Depuis le début de la matinée, les familles se succèdent dans le bureau de Cécile Mougenot-Jondot. L’agenda de l’assistante de service social a beau être plein, elle s’efforce de recevoir entre deux rendez-vous les usagers qui se présentent spontanément. Ce matin, c’est une femme déjà suivie par le service social départemental qui a demandé à la rencontrer en urgence : elle vient de recevoir sa facture d’électricité. Seule avec son fils, un jeune adulte sans emploi, elle perçoit l’allocation de solidarité spécifique ainsi qu’un petit complément au titre du revenu de solidarité active. Une fois réglées ses charges fixes, il lui reste 28 € pour vivre, par personne et par mois… « Sur le plan alimentaire, elle est dépendante des aides, reconnaît Cécile Mougenot-Jondot. Pour elle, c’est très pénible. Pour nous, c’est à la fois contraignant et déstabi?lisant : on ne cesse de renouveler les dossiers d’aide, sans que la situation progresse pour autant. » La veille, c’est un couple qui s’est installé dans la salle d’attente, avertissant qu’il ne bougerait pas tant qu’il n’aurait pas été reçu. Ne supportant plus d’attendre un logement en vain. « Nous avons déjà mul?tiplié les démarches, raconte l’assistante sociale. Mais il ne se passe rien. Et je n’ai aucun pouvoir. »
Des situations comme celles-ci, les travailleurs sociaux de la circonscription de l’Hautil, dans le Val-d’Oise, en rencontrent de plus en plus. Faut-il y voir un effet de la crise ? Oui et non, estiment les professionnels. Depuis le début des années 2000, les travailleurs pauvres, les ménages surendettés, les familles monoparentales, les quinquagénaires en invalidité constituent le public habituel du service. Mais en précipitant dans la précarité des situations déjà fragiles, la crise a eu un effet d’accélérateur. La conséquence étant une massification des demandes, qui restreint le temps disponible pour l’accompagnement et qui induit une certaine frustration chez les assistants de service social.
A une trentaine de kilomètres au nord-ouest de Paris, la circonscription d’action sociale de l’Hautil regroupe six communes de la communauté d’agglomérations de Cergy-Pontoise : Jouy-le-Moutier, Vauréal, Courdimanche, Menucourt, Boisemont et Neuville-sur-Oise. Si les plus petites conservent un aspect rural, le secteur présente plutôt les caractéristiques des villes nouvelles contemporaines : des quartiers juxtaposés en lotissements, séparés par des allées rectilignes, des espaces verts, des équipements collectifs destinés à la jeunesse, mais pas de véritables centres-ville, peu d’activité économique sur place et des transports en commun limités aux heures de pointe. L’essor démographique, spectaculaire depuis deux décennies sur Jouy-le-Moutier et Vauréal – qui concentrent à elles seules environ 34 000 des 48 000 habitants de la circonscription –, se poursuit à un rythme effréné, et le profil de la population s’en ressent : une forte proportion de jeunes de moins de 25 ans (49 % à Vauréal, deuxième commune la plus jeune de France), mais aussi un important parc d’accession à la propriété, principalement en logement individuel (86 % sur Menucourt, pour une moyenne départementale de 48 %). Avec 18 agents dont 12 travailleurs sociaux répartis sur trois antennes, l’Hautil constitue une circonscription moyenne pour le service social départemental (SSD) du Val-d’Oise. « A titre de comparaison, la circonscription d’Argenteuil concentre à elle seule 30 agents », signale Anne Lenhardt, la responsable.
