser sur les extrêmes.

La discrimination est-elle perçue chez toutes ces personnes de la même façon ?

La définition de la discrimination est globalement connue et n’est pas confondue avec celle de l’inégalité. Je suis discriminé lorsque je considère que j’ai les mêmes mérites et qualités qu’un autre et que l’on me ferme une porte en raison de ce que je suis : noir, femme, homosexuel, etc. Pour être concret, les gens savent très bien que ne pas pouvoir payer un appartement 1 000 € par mois, ce n’est pas être discriminé. C’est être victime d’une inégalité économique. Mais se voir refuser ce même appartement parce que l’on n’a pas la bonne couleur de peau, c’est être discriminé.

Certaines personnes vivent les discriminations comme une « expérience totale ». C’est-à-dire ?

Elles disent se sentir discriminées en permanence. D’une certaine façon, la discrimination les constitue, éventuellement en les détruisant. Un peu comme ces écrivains noirs des années 1950 qui pouvaient dire : « C’est le racisme qui me fabrique. » Ce qui caractérise ces personnes, peu nombreuses, est qu’elles n’ont aucun doute sur la réalité des discriminations. Alors que la plupart des personnes interrogées ont des doutes. L’expérience banale de la discrimination, c’est de n’être pas certain de ce qui s’est passé. Les gens hésitent souvent à qualifier tel ou tel événement ou comportement de discrimination. D’autant qu’elles savent que c’est très difficile à prouver. Ce qui explique sans doute le faible nombre d’affaires arrivant devant la justice.

Discrimination et stigmatisation, ce n’est pas la même chose ?

Lorsque vous êtes stigmatisé, vous êtes victime de jugements négatifs. Lorsque vous êtes discriminé, vous subissez une pratique. Vous n’êtes pas recruté, on ne vous loue pas un appartement, on ne vous laisse pas entrer en boîte de nuit… Certains groupes sont à la fois fortement stigmatisés et discriminés, comme les jeunes garçons des banlieues sensibles. D’autres disent être fortement stigmatisés mais assez peu discriminés. C’est souvent le cas des personnes homosexuelles, qui jugent le risque d’être insultées assez fort alors qu’elles estiment plutôt faible celui d’être discriminées. Pour les femmes, la situation est souvent inverse. Elles découvrent assez fréquemment être discriminées, notamment en termes de progression professionnelle, mais disent n’avoir jamais été stigmatisées en tant que femmes. Enfin, des personnes disent n’être ni stigmatisées ni discriminées, sans que l’on sache si c’est la réalité ou si elles refusent simplement de voir les choses. Il est vrai que certains marqueurs individuels peuvent protéger. Des jeunes femmes d’origine étrangère estiment ainsi qu’elles ne peuvent pas être discriminées parce qu’elles sont jeunes, belles et qualifiées.

Comment faire face aux discriminations ?

Les personnes discriminées sont renvoyées par les autres à une identité collective qui n’est pas la leur. C’est extrêmement violent et elles s’en protègent car, après tout, on n’est pas obligé de se heurter frontalement aux situations. Une stratégie souvent employée est celle de l’humour. Certains développent aussi des comportements pédagogiques. Ils essaient d’expliquer aux gens pourquoi ils ont tort de discriminer. D’autres adoptent une stratégie d’hyperconformisme afin de montrer qu’ils sont comme tout le monde. Le problème, c’est que tout cela pourrit la vie de tous. Il existe un non-dit très pénible, qui est finalement la limite des stratégies mises en œuvre. Ceci dit, la majorité des gens que nous avons rencontrés ne se laissent pas obnubiler par ce problème. Pour eux, l’expérience des discriminations s’apparente au risque climatique. Cela peut arriver, mais on ne sait ni quand ni où.

Paradoxalement, le sentiment d’être discriminé est inversement proportionnel aux discriminations réelles…

Pour se sentir violemment discriminé, il faut se sentir profondément l’égal des autres. Les gens qui sont au bas de la hiérarchie sociale sont souvent davantage discriminés que ceux qui se trouvent en haut mais leur sentiment d’être discriminé est en général moins fort car ils sont englués dans bien d’autres injustices et inégalités sociales. En revanche, une personne qui a franchi tous les échelons de la méritocratie vit avec une violence insupportable l’ultime discrimination qui lui revient dans la figure. Je pense à un médecin qui pensait devenir praticien hospitalo-universitaire et qui a littéralement pété les plombs parce qu’il pensait que l’accès à ce poste lui avait été refusé en raison d’une discrimination. Mais nous avons aussi interrogé de très bons élèves ayant bénéficié de dispositifs tels que les conventions ZEP de Sciences-Po et qui disent tous que, dans les établissements scolaires prestigieux, lorsqu’on est un très bon élève, la couleur de peau passe au second plan. Mais il faut être exceptionnellement bon.

Egalité entre citoyens ou reconnaissance des différences : que choisissent les gens ?

Majoritairement, l’égalité entre citoyens. Evidemment, ils voudraient aussi que l’on reconnaisse leurs différences, mais cela pose de nombreux problèmes. Nous leur avons demandé de réagir à des discours très radicaux sur la reconnaissance des différences ethniques ou culturelles. Et dans l’ensemble, ils n’étaient pas très enthousiasmés par cette approche. Ce que les gens veulent en réalité, c’est pouvoir mener leur vie de façon individuelle, en fonction de leur projet, et n’être enfermés dans une identité ni par leurs adversaires ni par leurs libérateurs. Une manière d’avancer sur ces questions serait d’ailleurs peut-être de cesser de renvoyer les gens à des collectifs.

L’attention portée ces dernières années à la lutte contre les discriminations fait-elle passer au second plan la question sociale ?

Pendant très longtemps, en France, on a refusé de voir les discriminations parce que l’on ne pensait qu’en termes d’inégalités sociales et économiques. Aujourd’hui, on ne parle que des discriminations mais la question sociale n’a pas pour autant disparu. D’autant que si l’on augmente l’égalité dans l’ensemble de la société, les discriminations seront peut-être moins violentes. Par ailleurs, on pourrait accorder aux personnes étrangères une forme de représentation politique. Vous pouvez vous présenter comme le député des chasseurs de palombes du nord des Landes, mais pas comme celui d’un quartier à majorité musulmane de la région parisienne. Ce n’est pas normal. Ce n’est pas du communautarisme que de permettre aux gens d’être représentés pour ce qu’ils sont. De même, nous ne pouvons pas continuer à avoir une école vécue comme une machine à expulser mécaniquement tous ceux qui n’ont pas la chance d’appartenir aux classes moyennes et supérieures. L’une des manières de répondre à ces problèmes est de donner à tous des droits culturels et politiques tant qu’ils ne menacent pas l’égalité fondamentale entre les individus.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Le sociologue François Dubet est enseignant à l’université de Bordeaux-Segalen. Il est aussi chercheur au centre Emile-Durkheim et associé au Centre d’analyse et d’intervention sociologiques. Avec Olivier Cousin, Eric Macé et Sandrine Rui, il publie Pourquoi moi ? L’expérience des discriminations (Ed. Seuil, 2013).

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