L’Agence pour l’éducation par le sport (APELS) recense, depuis sa création en 1996, des milliers d’initiatives locales utilisant le sport pour favoriser la cohésion sociale, le vivre ensemble dans les quartiers, la santé et l’insertion sociale ou professionnelle de jeunes en difficulté. « Dès le départ, nous avons été touchés par des pratiques d’éducateurs qui organisaient au bas des tours des activités sportives permettant la médiation, avec une forme d’accompagnement un peu nouvelle », témoigne Jean-Philippe Acensi, délégué général et fondateur de l’agence (1). Selon cette dernière, environ 150 services de prévention spécialisée auraient fait de l’activité sportive le fer de lance de leurs interventions dans les quartiers. Sans compter tous ceux qui mènent des actions plus ou moins ponctuelles en réponse à une situation d’urgence sociale. Il faut encore ajouter les initiatives des représentants du mouvement sportif qui, confrontés de façon parfois douloureuse à la réalité des quartiers, se rapprochent de la prévention spécialisée. « C’est devenu un enjeu fort pour les territoires, explique Jean-Philippe Acensi. Les gens qui vivent dans les zones urbaines sensibles savent que le premier support de médiation est, de loin, la pratique sportive, bien avant la culture. A partir de là, il est possible de travailler sur la santé, les différences, l’insertion. »
Qu’apporte le sport à la relation éducative ? De l’adrénaline, répond Joëlle Bordet, psychosociologue spécialiste de la prévention de la délinquance : « Avec des jeunes en prise avec la violence, les stigmates et la désignation dans l’échec scolaire et professionnel, progresser dans une activité sportive, c’est découvrir des capacités qu’on pensait ne pas avoir. Dans le rapport au corps d’un adolescent, c’est fondamental. » A cela s’ajoutent les valeurs du sport dont les éducateurs se font les passeurs : apprentissage de la règle, mobilisation des énergies, mixité, effort, maîtrise du risque, euphémisation de la violence. « La première chose qu’on découvre dans le sport, c’est qu’on a besoin de l’autre pour exister. Ce qui déplace la question de l’autonomie : celle-ci n’est plus l’auto-suffisance, elle est ce qui s’acquiert par rapport à l’autre. Accéder à ce processus est extrêmement important car, sans lui, ces jeunes ne pourront venir à la démocratie », ajoute Joëlle Bordet.
Parmi les premières associations françaises à avoir misé sur ces valeurs, l’Association départementale pour le développement des actions de prévention (ADDAP 13) à Marseille, a consacré en 2011 près de 4 600 journées à des actions collectives de proximité telles que les animations au pied des immeubles ou les animations de rue, faisant interagir éducateurs spécialisés et éducateurs sportifs. « Mieux que toute autre pratique, le sport permet d’occuper le terrain, de gérer les conflits et de mobiliser les habitants dans des actions inter-générationnelles et inter-communautaires », explique Patricia Raibaut, éducatrice spécialisée de l’association. Des binômes composés d’un éducateur spécialisé et d’un éducateur sportif sont également en mesure de répondre plus rapidement à une situation que ne le ferait un éducateur spécialisé seul, explique Lionel Sebag, éducateur sportif à l’ADDAP. « Le déclenchement d’animations sportives dans une cité installe tout de suite une relation de confiance avec les jeunes et débouche sur de nombreux accompagnements éducatifs individuels », précise-t-il.
Dans certains quartiers, l’objectif peut être simplement d’occuper un espace sensible de manière structurée. C’est le cas de l’action menée par l’ADDAP dans une place du centre-ville de Marseille, la Halle Puget, où de vives tensions opposaient jeunes et commerçants. Ces derniers accusaient les jeunes d’avoir transformé ce site en une aire de football anarchique et dangereuse. En liaison avec les associations sportives, les riverains, les jeunes et les commerçants, une animation multi-sports a été menée pendant une demi-journée. Démonstrations de sports collectifs, boxe, trampoline, fitness. « L’idée était de créer du lien entre tous les groupes en présence et, à un second niveau, de permettre aux adolescents de découvrir de nouvelles pratiques pour les orienter vers les structures existantes », explique Karim Sahraoui, éducateur spécialisé. Les résultats d’une telle action peuvent apparaître modestes. Les délits ont diminué de 40 % durant le temps de la manifestation. En outre, depuis celle-ci, une relative régulation de l’occupation de la place a pu être trouvée avec les jeunes d’un côté et les commerçants de l’autre. Mais surtout, le lien créé a débouché sur des accompagnements éducatifs individualisés. « On s’est aperçu aussi que beaucoup de jeunes qui nous avaient aidés à la préparation étaient demandeurs pour prendre des responsabilités à travers les sports », explique Christian Chevassus, éducateur sportif. Ce qui a permis à l’association de former des « jeunes-relais » intervenant en soutien aux éducateurs sportifs et aux éducateurs spécialisés.
