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Dépasser les incompréhensions

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« Passeport pour l’apprentissage » est un très récent dispositif expérimental soutenu par la région Midi-Pyrénées. Il vise à ouvrir l’apprentissage à de jeunes déficients visuels, auditifs ou souffrant de troubles du langage. Bilan d’étape.

Titulaire d’un BEP électronique et d’un bac professionnel « services à la personne », Vanessa Adhemar, 26 ans, est au chômage depuis trois ans. Sourde profonde, la jeune femme ressent une grande injustice face à tous les refus qu’elle a essuyés dans ses recherches d’emploi et une grande colère face à ce qu’elle appelle « l’hypocrisie des patrons ». « J’ai fait récemment un CDD d’aide à domicile, mais la directrice était inquiète d’envoyer une personne sourde chez les gens, explique-t-elle en langue des signes. Les personnes âgées que j’accompagnais voulaient que je reste, mais cela n’a pas été possible… » Vanessa s’est engagée dans le dispositif « Passeport pour l’apprentissage » pour que sa situation change et que ses parents soient rassurés pour son avenir. « Je voudrais être accompagnée pour convaincre un patron que je suis capable de travailler, que je suis juste sourde mais que ce n’est pas incompatible avec un emploi ! », signe-t-elle avec véhémence.

CONVAINCRE LES EMPLOYEURS DU POTENTIEL DES JEUNES

« Passeport pour l’apprentissage » est une expérience mise en place sur un appel à projets de la région Midi-Pyrénées dans le cadre du contrat d’objectifs et de moyens Etat-Région 2011-2015. Il est porté par trois institutions : l’Institut des jeunes aveugles (IJA) de Toulouse (1), le Centre d’éducation spécialisée pour déficients auditifs (CSDA) de la Fondation Bon Sauveur d’Alby (2) et le Centre régional pour l’enfance, l’adolescence et les adultes inadaptés (CREAI) de Midi-Pyrénées. Son objectif est d’utiliser l’apprentissage pour remettre le pied à l’étrier à des jeunes de 16 à 26 ans déficients visuels, auditifs ou présentant des troubles spécifiques du langage qui ne sont pas parvenus à s’insérer dans un projet professionnel ou de formation. « Au moins 5 000 jeunes en situation de handicap dans les collèges de Midi-Pyrénées ne se retrouvent pas en CFA [centre de formation d’apprentis] et en lycée professionnel », note Audrey Mazars, chef du service apprentissage de la région.

Partant du constat que les personnes handicapées sont moins diplômées que les autres, davantage au chômage (3), et qu’elles peinent à convaincre les employeurs potentiels de leurs compétences, le conseil régional de Midi-Pyrénées a voulu combiner une amélioration de la formation à une découverte réciproque entre le jeune handicapé et l’employeur, par le biais de stages en entreprise et d’un contrat d’apprentissage. L’idée a plu à l’IJA, qui accompagne depuis longtemps des jeunes et des adultes déficients visuels. « Nous faisons de la formation professionnelle, avec une bonne réussite au diplôme, mais une insertion difficile dans l’entreprise, témoigne Anne-Claude Le Fer, chef du service formation professionnelle à l’IJA et pilote du dispositif. L’apprentissage est un bon moyen d’entrer dans l’entreprise, mais notre vécu est que des contrats d’apprentissage sont parfois rompus avec nos jeunes à cause de problèmes de communication. Avec ce dispositif, notre volonté est de créer des conditions de communication en amont pour éviter cela. »

« Passeport pour l’apprentissage » est donc un dispositif visant à éviter les ruptures de contrat en améliorant la connaissance réciproque entre les trois parties prenantes : le jeune, l’entreprise et le centre de formation. Durant l’année, un groupe de parrains représentant le CFA et les entreprises doit rencontrer régulièrement l’équipe « Passeport » afin de favoriser les échanges entre « ces trois mondes qui se connaissent mal », selon l’expression d’Anne-Claude Le Fer.