A Jouy-le-Moutier, l’antenne de service social se trouve dans le quartier des Eguérets, un embryon de centre-ville, destiné à devenir le cœur administratif, commercial et culturel de la ville. Le SSD y voisine avec les principaux services et équipements de la commune : mairie annexe, théâtre, petits commerces, maison de quartier, etc. Assistante sociale « volante », Linda Casteleiro y remplace une collègue depuis trois mois. Pour cette jeune professionnelle, intervenue précédemment sur l’imposante circonscription d’Argenteuil, le contraste est saisissant. « Ici, il y a moins de flux, raconte-t-elle. Mais les situations sont lourdes, car elles nous parviennent très dégradées. » Une particularité qu’elle explique par le profil de la population locale, très différente de celle des zones urbaines sensibles, où se concentrent des usagers chroniques des services sociaux. « Ici, la plupart des gens ne connaissent pas le service social départemental, remarque-t-elle. Pour eux, l’assistante sociale constitue vraiment le dernier recours. Par fierté, par méconnaissance, ils poussent la débrouille le plus loin possible avant de venir nous voir. »
Parmi les situations qu’elle s’efforce de redresser, celle d’un homme de 45 ans, arrivé au service social après le départ de sa compagne, avec une lourde dette de loyer. Chauffeur poids-lourd, il a perdu son emploi en 2009. Reconnu depuis en invalidité, l’homme effectue quelques petits boulots, mais n’a pu échapper à la procédure d’expulsion. « Il est complètement dépassé, constate Linda Casteleiro. Il se sent inutile. Au-delà de la problématique budgétaire, de ses ennuis de santé, il ne va pas bien du tout, psychiquement. » A tel point que l’assistante sociale envisage de mettre en place une mesure d’accompagnement social personnalisé (1). « Des personnes si fragiles qu’elles en deviennent vulnérables, on en voit de plus en plus », déplore-t-elle. Tout comme des usagers anxieux, épuisés de n’entrevoir aucune issue à leurs problèmes. Parfois K.O. debout. « Quand on n’a pas de toit, plus assez d’argent pour nourrir ses enfants, c’est difficile d’attendre un rendez-vous à dix jours, souligne Valérie Guerrero, la secrétaire polyvalente de l’antenne, qui assure la préévaluation des dossiers. Compte tenu de l’urgence que ressentent les personnes, on a relativement peu d’agressivité. Mais quand ils me parlent de leur situation, beaucoup de gens craquent et se mettent à pleurer. » Une écoute indispensable. « Avec le centre communal d’action sociale, nous sommes le seul service social de proximité vraiment accessible. Ailleurs, il y a toujours des heures d’attente. Ici, la porte reste ouverte, quelle que soit la demande. J’écoute, j’oriente, et très souvent les gens s’attardent un peu. Pour parler, vider leur sac. »
Selon Cécile Mougenot-Jondot, en poste sur l’antenne depuis 1999, la perte d’un emploi suffit rarement à entraîner à elle seule un ménage dans la spirale de la précarité. « Il s’agit presque toujours d’une conjugaison de facteurs – l’âge, la situation familiale, l’état de santé, etc. » La crise aurait ainsi plutôt provoqué une montée en charge des demandes qu’une aggravation des situations. Les statistiques de la circonscription parlent d’ailleurs d’elles-mêmes : 1 004 accès aux épiceries sociales en 2012, contre 679 en 2011 ; 358 secours d’urgence au titre de l’aide sociale à l’enfance, contre 155 en 2006 ; 269 aides à l’énergie, contre 159 en 2005… Des chiffres qui ne traduisent pas seulement la précarisation du public, mais aussi l’attention portée par le département à l’émergence de nouvelles situations, insiste Anne Lenhardt : « Un nombre croissant de familles dépasse les barèmes d’aide, mais nous avons pu conserver une petite marge de manœuvre. Les dossiers ne reposent pas seulement sur le calcul du quotient familial, l’évaluation devient primordiale. »
Voilà pour le côté pile. Côté face, compte tenu de la « massification des demandes », la plupart des organismes se mettent à « regarder les dossiers à la loupe », contraignant les professionnels à étoffer sans cesse les rapports sociaux, note Cécile Mougenot-Jondot. « Avant, nous étions assez libres sur notre stratégie d’intervention auprès d’une famille. C’est moins le cas maintenant », résume-t-elle.
Dans un tel contexte, les partenariats de proximité jouent un rôle crucial. L’un des plus importants d’entre eux s’est noué avec l’épicerie sociale de la commune de Vauréal. En 2011, sur près de 2 000 accès, les deux tiers avaient été orientés par le service social départemental – pour moitié des familles monoparentales, et beaucoup de travailleurs pauvres. « Contrairement aux bénéficiaires de minima sociaux, les salariés au Smic paient tout au tarif plein : les impôts, les transports, l’électricité, les gardes d’enfants, souligne Stéphany Collet, assistante de service social à Vauréal depuis onze ans. En leur faisant économiser 400 € de courses par mois, on parvient à stabiliser les situations. » Pour rencontrer ces salariés précaires, fonctionnaires de catégorie?C, caristes, aides à domicile, dont la plupart travaillent en horaires décalés et laissent souvent leurs enfants seuls à la maison, les plus petits à la charge des plus grands, les travailleurs sociaux ont dû s’adapter : « Il faut être plus souple sur les horaires, sinon on les perd », affirme Sandrine Brunet, assistante sociale en polyvalence depuis 1998.