A l’Association picarde d’action préventive (APAP), une association intervenant sur la zone urbaine sensible d’Etouvie, près d’Amiens, l’augmentation des difficultés sociales a conduit les éducateurs à abandonner les stratégies d’intervention classiques. « Devoir agir sur un mode collectif nous incite à organiser des activités qui favorisent l’accroche avec les jeunes. Bien qu’il ne s’agisse que de supports à la rencontre, ces activités exigent un contenu de qualité si l’on veut favoriser l’interaction humaine. Les pratiques sportives répondent à cette exigence », explique Stéphanie Parentie, éducatrice spécialisée à l’APAP. Après des cycles consacrés à l’escalade et à la plongée sous-marine, l’association a réorienté ses moyens, depuis deux ans, vers le char à voile ; une activité accessible à tous, qui permet, en outre, aux jeunes de quitter leur quartier pour les plages de la Manche, situées à trois quarts d’heure de route. La communauté d’agglomération d’Amiens et le conseil général ont participé à l’achat de cinq Blokart (chars à voile démontables) et les éducateurs ont passé leur monitorat. « Le char à voile fait aujourd’hui partie de nos moyens de fonctionnement. La résonance dans le réseau des jeunes est telle qu’ils viennent nous solliciter pour participer à l’activité, ce qui est une manière de nous aborder sans parler directement de leurs difficultés. » De fait, les participants sont des adolescents très en difficulté, souvent suivis depuis longtemps. La sortie sur les plages, le défi personnel que représente la maîtrise du vent et du Blokart, le montage-démontage, l’entretien des machines représentent alors autant d’occasion pour les éducateurs de se rendre accessibles. « Ils nous découvrent comme des êtres humains et pas seulement comme des éducateurs. On partage quelque chose », résume Stéphanie Parentie. En 2012, 70 jeunes ont pu s’initier à la pratique du char à voile. Certains d’entre eux étant désormais suffisamment aguerris, un projet de vidéo est à l’étude. Objectif : poster des images de Blokart filant par gros temps sur les réseaux sociaux où les jeunes d’Etouvie affichent leurs rodéos de voitures. « C’est aussi une façon de travailler en résonance sur le quartier », assure l’éducatrice.
Ce plaidoyer en faveur du sport ne doit pas masquer toutefois les questions qui se posent. Les multiples désignations des projets – auto-labellisés « socio-sportifs », « d’intégration », « d’insertion », « de prévention », « de socialisation », « d’éducation » par le sport – témoignent d’une difficulté à s’accorder sur le public visé tout autant que sur les intentions éducatives. « Intégration et insertion par le sport sont des termes peu définis. Cette non-définition du discours social pourrait justifier toutes les pratiques de prise en charge de la jeunesse », alerte Nathalie Pantaléon, chercheuse au département de sciences et techniques des activités physiques et sportives (STAPS) de l’université de Nice. L’erreur serait ainsi de penser l’activité sportive comme favorisant l’insertion et l’intégration par essence et ne débouchant que sur des pratiques occupationnelles. Même analyse de Jacques Humbert, chargé de mission sur les politiques publiques d’intégration sociale auprès du ministère de la Justice : « L’intention éducative ne peut apparaître après coup en analysant les résultats ou les effets secondaires de l’action. L’activité sportive doit venir soutenir les orientations de l’action éducative. Si cette dernière n’est pas clairement énoncée, nous rentrons dans le domaine du magique. »
C’est un travers qu’a réussi à éviter le comité ardéchois de la Fédération française de montagne et d’escalade, qui mène depuis cinq ans une action en lien avec la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Chaque année, 15 à 20 adolescents, dans le cadre d’une mesure de probation et encadrés par une unité éducative en milieu ouvert composée d’un éducateur de la PJJ et d’éducateurs sportifs, se livrent à l’activité périlleuse d’équiper des voies d’escalade. « Cette pratique suppose de se coordonner, car chacun a la sécurité de l’autre entre les mains, ce qui oblige à se faire confiance. C’est un changement de comportement qu’on peut constater au fur et à mesure chez les jeunes », explique Damien Le Turdu, moniteur d’escalade.
A raison d’une session tous les 15 jours, l’accompagnement en micro-groupes (quatre personnes au maximum) autorise un suivi individualisé qui permet au jeune grimpeur d’accéder à une autonomie. Les savoir-faire techniques servent ensuite de support à une sensibilisation aux travaux d’accès difficiles (laver les vitres en haut des tours, intervenir sur les façades d’immeubles de grande hauteur), conduite avec les employeurs. « Ce sont des métiers qui ne nécessitent pas un gros bagage scolaire, mais avec lesquels on peut réellement gagner sa vie », précise Damien Le Turdu. En 2012, une quinzaine de voies d’escalade ont été ouvertes et la quasi-totalité des participants ont vu leur peine réduite ou classée sans suite.