DÉVELOPPER LES APTITUDES À S’INSÉRER

Le recrutement a été lancé à la fin 2012 auprès de jeunes originaires du Tarn et de Haute-Garonne, via les chargés d’insertion de Cap emploi, Pôle emploi, les missions locales, le service pénitentiaire d’insertion et de probation et les différentes institutions susceptibles d’accueillir ces jeunes. Deux réunions d’information collectives se sont tenues en décembre à Toulouse et à Albi. « Nous ne proposons pas d’enseignement scolaire ou de formation de remise à niveau, expliquait au cours de l’une d’elles Jérôme Cans, éducateur spécialisé à l’IJA. Il s’agit plutôt d’ateliers pratiques pour découvrir les parcours de formation en CFA, le milieu de l’entreprise, les conditions de travail et de vie de l’apprenti, pour apprendre à faire des curriculum vitæ, à se présenter à un employeur pour lui faire comprendre votre handicap et vos compétences… Le but est de développer vos aptitudes personnelles à vous insérer dans le métier que vous avez choisi, avec cinq stages en entreprise pour vous déterminer dans un choix de formation. »

Dans l’assistance, certains jeunes handicapés laissaient cependant transparaître leur scepticisme. « Je suis démotivé, découragé et déprimé, témoignait Salim, 25 ans, sourd depuis l’âge de 7 ans et appareillé. Je suis au chômage depuis un bon moment. J’ai plusieurs fois fait des stages non rémunérés en cuisine, au tri postal ou dans les espaces verts. Mais cela n’a rien changé. Cela n’aboutit jamais à un contrat ! Les patrons sont réticents à prendre des jeunes avec un handicap. » « L’équipe fera un travail auprès des entreprises afin qu’elles soient responsabilisées par rapport au dispositif, a répondu l’éducateur. Nous proposons un accompagnement renforcé pour vous insérer, mais nous n’avons pas de baguette magique. » « Il faut que les entreprises voient vos compétences, insistait pour sa part Catherine Godechot, chargée d’insertion à l’IJA, rappelant l’intérêt et l’obligation des employeurs, depuis la loi de 2005 (4), à embaucher des personnes handicapées. Nous irons avec vous sur le terrain, nous serons en interface tout au long de votre parcours afin que cela aille mieux, en faisant des aménagements pour que votre contrat soit durable. »

A l’issue de ces deux réunions d’information, un premier groupe de 11 jeunes, dont le niveau scolaire va du brevet des collèges au bac professionnel, s’est constitué. Vanessa se retrouve ainsi aux côtés de quatre autres jeunes déficients auditifs, de quatre jeunes dysphasiques (ou souffrant de troubles sévères du langage) et de deux jeunes déficients visuels, tous reconnus handicapés par la maison départementale des personnes handicapées. « C’est une innovation de réunir ces différents handicaps », souligne René Barthélémy, éducateur spécialisé au CSDA, chargé d’insertion au service de suite pour adultes sourds dans le cadre du « Passeport pour l’appren tissage ». « Le but est aussi de créer une entraide entre déficients visuels et auditifs », complète Patrick Vauclair, directeur de la Fondation Bon Sauveur d’Alby. Au sein du groupe, huit jeunes viennent du Tarn et trois de Toulouse, ce qui permet aux Tarnais de découvrir un bassin d’emploi plus large, mais pose des problèmes de transports pour des ateliers qui se tiennent en alternance à Albi et à Toulouse.

Au quotidien, une dizaine de professionnels, appartenant au CSDA ou à l’IJA, se relaient auprès du groupe. Caroline Muszka, formatrice et professeure spécialisée pour les jeunes sourds et dysphasiques, titulaire du Capejs, a été recrutée spécialement pour être à temps plein le fil rouge du dispositif. Jérôme Cans, éducateur de la protection judiciaire de la jeunesse en disponibilité à l’IJA, s’y consacre pour sa part à mi-temps, tandis que deux chargés d’insertion et deux professeurs spécialisés (pour déficients auditifs ou visuels) doivent intervenir quatre heures par semaine. Une ou deux personnes interfaces de communication (5) sont également présentes en permanence sur les temps collectifs et amenées à se déplacer sur les lieux de stage avec les chargés d’insertion.

