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Redonner le désir d’apprendre

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Depuis 2005, les Ateliers pédagogiques de Nanterre prennent en charge des jeunes qui ont quitté l’école ou sont en passe de décrocher. Issu d’un secteur pédopsychiatrique, ce dispositif s’appuie sur un accompagnement individualisé et souple.

« Alors, Théo, tu as trouvé la différence entre un solide et une figure plane ? » Penché sur son cahier, le jeune garçon reste muet. Son voisin, Lucas, semble absent, vaguement triste. Il jette un coup d’œil furtif à son smartphone, avant de le ranger rapidement dans son sac à dos. Caroline Seguinot, enseignante spécialisée, revient à la charge, un dictionnaire dans une main, une feuille de papier dans l’autre. Le visage de Théo s’éclaire : « Un solide, c’est un volume… » Caroline Seguinot redonne les définitions des différentes notions et en profite pour indiquer aux quatre adolescents présents cet après-midi comment se servir d’un index pour chercher dans leur cahier de géométrie le chapitre consacré aux solides.

Grand gaillard pour ses 13 ans et demi, Théo n’était plus scolarisé depuis plusieurs mois lorsqu’il est arrivé ici l’année dernière. Sur un des murs de cette salle sans grand charme, il a affiché un dessin de girafe qu’il a accompagné d’un poème intitulé « Armstrongirafe ». Une forme d’hommage à l’astronaute américain, qu’il admire et rêve d’imiter depuis qu’il a vu les images des premiers pas de l’homme sur la lune. Lucas, lui, est toujours scolarisé dans un collège de Puteaux (Hauts-de-Seine). Plutôt bon élève, il a néanmoins déjà été exclu de l’établissement. Il met son parcours scolaire en danger par son comportement difficile. Ce jeune garçon de 13 ans aux allures sages explique qu’il ne supporte pas le travail en classe, avec beaucoup d’élèves, les profs trop stricts ou encore les injustices dont il estime être l’objet. Il vient ici en traînant les pieds. Pour son dessin, il a choisi de représenter un escargot. Histoire de montrer son besoin d’aller à son rythme, de ralentir. Ou, peut-être, tout simplement une façon de mettre sur le papier l’image que ne cessent de lui renvoyer les adultes…

UN LIEN ENTRE ENSEIGNANTS ET PROFESSIONNELS DU SOIN

Comme Théo et Lucas, une petite vingtaine de jeunes âgés de 12 à 18 ans se rendent au minimum une fois par semaine dans cette salle située au rez-de-chaussée d’une tour du quartier du Parc, à Nanterre, pour participer aux Ateliers pédagogiques (1). Certains ont décroché du système scolaire depuis des mois, voire des années, d’autres risquent de perdre pied après plusieurs exclusions. Impression d’être noyés dans le groupe, dépassés par le rythme des cours qui se suivent et qu’ils ne comprennent plus ; rejet de l’autorité et d’un cadre trop contraignant… Pour ces jeunes, la vie et l’apprentissage au collège étaient devenus chaotiques ou carrément impossibles. Seules échappatoires : l’absentéisme, le repli sur soi ou des comportements perturbateurs ou violents.

C’est en 2004, au centre médico-? psychologique (CMP) Jean-Wier de Nanterre, que naît l’idée d’expérimenter un nouveau type d’accueil et d’accompagnement pour ces jeunes que l’on appelle un peu rapidement des « décrocheurs scolaires ». Associant professionnels du soin et enseignants, le dispositif est né d’un constat assez inattendu, se souvient Caroline Seguinot : « A la demande de l’inspection d’académie, j’ai rencontré le chef de service du CMP de l’époque pour voir ce qui pouvait être mis en place pour ces jeunes. Il n’existait rien alors pour aider ceux qui avaient décroché et réclamaient eux-mêmes de la pédagogie. Ils avaient beaucoup de mal à intégrer des centres d’accueil thérapeutique à temps partiel, qui n’offrent pas d’orientation pédagogique et renvoient à l’idée de maladie mentale. Il s’agissait donc de répondre à cette demande préalable de pédagogie pour essayer ensuite de les accompagner dans une démarche de soin. »