A Toulouse, un projet à mi-chemin entre le club sportif et l’action sociale a été lancé en 2004 par l’association Rebonds (2). Œuvrant auprès d’adolescents en difficulté sociale ou psychique, celle-ci propose un accompagnement sportif et social intensif basé sur la transférabilité des qualités du rugby dans la vie quotidienne, par le biais d’éducateurs sportifs formés au travail social. Des réunions avec les acteurs sociaux, sportifs et scolaires du territoire sont régulièrement organisées autour du projet personnalisé des jeunes. Une travailleuse sociale référente assure un suivi hebdomadaire des situations en lien avec les éducateurs et les familles. En dépit des difficultés des adolescents, l’objectif final est de parvenir à leur insertion professionnelle. Dans cette perspective, l’association étend son accompagnement jusqu’à l’âge de 25 ans et s’appuie sur un réseau d’entreprises partenaires intéressées par les valeurs sportives. « Nous restons centrés sur le rugby, insiste cependant Sanoussi Diarra, éducateur spécialisé et rugbyman, co-fondateur de l’association. Nous sommes identifiés comme des éducateurs sportifs, et non comme des travailleurs sociaux. C’est notre sésame auprès des familles et des jeunes, souvent assez méfiants envers les travailleurs sociaux traditionnels. »
Nombre d’éducateurs se sont également saisis de l’engouement pour le sport dans les quartiers pour refonder leur approche. C’est le cas de Stéphane Mengui, éducateur spécialisé et boxeur de haut niveau. En 2006, il co-fonde l’association l’Elan sportif, à Mulhouse, avec l’ambition d’utiliser la boxe anglaise éducative (les coups sont retenus) comme outil de médiation pour prendre en charge des jeunes en difficulté. « Les statuts de l’association placent le lien social avant la pratique sportive, explique-t-il. Notre intervention se base sur un travail éducatif qui met en parallèle les valeurs développées par la boxe et le comportement dans la vie de tous les jours : estime de soi, relation au corps, respect du partenaire, recherche de ses limites. » Les bénéficiaires de l’action peuvent être envoyés par des organismes spécialisés (foyers, instituts médico-éducatifs, maison d’arrêt, protection judiciaire de la jeunesse) ou repérés lors des animations sportives que mène l’association dans des quartiers sensibles. Le projet est, dans tous les cas, clairement sportif. « Le sport est utilisé comme espace de médiation et de transition pour canaliser la violence et libérer la parole. On travaille beaucoup sur la limite physique et le dépassement de soi en fonction d’objectifs fixés au préalable. Cette phase de dépassement est importante pour que la personne puisse continuer à cheminer dans son projet personnel », assure Stéphane Mengui.
Au Havre, dans le quartier du Mont-Gaillard, une zone urbaine sensible de plus de 10 000 habitants, c’est une véritable entreprise de coaching social et professionnel par le sport qu’a montée un éducateur, Allaoui Guenni, en créant l’association Emergence (3). Après être intervenu dans un service de prévention spécialisée, cet adepte de la boxe française ne supportait plus « la passivité » du travail social dans les quartiers. La démarche qu’il prône se veut résolument musclée. La personne doit tout d’abord convaincre – par le biais d’un entretien et d’une première mise en situation éducative – de sa motivation à se réinsérer sur les plans social et professionnel. « Les publics auxquels nous nous adressons ont déjà amorcé la trajectoire, mais n’y arrivent pas. Ils n’ont pas les codes, pas les méthodes ou tout simplement pas la force. Emergence est un facilitateur, mais aussi et surtout un accompagnateur dans leurs parcours de vie », explique Allaoui Guenni.
Le parcours éducatif est mené en trois temps. Après une phase de reconquête du corps et de l’estime de soi à travers la boxe française et la musculation, commence une période d’en moyenne six mois consacrée à la définition d’un projet professionnel avec des conseillers d’insertion ; le sport occupe, là encore, un rôle central en faisant prendre conscience aux jeunes de leurs capacités. Enfin, un suivi poussé, intégrant un travail sur la présentation personnelle, est mis en place jusqu’à l’insertion dans l’emploi. Les résultats ? A raison d’une centaine de bénéficiaires par an depuis 2005, Emergence revendique la signature de 750 contrats à durée indéterminée. « Nous ne sommes pas des pompiers du social. Nous sommes des coachs et, à ce titre, nous poussons les personnes. C’est aussi simple que cela ! », commente Allaoui Guenni. Signe des temps : devant l’intérêt qu’elle suscite, l’association s’est dotée en juin 2011 d’une structure destinée à aider les municipalités à dupliquer la démarche. Aubervilliers, Argenteuil, Sens, Calais, Dunkerque seraient déjà sur les rangs.
