A l’origine, et jusque dans les années 1930, les mouvements familiaux défendaient clairement cette ligne. Mais après la Seconde Guerre mondiale, cette position est devenue inaudible. Le régime de Vichy avait en effet prôné une politique nataliste visant à repeupler la France. De même, des politiques natalistes avaient été déployées par les régimes nazis et fascistes. Du coup, et jusqu’à aujourd’hui, les associations familiales, dans la lignée des orientations du Conseil national de la Résistance, ont plutôt défendu l’idée selon laquelle l’objectif de la politique familiale est que les couples puissent avoir le nombre d’enfants qu’ils souhaitent, quand ils le veulent, et qu’ils puissent les élever dans des conditions décentes. On perçoit cependant une évolution depuis une dizaine d’années. En Europe, certains pays ont vu leur taux de natalité s’effondrer. Ce qui les inquiète, notamment pour l’équilibre de leurs régimes de retraite. Ils souhaitent donc – et c’est assez nouveau – développer une politique nataliste. On peut donc difficilement aujourd’hui se passer de cet argument pour défendre la politique familiale.
La politique familiale, ce sont évidemment les allocations, les prestations, mais aussi la politique fiscale avec le quotient familial. Ce sont aussi tous les dispositifs de soutien et d’accompagnement des parents et les lois qui concernent la famille… Par exemple, la question de la résidence alternée a des implications sur les prestations et sur les dispositifs d’accompagnement des parents. Cette politique est très cohérente et lorsqu’on touche l’un de ces leviers, on agit aussi sur les autres. L’un des principes les plus importants est celui de l’universalité. C’est l’idée selon laquelle la politique familiale concerne toutes les familles. Le simple fait d’avoir des enfants ouvre des droits, quels que soient notamment les revenus du ménage. Ce principe n’est pourtant pas toujours bien compris. Qu’une famille bénéficiant déjà d’importants revenus touche quand même des allocations familiales n’est pas facile à admettre. Mais la raison d’être des allocations est de compenser les charges induites par la présence des enfants. C’est là un argument fort en faveur du maintien du système actuel. D’autant que les politiques familiales universelles, incluant des compléments ciblés, se révèlent les plus efficaces en termes de lutte contre la pauvreté et les inégalités.
Il s’agit d’une politique transversale qui concerne tous les champs de l’action publique impliquant d’une façon ou d’une autre les familles. Elle repose aussi sur le principe de globalité, l’ensemble de la famille étant pris en compte. Mais d’autres préoccupations ont émergé depuis 1970. La question de la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle, en particulier, est devenue un enjeu essentiel. Celle du libre choix effectif se pose aussi de façon accrue. En matière d’accueil des jeunes enfants, une famille devrait ainsi théoriquement avoir le choix entre un système collectif ou individuel. Le problème est que s’il n’existe autour de chez vous ni crèche ni assistante maternelle, ce libre choix reste très virtuel. Un autre grand débat porte sur le choix entre prestations et structures. Faut-il développer le versement des prestations monétaires ou plutôt les dispositifs collectifs tels que des lieux d’accueil pour les jeunes enfants ?
La famille n’est pas une compétence européenne, d’autant que les pays de l’Union sont loin d’avoir tous la même conception de la politique familiale. Mais certaines décisions de l’Europe ont des conséquences sur les familles, par exemple en termes de migration, de conciliation entre vie familiale et vie professionnelle ou d’objectifs de construction de places d’accueil… L’Europe exerce également une influence indirecte en raison des préoccupations de certains pays face à la baisse de leur natalité. Les échanges entre pays se sont développés sur ce sujet, allant jusqu’à l’élaboration de recommandations. Le Conseil économique et social européen a également été saisi. Quelques années en arrière, on ne parlait jamais de politique familiale au niveau européen. Aujourd’hui, ce thème revient de plus en plus dans les discours.
Elle ne l’est devenue qu’assez récemment. La montée en puissance ces dernières années de la prestation d’accueil du jeune enfant a fortement pesé sur son budget. Il y a eu aussi l’impact des fameux 0,28 % de la CSG dorénavant attribués à la caisse d’amortissement de la dette sociale. Le financement de certains droits familiaux en matière de retraite est en outre aujourd’hui assumé par la branche famille, ce qui n’était pas le cas auparavant. D’une façon générale, des charges nouvelles lui ont été attribuées. C’est ce qui fait dire aux défenseurs de la politique familiale que le déficit de la branche a été créé mais qu’elle reste structurellement excédentaire. D’ailleurs, y compris avec ces nouvelles charges, la branche devrait redevenir excédentaire avant 2020.
Il me semble que c’est une très mauvaise idée de vouloir jouer sur les allocations. Si l’on souhaite faire de la redistribution, il existe d’autres instruments, en particulier, insistons sur ce point, celui de l’impôt. De plus, combien cela va-t-il rapporter ? Les chiffres varient, selon les scénarios, entre 400 millions et 1 milliard d’euros, alors que le déficit de la branche famille est proche cette année des 2,2 milliards d’euros. A mon sens, il est possible de jouer sur d’autres budgets. En matière de retraites, il existe notamment dans le régime général une bonification de 10 % pour trois enfants et plus. Or cette bonification n’est pas forfaitisée ni même fiscalisée, alors que son montant peut être très élevé. Il y a là de véritables sources d’économies, mais il est vrai que cela impliquerait de toucher aux retraites d’une partie de la population. Par ailleurs, l’argent ainsi économisé va-t-il servir à alimenter d’autres branches déficitaires ou permettre de mener une véritable politique d’accueil de la petite enfance ?
Bien entendu. Les questions autour de l’identité de la famille et de la parentalité vont se poser avec de plus en plus d’acuité, notamment autour du genre. Par exemple, on peut se demander si c’est la même chose d’être un père ou une mère. Le problème va se poser très concrètement pour les congés parentaux. Doivent-ils être strictement les mêmes pour le père et la mère ? Faut-il prendre en compte le rôle spécifique de la mère, ne serait-ce qu’autour de l’allaitement ? Doit-on considérer qu’il existe une relation particulière entre la mère et l’enfant durant les premières semaines, voire les premiers mois après la naissance ? Beaucoup de personnes avec lesquelles j’en ai parlé, certaines très féministes, butent sur ces questions. De même, sur tout ce qui touche à la prise en compte des statuts parentaux, les choses restent encore très floues. Par exemple, faut-il ou non créer un statut du tiers pour les beaux-parents qui risquerait de concurrencer celui des parents ? Ou alors, autre piste à mon avis préférable, faciliter la délégation-partage de l’autorité parentale ? Sans parler de tout ce qui concerne l’adoption. On a actuellement du mal à avancer sur ces questions pourtant fondamentales, alors qu’il faut faire vivre les réformes législatives. Ainsi la résidence alternée est théoriquement ouverte à tous si le juge en décide ainsi, mais elle n’est en réalité possible que pour les familles qui ont suffisamment de moyens. Mal ? heu ? reusement, ces réflexions de fond sont en grande partie masquées par les problématiques budgétaires. Je comprends qu’il soit nécessaire d’équilibrer les budgets, mais il est dommage d’en rester là alors que se posent des questions importantes sur la redistribution, l’égalité ou la pertinence des dispositifs.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Le sociologue Gilles Séraphin est le directeur de l’Observatoire national de l’enfance en danger. Il est également rédacteur en chef de la revue Recherches familiales, éditée par l’Union nationale des associations familiales (UNAF). Il publie Comprendre la politique familiale (Ed. Dunod, 2013).
(1) Voir ce numéro, p. 5.