C’est une année-pivot entre la fin des Trente Glorieuses et le début de la révolution néolibérale, et c’est cette année-là qu’est rédigé le rapport Peyrefitte sur la violence, la criminalité et la délinquance, qui en constitue le premier acte. Ce document a été préparé par un comité d’étude composé d’architectes, de psychiatres, de policiers, de magistrats, de philosophes, de juristes… Il fait état d’une montée de la violence dans la société et, surtout, il théorise le sentiment d’insécurité en lui donnant une légitimité scientifique. Il va d’ailleurs déboucher, en février 1981, sur la loi « Sécurité et liberté », portée par le même Alain Peyrefitte.
Pour résumer, je dirai que c’est le fait de considérer que l’origine du crime réside dans le seul criminel. C’est le refus de ce que Lionel Jospin a appelé, en 1999, l’« excuse sociologique ». Pendant longtemps, la gauche a considéré que la délinquance était la conséquence de mauvaises conditions de vie et de hasards biographiques malheureux. On ne naissait pas criminel mais on le devenait. Avec la révolution sécuritaire, on perd de vue les facteurs sociaux de la délinquance. Le criminel est tenu pour seul responsable de sa vie et de ses actes. Dès lors, on se contente d’essayer de dissuader les délinquants par des peines lourdes. Et on cherche à neutraliser le plus longtemps possible les criminels, en particulier avec la rétention de sûreté, en oubliant l’objectif de la réinsertion.
Cette « révolution » démarre dans les années 1970, mais elle marque ensuite le pas en raison de l’alternance à gauche. En 1986, la cohabitation va permettre le vote des lois Pasqua contre le terrorisme et de lois restrictives à l’encontre de l’immigration. Le tournant suivant se situe entre 1992 et 1995, lorsque la gauche devient elle-même sécuritaire. Ayant échoué aux élections législatives de 1993, elle considère que c’est en partie à cause de son angélisme sur les questions de sécurité. Julien Dray publie un rapport sur la délinquance dans les banlieues qui s’inspire fortement du modèle new-yorkais de tolérance zéro. Et, en 1995, Lionel Jospin fait de la sûreté sa deuxième grande priorité. Enfin, en 1997, une doxa sécuritaire de gauche émerge du colloque de Villepinte, sous l’impulsion de l’aile républicaine du PS. Le grand tournant va cependant se produire en 2001, deux mois après les attentats du 11 septembre, avec le vote de la loi sur la sécurité quotidienne regroupant diverses mesures portant sur la lutte contre le terrorisme, les trafics, les nuisances sociales et incivilités. A partir de 2002, de retour au pouvoir, la droite a un boulevard devant elle, et l’on assiste à une escalade sécuritaire. En dix ans, pas moins de 61 lois sécuritaires sont votées. On peut citer les lois Perben, mais aussi la loi du 2 mars 2010 contre les violences en bandes, qui ressuscite la loi anticasseurs de 1970 instituant déjà une responsabilité collective.
Ils visent deux cibles qui semblent éloignées l’une de l’autre mais participent de la même logique. C’est, d’une part, la délinquance de rue des classes populaires et les incivilités. Une insécurité terre à terre et assez proche des gens, qui fait l’objet d’un renforcement du contrôle social par la vidéosurveillance, par une présence policière accrue, par le quadrillage des cités… C’est, d’autre part, la surveillance des frontières afin de contrer le risque migratoire et le terrorisme, les deux étant liés. On assiste, en outre, à une mutation du droit pénal avec la multiplication des mesures d’exception touchant aux libertés publiques. De plus en plus de crimes et de délits sortent du cadre juridique habituel. Ce qui se traduit aussi par un renforcement du pouvoir exécutif sur celui des juges.