Portés par l’équipe du CMP et par le centre hospitalier Théophile-Roussel, soutenus par plusieurs partenaires institutionnels et collectivités locales (2), les Ateliers pédagogiques ont pour objectif d’offrir aux jeunes déscolarisés ou sur le point de décrocher un lieu où souffler et retrouver peu à peu le désir d’apprendre, voire, pour certains, de renouer un lien social délité. Orientés vers le CMP par des enseignants ou des travailleurs sociaux, les jeunes se voient proposer un suivi et un emploi du temps personnalisés au sein des ateliers, parfois en complément de leurs cours habituels au collège. Une prise en charge totalement gratuite pour leurs parents… Les séquences – c’est le terme en usage – durent au plus une heure et demie et ne rassemblent guère plus de cinq ou six élèves à la fois. « J’ai vu que tu avais deux multiplications à faire. Est-ce que tu as besoin de ta table de Pythagore ? […] Fadel, c’est quoi la différence entre ce rectangle et cette forme ? » Caroline Seguinot passe d’un adolescent à l’autre. Attentive aux moindres signes de décrochage ou d’agacement, elle revient sur un point précis, explique une notion générale à partir d’exemples concrets, fait participer tout le monde et s’adapte aux difficultés des uns et des autres. Pour l’équipe de l’atelier pédagogique, il s’agit de redonner à ces jeunes l’envie d’apprendre à travers une relation et un environnement différents. « La plupart de ceux que j’accompagne disent se sentir en situation de passivité au collège, face à une personne qui dispense un savoir. Certains expliquent que lorsqu’ils vont en classe, ils traînent dans les couloirs parce qu’ils ne supportent pas l’idée de devoir s’asseoir pour enchaîner des heures de cours », observe Patricia Ndozangue, enseignante de français aux Ateliers pédagogiques.

FACE AUX TENSIONS, L’APPUI D’UNE INFIRMIÈRE

Les deux enseignantes assurent les quinze heures de cours hebdomadaires avec l’appui d’une infirmière spécialisée. Un mode de fonctionnement qui s’éloigne de la rigidité du cadre institutionnel classique et qui permet d’apaiser les angoisses ou les tensions. Grâce à cette coanimation, l’équipe peut aborder d’une autre manière les difficultés qu’éprouvent ces adolescents face aux différentes formes de règles ou d’autorité. « Plutôt que d’être perçues comme une forme de protection collective, les règles sont ressenties comme la manifestation d’un arbitraire imposé par l’adulte. Au collège, lorsqu’il y a un problème de discipline, le professeur va faire appel à sa hiérarchie et envoyer l’élève au conseiller principal d’éducation. Dans les Ateliers pédagogiques, lorsqu’un problème survient, l’enseignante a la possibilité de se tourner vers l’infirmière pour apporter une réponse un peu décalée », souligne Marie Gilloots, pédopsychiatre et chef de service du CMP.

Infirmière psychiatrique, Nathalie Abel joue ce rôle d’observatrice et de tiers capable d’offrir une porte de sortie lorsqu’une situation paraît bloquée. Une place qu’il lui a fallu construire, confie-t-elle, se souvenant avoir multiplié au début les goûters avec les jeunes, parce qu’elle ne savait pas bien quel était son rôle. Trois ans après son arrivée, la question ne se pose plus. Lorsque le comportement d’un jeune perturbe le cours de l’atelier, elle l’invite à faire une pause dans la pièce attenante, à boire quelque chose, à discuter ou à lire un peu, le temps de laisser passer l’orage. Une façon d’essayer de calmer les peurs des échecs passés qui resurgissent ou les mouvements d’énervement et d’agressivité. « Il suffit parfois d’un mot, et ça redescend très vite », remarque Nathalie Abel.

