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Quelle place pour l’histoire dans la formation en travail social ?

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A l’heure où prévaut la logique des « compétences », parler d’histoire du travail social dans les formations des professionnels n’est-il pas hors sujet ? Pour Lilian Gravière, formateur à l’ITSRA (Institut du travail social de la région Auvergne) (1), notre époque ne peut rester sans mémoire des héritages et combats qui l’ont constituée, et plaide pour une « archéologie des savoirs en travail social ».

« L’historien Eric Hobsbawm a qualifié le XXe siècle d’“âge des extrêmes” (2). Il est trop tôt pour dire ce que sera le XXIe siècle, trop tôt encore pour savoir ce qui le structure profondément. Si l’on s’en tient au seul secteur social français, les témoignages et analyses de ses acteurs et spécialistes semblent converger vers un point. Le travail social entrerait dans une ère de rationalisation drastique des budgets, d’uniformisation des pratiques, dans un contexte marqué par l’aggravation d’une crise à la fois économique, systémique et sociétale, charriant son flot de conséquences humaines, anonymes, innombrables etterribles. Jamais peut-être le rôle d’observateur privilégié de l’état et de l’évolution d’une société que joue le travailleur social n’a été aussi fon?dé qu’aujourd’hui. Les écoles de travail social sont aussi touchées par cette réalité. Dans ce contexte, quelle place l’étude historique pourrait-elle prendre aujourd’hui tant au sein des formations que dans les laboratoires de recherche des futures hautes écoles professionnelle de l’action sanitaire et sociale (Hepass) ?

Depuis 2004, toutes les formations en travail social ont en effet été reconstruites à partir d’une logique de la compétence. Parler d’histoire du travail social n’est-il pas, par conséquent, hors sujet ? Cette réforme s’est opérée dans un contexte plus général de libéralisation du marché de la formation, entraînant les écoles dans une lutte commerciale sans précédent. La logique de la compétence a ses avantages, comme celui de repenser le lien entre écoles et terrain. Mais elle n’est cependant pas sans risques. Elle peut consacrer une forme de myopie intellectuelle pour les étudiants qui la subissent. Etre myope n’est pas être aveugle, c’est simplement ne pas saisir aisément certaines perspectives plus éloignées. L’un des dangers de cette logique des compétences repose sur un mythe, celui de produire des travailleurs centrés sur la tâche, en quelque sorte des techniciens et non des politiques. D’une certaine manière, ce nouveau discours ne s’interroge pas sur ses propres fondements idéologiques. Pire, il nie posséder une telle dimension. Il est vrai que cette notion, liée à la critique marxiste (3) des années 1960 et 1970, semble avoir disparu du langage contemporain. Attachée à l’efficacité, notre époque – c’est paradoxalement l’un des discours idéologiques dominants des temps actuels – se pense “a-idéologique”, exaltant une forme de neutralité vis-à-vis des discours politiques, perçus comme autant d’oripeaux d’un passé révolu et dépassé par la seule technicité opérationnelle. Sans histoire, notre époque serait désormais sans mémoire des héritages et combats qui l’ont constituée et de fait sans conscience de ceux qui la déterminent aujourd’hui. Dans la mesure où l’histoire fournit aux futurs travailleurs sociaux des clés de compréhension des enjeux sociétaux de leur métier, la question de sa place dans les formations en travail social est donc bien d’abord une question politique (4).

Le rôle politique du travailleur social

Cette question en implique une autre, plus profonde. Une interrogation qui, peut-être, fait le partage entre conservatisme et progressisme. Quel est le rôle politique du travailleur social ? Les formations conservatrices ne l’abordent tout simplement pas. Elles n’en ont pas le temps, sans doute pas l’intention, encore moins l’idée. Une formation en travail social qui n’aurait pas renoncé à son ambition originelle se devrait de défendre l’idée d’une expertise et d’un rôle critique du travailleur social – et pourquoi pas de l’usager – dans les instances décisionnelles. Une telle vision régule l’arrière-fond philosophique d’une méthodologie comme l’intervention sociale d’intérêt collectif (ISIC) propre à la formation d’assistant social. Les débats sur l’empowerment et le développement du pouvoir d’agir, menés notamment par Brigitte Portal et Claire Jouffray (5), participent de la même idée qui interroge l’orientation démocratique du secteur.