De fait, la population est demandeuse de sécurité, surtout les classes populaires, qui sont les premières victimes de la révolution libérale. Elles perdent de vue qu’elles sont d’abord victimes sur le plan social et économique parce qu’on leur met en permanence devant les yeux l’image d’une société violente avec un risque d’agression permanent. Le résultat est que, au lieu de prendre conscience de la montée des inégalités socio-économiques et de s’organiser pour lutter collectivement, chacun se replie sur son besoin de protection immédiat. Une sorte de transfert s’opère, avec une demande de renforcement de l’autorité. Il s’agit d’une politique de classe qui permet aux groupes dominants de maintenir leur hégémonie. Et puis un discours musclé est bénéfique électoralement. C’est la raison pour laquelle la gauche l’a repris à son compte. Mais c’est une politique par défaut. C’est ce que l’on fait quand on ne sait pas quoi faire d’autre. L’Etat est contraint par l’intégration européenne, par les institutions financières internationales, par la mondialisation des échanges… Il perd la main sur les questions économiques et sociales et cherche à la reprendre autrement.
Le problème est qu’on ne sait pas très bien de quoi on parle. Il peut y avoir plus de violence mais moins de faits constatés par la police, parce que les gens ne portent pas plainte ou parce que la police n’enregistre pas le procès-verbal. Certains avancent donc que la montée de la violence se donne à voir à travers la montée du sentiment d’insécurité. Mais lorsqu’on observe l’évolution de ce sentiment sur le long terme, si la courbe subit des inflexions fortes, c’est autour d’une ligne à peu près plate. Le meilleur indicateur de la violence d’une société reste en réalité l’homicide, qui est systématiquement enregistré. Or sa courbe est en baisse constante depuis 1985. Pourquoi ces chiffres ne parviennent-ils pas à contrebalancer le sentiment d’insécurité ? Encore une fois, je pense que c’est en partie parce qu’il est dans l’intérêt des responsables politiques de montrer qu’il existe un problème et qu’ils peuvent agir dessus.
Nous ne sommes évidemment pas dans un régime similaire à celui de l’Allemagne hitlérienne, mais j’observe des points de rapprochement. La rétention de sûreté, par exemple, avait été promulguée dans l’Alle ? magne nationale-socialiste comme elle l’a été dans la France de Sarkozy. Dans le droit pénal classique, lorsqu’on a commis un acte délinquant ou criminel, on encourt une peine liée à la gravité de l’acte commis. Avec la rétention de sûreté, on perd de vue cette équivalence entre la peine et l’infraction. On instaure une mesure d’exception qui n’est pas une punition mais un moyen de contenir la dangerosité de la personne. C’est également le principe sur lequel repose la lutte contre le terrorisme symbolisée par le camp de Guantanamo. La révolution sécuritaire nous mène là sur des chemins dangereux. L’Etat se montre incapable de répondre à la crise par une régulation économique et sociale classique. Il est donc tenté de s’appuyer sur le sécuritaire et, en définitive, sur le recours à la force. Nous n’en sommes pas là, mais faut-il rappeler que le fascisme en Italie et le nazisme en Allemagne constituaient des réponses à une crise économique par la violence d’Etat, la restriction des libertés publiques et un modèle fondé sur l’autorité et l’ordre. Le processus actuel pourrait, si nous n’y prenons pas garde, nous mener à quelque chose de similaire.
S’il ne générait plus de bénéfices électoraux, il s’arrêterait de lui-même. Mais, pour cela, il faudrait que les citoyens prennent conscience qu’il s’agit d’une impasse et que le problème, à la base, est de nature économique. On peut aussi espérer que la fin de la crise et une relance des politiques de croissance mettent cette révolution en sourdine. Et puis il y a quand même actuellement une légère inflexion avec le retour de la gauche au pouvoir. Mais c’est très compliqué car le facteur principal reste la crise.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Nicolas Bourgoin est démographe, membre du laboratoire de sociologie et d’anthropologie de l’université de Franche-Comté. Il publie La révolution sécuritaire (1976–2012) (Ed. Champ social, 2013).
Il est également l’auteur de Les chiffres du crime. Statistiques criminelles et contrôle social (France, 1825–2006) (Ed. L’Harmattan, 2008).