UNE APPROCHE AU CAS PAR CAS

Sa présence permet aussi de porter un autre regard sur une situation et de proposer des solutions différentes de celles que peut apporter l’équipe pédagogique. « En étant présente aux côtés des deux enseignantes, je vais amener de nouveaux éléments sur ce qu’un jeune peut jouer ou rejouer de sa propre histoire pendant ces ateliers, et voir ce que l’on va pouvoir en faire par la suite », poursuit la jeune femme. Il a fallu, par exemple, prévoir un découpage spécifique pour un adolescent incapable de soutenir un apprentissage pendant une heure et demie, avec une alternance d’exercices et d’activités plus ludiques. Pour d’autres, il faut varier les approches afin de maintenir l’attention, en proposant des exercices de grammaire en ligne et interactifs, des questions tirées d’articles de journaux ou des jeux de société. Il n’y a pas de méthode miracle applicable à l’ensemble des jeunes accueillis dans ce dispositif expérimental, insistent ses responsables. Et s’ils ont choisi de donner à ce projet le nom d’« atelier », c’est pour mettre en avant cette construction permanente et pragmatique réalisée au cas par cas. « On sait que chaque heure va être différente. On observe constamment les comportements, les réactions des jeunes et on met en place des approches particulières à partir de ce qu’ils nous montrent », insiste Caroline Seguinot.

Ce mode d’élaboration doit beaucoup aux échanges entre les professionnels du soin, de l’éducatif et du pédagogique qui se sont développés au sein des Ateliers pédagogiques et du CMP, ainsi qu’au travail réalisé lors des séances de supervision. « Plutôt qu’une théorie que l’on plaquerait sur une action, il s’agit pour nous de considérer ce qui se passe dans l’atelier non comme un problème, mais comme un nouvel élément à penser », précise Marie Gilloots. La supervision tient une place importante, expliquent les enseignantes, car elle aide, dans des situations difficiles, à distinguer ce qui appartient en propre à l’enfant de ce qui vient de l’adulte, et à ne pas rester prisonnier d’un sentiment d’impuissance face à un jeune qui ne répond à aucune sollicitation.

La tête dans les mains, Lucas écoute les explications de Caroline Seguinot, fronce les sourcils quand il ne comprend pas, se referme. Patiemment, l’enseignante revient sur une opération qu’il n’a pas comprise, avant de se tourner vers Nadir pour l’aider à distinguer différentes formes géométriques. Ce jeune garçon de 13 ans raconte les rumeurs infondées et incontrôlables dont il a été la cible au collège, les bagarres, et plus généralement ce sentiment d’être différent et de ne pouvoir se fondre dans un groupe. Aujourd’hui en 6e, il voudrait continuer malgré tout à étudier dans une structure plus adaptée pour ne pas accumuler davantage de retard. En attendant, grâce aux ateliers, il ne perd pas le contact avec l’apprentissage, avec la vie en groupe et ses règles.

Pour beaucoup de jeunes déscolarisés, ce lieu permet de retrouver une certaine forme de normalité, insistent les professionnels. Cadre socio-éducatif au CMP, Renée Guillon n’a pas oublié les coups de fil passés par plusieurs collèges, étonnés de voir des jeunes déscolarisés venir chaque jour devant le portail de l’établissement pour attendre leurs copains. « Même s’ils ont quitté le collège parce qu’ils n’arrivaient pas à s’adapter à la vie scolaire, ces adolescents y retournaient parce qu’il représente la norme. Jusqu’à 16 ? ans au moins, le lieu pour un jeune, c’est l’école. Cela ne doit pas être la rue ou la maison. La plupart d’entre eux souffrent de ne plus être comme tout le monde et ont du plaisir à retrouver un endroit comme les Ateliers pédagogiques, qui leur offre cette forme de normalité », note-t-il.

Si les deux enseignantes suivent le programme de l’Education nationale, elles doivent s’adapter au niveau de chacun et balayer en permanence dans un même cours des contenus appartenant au primaire comme au secondaire. Une façon, observe Caroline Seguinot, de lutter contre le sentiment d’échec scolaire de certains jeunes : « Pour les mathématiques, par exemple, je peux avoir quatre niveaux dans un même groupe. Et même si je prends chacun là où il en est, je vais utiliser le même vocabulaire et aborder les mêmes notions. Du coup, les adolescents qui sont les plus en retard n’ont pas l’impression d’être si différents des autres. » Une grande partie du travail réalisé au sein de l’atelier consiste à essayer de redonner du sens à l’apprentissage, pour des jeunes qui n’arrivent plus à se projeter dans le temps, à s’imaginer un avenir. Un cheminement qui peut prendre du temps. A l’image de cet adolescent dont l’absence totale de motivation et d’investissement dans l’atelier avait fini par décourager une partie de l’équipe. Jusqu’au jour où une enseignante a découvert l’attirance du jeune garçon pour le métier de pompier et a ainsi pu enclencher une dynamique d’apprentissage dans la perspective d’une formation dans ce domaine. « A partir du moment où il a trouvé du sens à ce qu’il pouvait apprendre avec nous, il a montré des capacités insoupçonnées. Je pensais qu’il ne retenait pas grand-chose de ce que je lui disais durant les cours et, d’un seul coup, il m’a reparlé de tas de choses, il les a réinvesties », raconte Patricia Ndozangue.