Dominée par l’accession à la propriété – l’antenne se trouve d’ailleurs dans l’un de ces pavillons vieillissants construits dans les années 1980 –, la zone a toujours produit beaucoup de dossiers de surendettement. Et pas tellement pour des excès de consommation, rapporte la conseillère en économie sociale et familiale (CESF) de la circonscription, Emmanuelle Ruha : « Il s’agit plutôt de familles qui avaient contracté des prêts à taux évolutifs et se retrouvent à payer les mensualités les plus élevées alors que les enfants ont grandi et qu’il n’y a plus de prestations familiales, et que l’augmentation vertigineuse des coûts de l’énergie grève des budgets déjà fragiles », décrit-elle. Il demeure qu’un nombre croissant de foyers surendettés peinent à suivre les plans, obligeant à redéposer sans cesse de nouveaux dossiers. « Les intérimaires et les salariés en contrats à durée déterminée ont été les premiers à subir les effets de la crise, analyse Emmanuelle Ruha. Ceux qui parvenaient à jongler ne s’en sortent plus. »
Insidieusement, en dépit des efforts du département, un sentiment d’impuissance gagne les travailleurs sociaux. L’impression de devoir se limiter à des interventions ponctuelles. De n’avoir rien d’autre à présenter aux familles qu’un service de guichet. « Il y a quelques années, on parvenait encore à effectuer des montages pour apurer des situations, se souvient Stéphany Collet. A présent, les associations, les administrations versent leurs aides une fois par an, et puis c’est tout. » Comme s’il fallait se contenter de picorer une aide à l’énergie, un secours d’urgence de l’aide sociale à l’enfance, « des moyens très spécifiques, et puis rien autour ».
Cet abandon progressif de l’accompagnement, c’est Laurence Laporte qui l’exprime le plus fortement. En poste sur l’antenne de Menucourt, cette assistante de service social expérimentée doit composer avec un territoire très contrasté. D’un côté, Courdimanche, commune montante de la ville nouvelle au développement exponentiel. De l’autre, Menucourt et Boisemont, gros villages de type périurbain, dont l’un ne dispose pas de centre communal d’action sociale. Un secteur sur lequel la demande a explosé l’an dernier : + 64 %, la plupart des familles présentant des budgets structurellement déséquilibrés. Des artisans, des commerçants, des autoentrepreneurs, des salariés licenciés sous couvert de rupture conventionnelle du contrat de travail et qui pensaient retrouver un emploi durant leur période d’indemnisation. Mais aussi, pour la moitié de la file active, des salariés en poste, pour lesquels l’assistante sociale doit solliciter les associations caritatives, « aux critères d’accès moins restrictifs ». Et si les demandes de secours financier se multiplient, c’est forcément au détriment d’un véritable accompagnement, déplore Laurence Laporte. « J’obtiens une aide à l’énergie pour telle famille, mais je ne peux plus approfondir – au risque de passer à côté des problèmes de fond. Par exemple, quand un budget est structurellement déséquilibré, il est difficile de repérer les difficultés de gestion si l’on ne prend pas le temps de travailler avec la famille. Le danger étant que le ménage plonge quand même, même s’il retrouve un emploi. »
Quel avenir, alors, pour l’accompagnement au sein du service social départemental ? « Peut-être en viendra-t-on à faire gérer certaines tâches administratives par des agents », imagine Laurence Laporte. Déjà retenue par le Val-d’Oise pour l’instruction des dossiers de revenu de solidarité active, cette solution ne satisferait pas l’assistante sociale sur le fond, mais présenterait au moins l’avantage, soupire-t-elle, d’appliquer « un filtre », permettant aux travailleurs sociaux de se concentrer sur leurs missions propres. Des missions qui, depuis son poste d’observation de terrain, ne semblent pas près de se tarir. Car ce qui a vraiment changé avec la crise, conclut-elle, c’est que, désor?mais, les travailleurs sociaux ne doivent plus soutenir les ménages dans des difficultés passagères : « Ils doivent les accompagner dans une dégradation structurelle de leur niveau de vie. »
(1) La mesure d’accompagnement social personnalisé (MASP) est un dispositif administratif destiné aux majeurs qui perçoivent des prestations sociales, et dont la santé ou la sécurité sont menacées par les difficultés budgétaires. D’une durée de six mois à deux ans, renouvelable, elle doit permettre à l’usager de gérer à nouveau ses prestations de façon autonome.