PARTIR DU PROJET DE CHAQUE JEUNE

La première semaine a consisté à mettre en place une dynamique de groupe entre ces jeunes aux difficultés si diverses. « Nous leur avons fait faire un travail sur la connaissance d’eux-mêmes, avec des questionnaires de Proust, des saynètes sur leur handicap et l’influence qu’il a pu avoir sur leur parcours », raconte Patrice Monge, éducateur spécialisé au CSDA. « Nous avons énormément parlé de la connaissance de la déficience des uns et des autres, complète Jérôme Cans, éducateur à l’IJA. Et nous avons travaillé sur les représentations de la déficience visuelle et auditive chez les employeurs afin de pouvoir les modifier. Pour les déficients auditifs, en particulier, il est ressorti que des incompréhensions pendant les stages peuvent générer des conflits et se solder par une rupture, faute d’un accompagnement adéquat. » La deuxième semaine, les jeunes ont été évalués sur leur niveau scolaire puis ont planché sur la connaissance de l’entreprise, le CV, la lettre de motivation avant de se lancer, à partir de la troisième semaine, dans la recherche effective de stages. Ils ont enfin travaillé sur l’apprentissage du comportement à adopter en entreprise. Pour chacun, la présence d’une interface reste indispensable : reformulation pour les dysphasiques, langue des signes pour les sourds, ordinateur avec synthèse vocale pour les déficients visuels.

Le projet de chaque jeune est au cœur des ateliers. « Nous partons de vos désirs, de vos envies, explique Anne-Claude Le Fer aux participants, mais c’est la crise, et il faut que le métier que vous avez choisi soit porteur dans la région où vous avez envie de vivre. C’est important que vous sachiez quelles entreprises embauchent, et pourquoi. » Ambulancier, éleveur canin, auxiliaire de petite enfance, chauffeur-routier, réparateur en informatique, standardiste, etc., les projets professionnels des jeunes sont très divers et souvent éloignés de leur formation initiale. « Entre février et avril, nous vérifions la viabilité de leur projet, indique Patrice Monge. Il faut l’affiner pour certains, le faire évoluer pour d’autres s’ils ne sont pas employables dans le secteur qui les intéresse. » Steven Lallemand, déficient visuel de 19 ans, veut devenir soigneur d’animaux alors qu’il est titulaire d’un bac professionnel de commerce. « Après mon bac, j’ai commencé l’université en langues, mais j’ai vu que cela ne me correspondait pas. Je suis venu ici pour trouver un contrat d’apprentissage comme soigneur dans le secteur animalier. Est-ce possible avec mon handicap ? » (il souffre de difficultés à zoomer et n’a que 3/10 à chaque œil après correction). Nathanaël Christophe, dysphasique de 17 ans, titulaire d’un CAP d’ébénisterie, souhaite quant à lui travailler dans l’informatique. « J’ai rencontré des diffi cultés à trouver un emploi dans l’ébénisterie, raconte-t-il. Depuis le début de l’année, je voudrais travailler dans l’informatique, dans laquelle j’ai un très haut niveau mais en autodidacte. Il me faudrait un diplôme, mais le problème, c’est que j’en ai marre de l’école ! »

Ce rejet de l’école est partagé par beaucoup de jeunes qui y ont souvent vécu des expériences difficiles. Pas facile pour l’équipe de les convaincre de reprendre des études, à raison d’une semaine de formation au CFA et de trois semaines en entreprise. La visite organisée en mars du CFA de l’Ecole des métiers du Tarn, qui scolarise 22 personnes handicapées (déficientes auditives, dysphasiques ou dyslexiques) sur un millier d’apprentis, visait à leur prouver qu’ils peuvent y réussir. « Nous leur avons fait rencontrer des jeunes issus du CSDA qui étudient en cuisine, en plomberie ou en carrelage et qui vont aux Olympiades des métiers ou au concours du meilleur apprenti de France : ça les a motivés ! raconte Vincent Delavault, conseiller principal d’éducation et personne ressource sur le handicap dans l’établissement. Pour les déficients auditifs, cela se passe très bien. La plupart des jeunes suivis par le CSDA sont de bons très éléments. » Ce n’est pas Fabrice Lahoucine, professeur spécialisé pour les jeunes sourds au sein de la section de première formation professionnelle (SPFP) du CSDA, qui dira le contraire : « J’ai suivi un jeune sourd profond, à peine alphabétisé, mais avec de grandes habiletés manuelles, témoigne-t-il. Il a décroché la médaille d’or du meilleur apprenti en plâtrerie et carrelage. Aujourd’hui, il est employé en CDI avec un salaire de 1 500 €. » Un exemple encourageant.