Reste une question : comment trouver un socle commun à des pratiques reposant souvent sur le charisme ou le savoir-faire d’un individu ? Dans le référentiel de formation d’éducateur spécialisé, rien n’est dit sur la place du sport. En outre, les actions entreprises sur le terrain ne prévoient que rarement une évaluation des processus de transformation individuelle de leurs bénéficiaires. Pour Hélène Gibert, directrice adjointe de l’Institut méditerranéen de formation et de recherche en travail social, la jonction avérée du sport et de la prévention spécialisée oblige à considérer que l’éducation des adolescents en difficulté n’est pas l’apanage des seuls éducateurs spécialisés. « De nombreuses autres professions interviennent auprès des jeunes dans une volonté éducative. Il faut faire attention aux dérives corporatistes qui conduiraient à rechercher des différences, là où il s’agit de compétences à associer dans un objectif éducatif commun », explique-t-elle. Et d’appeler de ses voeux la création d’une option « sport » pour le diplôme d’éducateur spécialisé à l’instar de l’option « médiation sociale » qui existe pour le diplôme d’Etat de la jeunesse, de l’éducation populaire et du sport (Dejeps) ou des spécialités « développement social et médiation par le sport » de certaines licences professionnelles du sport.
« Sortir d’un schéma idéologique et/ou empirique sur l’éducation par le sport », tel est l’objectif du Guide d’analyse des projets de l’éducation et de l’insertion par le sport, réalisé en septembre 2012 par le pôle ressources national « Sport, éducation, mixité, citoyenneté » (SEMC) (4).
Pour ses auteurs, la réussite d’un projet d’éducation par le sport tient non seulement à des éléments méthodologiques, « mais aussi à des éléments de conception plus fins, parfois imperceptibles » qu’il convient de mesurer.
La grille d’analyse proposée aux porteurs de projet vise donc à repérer certains de ces facteurs-clés.
A un premier niveau, il convient de s’interroger sur le déclencheur de l’action. Deux projets similaires d’éducation et d’insertion par le sport peuvent en effet connaître un développement totalement différent en fonction des conditions d’émergence. « Un dispositif développé en réaction à une situation de crise sociale n’aura pas la même évolution qu’un autre élaboré dans le cadre d’une démarche de co-construction avec les publics bénéficiaires. »
De même, la place du sport dans le projet éducatif doit être questionnée. « Le sport est-il utilisé au regard de sa dimension sociale et éducative, ou comme un outil de développement social ? »
Autre clé : si la formation des équipes est une condition de la réussite de l’action, l’ancrage de la structure sur le territoire apparaît décisive. « Nous sommes sur des projets à finalité d’insertion : agréger des compétences et des réseaux autour du conseil d’administration [de l’association organisatrice] fait toute la différence. » Enfin, les dispositifs d’insertion par le sport doivent, plus que tout autre, s’engager dans une évaluation permanente de l’action, notamment sur « l’acquisition des compétences sociales sur le public ciblé » et sur « la mesure de l’impact en termes de cohésion sociale ». Pour les auteurs, « interroger ces spécificités, c’est aussi construire un discours sur la plus-value réelle du sport dans un continuum éducatif. »
→ Seulement 5 % des 15 ans et plus n’ayant aucun diplôme font partie d’une association sportive, alors que ce pourcentage triple ou quadruple chez les détenteurs d’un bac ou plus.
→ Moins les parents sont diplômés ou plus les revenus du foyer sont modestes, et moins les adolescents ont des chances de pratiquer un sport.
→ Dans tous les cas, le taux de participation des filles est inférieur à celui des garçons.
Source : ministère des Sports, de la Jeunesse, de l’Education populaire et de la Vie associative.
(1) Lors des journées nationales de la prévention spécialisée « Action éducative et sport », organisées par le CNLAPS, l’APELS, l’ADDAP 13, à Marseille les 11 et 12 décembre 2012.
(2) Expérience analysée dans le Guide d’analyse des projets de l’éducation et de l’insertion par le sport – Pôle ressources national « Sport, éducation, mixité, citoyenneté » (SEMC) – Septembre 2012 – Disponible sur
(3) L’association reçoit une subvention de la ville du Havre et est rémunérée par les organismes (Pôle emploi, associations de réinsertion…) qui font appel à ses services et par un réseau d’entreprises partenaires.
(4) Disponible sur