S’il nous est permis de faire référence ici à nos propres travaux de recherche, on peut dire que le politique habite l’œuvre des premières théoriciennes américaines du travail social. Jane Addams (1860-1935) et Mary E. Richmond (1861-1928) (6) considéraient que le social work se devait d’être démocrate en un triple sens. Dans sa relation même au “client” (terme utilisé par Mary E. Richmond), tout d’abord : l’adhésion de ce dernier, sa coopération, sa participation devaient être recherchées. Dans la lutte pour la réforme sociale, ensuite. En ces années de Progressive Era (7), un social worker américain avait pour impératif de se battre pour que de nouvelles lois sociales apparaissent. En un sens, enfin, très proche de celui pensé par John Dewey (1859-1952) (8), c’est-à-dire d’une démocratie à construire, perçue moins comme une forme de régime politique que comme un processus effectif, concret et permanent de transformation de la société à tous les niveaux pratiques d’intervention des individus. On répondra peut-être que les travailleurs sociaux d’aujourd’hui n’ont pas les moyens d’une telle entreprise. En avait-il davantage au début du XXe siècle, sous l’occupation nazie ou lors de la reconstruction de l’après-Seconde Guerre mondiale ? Comme le pensait Fernand Braudel, l’un des intérêts de l’histoire est d’apprendre à aborder les problèmes qui nous font face avec sérénité, sans l’impuissance, la résignation et la complaisance jouissives propres au discours de la plainte (9).

L’histoire, un matériau pour la recherche

L’histoire du travail social peut être abordée de bien des manières. Situé entre les enjeux liés aux mémoires individuelles ou collectives du secteur, à la volonté militante de les faire vivre, de les connaître, de les diffuser, existe le souci tout aussi légitime d’en faire un matériau pour un travail scientifique. Dans les débats actuels sur la naissance d’une recherche en travail social, il nous semble que la réflexion historique ouvre des voies. Nous aimerions en présenter une parmi d’autres, l’enquête sur les paradigmes propres au travail social. La notion de paradigme est liée à l’œuvre de Thomas S. Kuhn (10). Ce dernier considérait que la science n’avançait pas par accumulation de connaissances, mais par adoption de modèles de résolutions de problèmes plus ou moins inconscients, fondés sur une vision du monde, des valeurs, des méthodes, un langage. L’aristotélisme, la mécanique classique ou la théorie de la relativité, sont ainsi des paradigmes en physique. Selon Kuhn, les chercheurs changent de paradigme lors de crises. Sa réflexion historique est construite autour d’une tension entre conservatisme et révolution qui dessine une histoire non linéaire mais rythmée de ruptures brusques. Nous pensons que le travail social a constitué un ou plusieurs paradigmes au cours de sa jeune histoire, dont le social case work, fondé par Mary E. Richmond au début du XXe siècle, est un exemple. Ce dernier a en effet constitué une manière de former les professionnels à des méthodes, un langage, une vision du monde, des valeurs, etc. Seule une recherche plus approfondie pourrait nous révéler l’existence d’autres paradigmes d’hier et d’aujourd’hui, des crises et des révolutions intellectuelles propres à notre secteur, bref nous permettre de constituer une authentique archéologie des savoirs en travail social. »

Contact : liliangraviere25@hotmail.fr

Notes

(1) Il est aussi membre du Laboratoire de recherches interdisciplinaires de cette école et doctorant en philosophie (Paris I-Sorbonne).

(2) L’âge des extrêmes – Bruxelles – Editions Complexe, 1999.

(3) Louis Althusser, Sur la reproduction – PUF, 1995.

(4) L’ITSRA organise le 18 avril à Clermont-Ferrand une journée d’étude sur « Les fondements idéologiques du travail social » – Plus de renseignements sur www.ITSRA.net – Tél. 04 73 17 01 06 – formationcontinue@itsra.net.

(5) Bernard Vallerie (dir.), Interventions sociales et empowerment – Ed. L’Harmattan, 2012 – Voir aussi ASH n° 2765 du 22-06-12, p. 27 et n° 2675 du 24-09-10, p. 24.

(6) Jane Addams, Democracy and Social Ethics (Chicago, Merchant Books, 1902) ; Mary E. Richmond, Social Diagnosis (New York, Russell Sage Foundation, 1917) et What is Social Case Work? (New York, Russell Sage Foundation, 1922) – Voir aussi « Mary E. Richmond : portrait d’une pionnière (1861-1928) » par Brigitte Bouquet in Revue française de service social n° 244, 2012) et « La déontologie des assistantes de service social : fil conducteur reliant passé, présent et avenir » par Cristina De Robertis in Revue française de service social n° 195, 1999.

(7) « Ere progressiste » : nom donné à une période de l’histoire des Etats-Unis qui va des années 1890 aux années 1920.

(8) John Dewey, Democracy and Education – New York – Free Press Paperback, 1944 (1916) et The Middle Works, Vol. 12 – Carbondale – Southern Illinois University Press, 1982.

(9) Fernand Braudel, Les ambitions de l’histoire – Editions de Fallois, 1997.

(10) Voir notamment The Structure of Scientific Revolutions – Chicago – The University of Chicago Press, 1996 (1962).

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