A la mi-mars, tous les jeunes du groupe avaient finalement trouvé leur premier stage en entreprise, et certains ont même déjà décroché plusieurs conventions. Comme Cécile Peyro, sourde de naissance de 22 ans, titulaire d’un BEPA « services à la personne », qui a convaincu trois entreprises tarnaises de la prendre en stage comme ambulancière. « Nous leur avons expliqué qu’elle lisait sur les lèvres, qu’elle avait un implant et pouvait un peu communiquer avec les usagers, indique Catherine Godechot, chargée d’insertion. Nous voulons tester son aptitude à entrer en contact avec le client final. » Saber Lahlimi, non-voyant de 19 ans et titulaire du titre d’agent d’accueil et d’information (niveau CAP-BEP), effectue quant à lui son premier stage au sein de l’IJA, car la recherche d’entreprise extérieure a été plus compliquée. De son côté, Nathanaël Christophe va faire ses deux premiers stages chez Log Info, une PME de vente et dépannage de matériel informatique d’Albi. « L’an dernier, j’avais pris en stage un jeune malentendant par l’intermédiaire de René Barthélémy, du CSDA, raconte son gérant, Gabriel Rad. Il est resté trois semaines et cela s’est très bien passé : nous avons communiqué par écrit. Quand Nathanaël m’a contacté avec son père, je n’ai pas hésité. Celui-ci me l’avait décrit comme un jeune handicapé, mais j’ai vu un jeune passionné par l’informatique, qui comprend très bien les choses et s’est bien adapté dès le premier jour. Nous n’avons pas encore eu d’apprentis, mais cela pourrait nous intéresser pour l’an prochain. »

DÉSAMORCER LES RISQUES D’INCOMPRÉHENSION

Pour les stages puis pour le contrat d’apprentissage, l’accompagnement qu’effectuent les chargés d’insertion se révèle crucial pour la réussite du projet des jeunes. « Le plus difficile est de rassurer l’employeur et le jeune, témoigne Fabrice Lahoucine. Il ne faudra pas les lâcher trop vite car les choses peuvent capoter sur une incompréhension. Si on ne désamorce pas une situation tendue en médiation, le jeune ou l’entreprise peuvent se braquer. »

Si le bilan d’étape est plutôt satisfaisant, ce dispositif expérimental qui arrive à son terme à la fin de l’année « n’a pas vocation à être reconduit, rappelle cependant Audrey Mazars, chef du service apprentissage à la Région, avant de poursuivre : « Son but est d’impulser de nouveaux partenariats, de nouvelles pratiques à capitaliser et à mutualiser sur la sécurisation des parcours vers l’apprentissage des publics en difficulté. » En parallèle, la Région a lancé en avril 2013 « Ambition apprenti », qui vise à faire découvrir la voie de l’apprentissage à des demandeurs d’emploi suivis par les missions locales et par Cap emploi, et à les conduire à la signature d’un contrat. Contrairement à « Passeport pour l’apprentissage », les stagiaires seront rémunérés.

Notes

(1) L’IJA de Toulouse existe depuis le XIXe siècle. Cet établissement médico-social propose des formations qualifiantes de niveau CAP-BEP dans le secteur tertiaire.

(2) Créé en 1832, le CSDA de la Fondation Bon Sauveur d’Alby a pour mission la scolarisation et l’insertion des déficients auditifs et des personnes ayant des troubles sévères du langage.

(3) Le taux de chômage des personnes handicapées est de 22 %, soit plus de deux fois la moyenne française en 2012. En Midi-Pyrénées, sur 19 000 apprentis, seuls 150 sont en situation de handicap.

(4) La loi de 2005 prévoit l’obligation pour les entreprises du privé et les EPIC de plus de 20 salariés d’employer 6 % de travailleurs handicapés dans leur effectif salarié.

(5) Les interfaces de communication ne sont pas seulement interprètes mais pratiquent un accompagnement plus global, une aide à la compréhension de l’écrit, de l’oral ou de l’environnement de la personne.

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