CERTAINS COLLÈGES ENCORE RÉTICENTS

Une évaluation réalisée par le Centre d’études et de recherches sur les qualifications (3) et achevée en juin 2012 a montré l’efficacité de ce dispositif pour mobiliser les décrocheurs scolaires. Un tiers des jeunes accompagnés au sein de l’atelier ont pu poursuivre une scolarité classique au collège, et près de 15 % d’entre eux ont été orientés vers une formation professionnelle. Toutefois, l’une des difficultés rencontrées par les professionnels chargés de ces ateliers a été d’aider les adolescents dont le retard scolaire était très important à faire le deuil d’une scolarité classique et à réinvestir un projet de formation ou d’insertion plus adapté à leurs capacités réelles. « En français, nous travaillons beaucoup autour de leurs centres d’intérêt dans la vie et, progressivement, lorsqu’ils se découvrent des compétences et de l’appétence pour des disciplines, nous arrivons à trouver des orientations qui correspondent à peu près à leurs capacités », souligne Patricia Ndozangue. Plusieurs ont également pu être orientés vers d’autres formes d’aides, plus thérapeutiques. Quelques-uns ont ainsi accepté d’avoir des entretiens réguliers avec des médecins ou des psychologues ; d’autres, de suivre les activités d’un centre d’accueil thérapeutique à temps partiel (CATTP) et « de faire l’expérience de lieux où ils ne sont pas en compétition et où ils peuvent réussir des choses », explique Renée Guillon.

Huit ans après son démarrage, il reste cependant difficile de convaincre certains collèges de s’investir dans cette action. Il faut souvent négocier pied à pied avec les équipes administratives des établissements scolaires pour qu’elles acceptent d’alléger l’emploi du temps d’un élève déjà en difficulté afin qu’il puisse être accueilli au sein des Ateliers pédagogiques. « Chaque année, nous nous heurtons à l’incompréhension de certaines équipes qui se demandent pourquoi laisser un jeune suivre un accompagnement pédagogique à l’extérieur. Et il faut parfois attendre que cela aille à nouveau très mal pour que le collège revienne vers nous », regrette Marie Gilloots. Sans remettre en cause les apports du dispositif pour les élèves en voie de déscolarisation, Alain Paquet, principal du collège Jean-Perrin de Nanterre, estime pour sa part que celui-ci doit être sollicité avec circonspection : « Il est difficile de supprimer des cours à des élèves déjà en difficulté scolaire, et tant que l’on peut retarder l’intégration d’un élève aux ateliers, on le fait. En revanche, lorsqu’il manifeste des troubles importants et qu’il lui est impossible de se concentrer sur sa scolarité, cet accompagnement spécifique devient nécessaire. Mais c’est un peu le dernier recours. »

Il est 16 heures. Les quatre adolescents rangent leurs affaires. Lucas est pressé de partir. Les autres restent un peu pour le goûter prévu. Nathalie Abel en profite pour revoir avec Fadel son emploi du temps des semaines à venir. Plus tard, il veut être mécanicien. Il a promis de dessiner une fusée pour Théo.

Notes

(1) Ateliers pédagogiques de Nanterre : CMP Jean-Wier – 19, rue Baixas, 92000 Nanterre – Tél. 01 41 38 02 73.

(2) Le dispositif bénéficie du soutien financier du ministère de l’Education nationale, de la mairie de Nanterre, du conseil général des Hauts-de-Seine, de l’association Epheta et de la fondation Orange.

(3) www.cereq.fr/index.php/publications/Net.Doc/Ateliers-pedagogiques-Nanterre.

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