A l’occasion de deux arrêts rendus très récemment (1), la Cour de cassation vient de rouvrir le débat sur les conséquences du principe de laïcité confronté à celui de non-discrimination dans le champ des activités d’intérêt général. Les faits ayant donné lieu à ces décisions sont simples : deux salariées – agent, pour l’une, d’une caisse primaire d’assurance maladie et employée, pour l’autre, d’une association gérant une crèche – peuvent-elles manifester leurs convictions religieuses en portant un voile dans l’exercice de leurs fonctions ?
Le problème revêt une portée symbolique forte : cela met en jeu, d’un côté, les principes de neutralité et de laïcité et, de l’autre, la portée du principe de non-discrimination, qui suppose que l’accès à l’emploi ne doit pas dépendre des croyances et convictions personnelles. En arrière-fond, ces affaires comportent aussi une intensité politique forte en remettant en scène les débats, souvent explosifs, relatifs à la conception que l’on se fait de la République, de ses valeurs et de la façon de les acclimater.
La solution intervenue est déjà largement connue et commentée (2). Bien que s’agissant dans les deux cas de personnes morales de droit privé relevant en conséquence du droit commun du travail, le juge fait une distinction entre les principes et règles s’appliquant à la CPAM et ceux organisant la crèche. Les organismes gérant les régimes obligatoires de sécurité sociale, quel que soit leur statut, sont de jurisprudence constante depuis 1938 des services publics. La Cour en tire la conclusion logique que les principes de neutralité et de laïcité s’imposent à eux, et donc que l’expression des convictions personnelles des salariés – dont le port du voile – peut y être interdite. La crèche, en revanche, bien qu’exerçant une mission d’intérêt général, n’est pas un service public ; d’où il ressort que les principes de neutralité et de laïcité ne s’y imposent pas, et donc ne peuvent supplanter la règle de non-discrimination. En conséquence, un licenciement ne peut trouver une cause réelle et sérieuse dans le fait de porter un voile.
Justifiées juridiquement, ces deux décisions ont cependant une portée ambivalente : tel Janus, elles revêtent une double face. Une face souriante, puisqu’elles rappellent fort à propos qu’il y a une distinction de nature entre, d’un côté, le service public et, de l’autre, les activités « d’intérêt général et d’utilité sociale » qui font certes l’objet d’une reconnaissance par les autorités publiques et souvent d’une aide vitale, mais n’en sont pas moins d’une nature différente. Autrement dit, s’associer pour agir collectivement dans le sens de l’intérêt général ne fait pas ipso facto des organisations concernées des services publics. Il en va du maintien des groupements intermédiaires, c’est-à-dire de la possibilité de faire exister, à distance de l’Etat, des initiatives propres à la société civile et relativement maîtrisées par elle. La substance même de la communauté politique en dépend, car ce sont là des médiations collectives qui animent l’espace entre les citoyens atomisés et le « tout » que personnalise l’Etat. Il faut donc tenir avec force cette position : les associations d’utilité sociale ne sont pas des services publics ; elles ne sont pas l’Etat ! C’est ce que rappelle la Cour de cassation.
Mais ces décisions ont en même temps un aspect inquiétant. Alors même que ces groupements médiateurs font vivre la démocratie, voilà qu’au nom de principes largement importés du droit européen, on aboutit à leur dénier la possibilité de manifester leur caractère propre. Les associations, en effet, en rendant possible des mobilisations collectives par lesquelles la société agit sur elle-même, traduisent en même temps le pluralisme et par-là les désaccords et débats qui l’animent. Chaque association en particulier incarne potentiellement une des options possibles quant au bien commun et les citoyens s’y retrouvent justement pour cette raison ; l’association est donc une médiation qui tend vers l’intérêt général, certes, mais en mettant en évidence la diversité des points de vue à son égard. Il y a une nécessaire affectio societatis, autrement dit une affinité entre membres, qui dynamise l’action associative. Et c’est un problème que d’imposer, au nom de la non-?discrimination, un salarié professant ouvertement des options contraires.
Nous voilà dans une situation bien embarrassante… Intégrer dans le service public les associations œuvrant pour l’intérêt général serait une solution les dénaturant. Leur interdire toute défense de leur caractère propre est une autre façon de les dénaturer. Le dessinateur Sempé était un visionnaire : il intitulait dans les années 1970 l’un de ses ouvrages Rien n’est simple et un autre Tout se complique…
Notes
(1) Cass. soc., 19 mars 2013, n° 11-28.845, et 19 mars 2013, n° 12-11.690 – Voir ASH n° 2802 du 22-03-13, p. 36.
(2) Voir ce numéro, p. 11.