Dans la grande cuisine rustique de la ferme, Marie-Christine Blier, assistante sociale à la Mutualité sociale agricole (MSA) dans la Manche, est assise à la table en bois massif. En tenue de travail, bottes et combinaison, M.V., agriculteur, essaie de faire bonne figure. Ils reprennent ensemble, une à une, les aides qu’il peut obtenir?: une allocation pour les études de son fils, peut-être l’exonération de ses cotisations MSA… De temps en temps, il jette un coup d’œil par la fenêtre. On entend ses bêtes. Comme un rappel du fait qu’il creuse tous les jours un peu plus sa dette en nourrissant ses animaux.
Le monde agricole connaît régulièrement des crises. Les travailleurs sociaux y sont habitués. Mais aujourd’hui la crise économique qui s’y ajoute pousse vers la MSA de Saint-Lô des gens qui ne fréquentaient pas auparavant les services sociaux. Le nombre de dossiers traités chaque mois par la cellule « précarité » de la caisse est ainsi passé de 30 à 45. « Ce nouveau public, ce sont des gens qui travaillent à temps plein mais qui n’ont pas suffisamment pour vivre, constate Sylvie Hubert, responsable du service. Notamment des agriculteurs. On leur demande de se moderniser, ils investissent beaucoup et quand les cours des produits baissent, ils sont en difficulté. » Avec la crise, leurs charges ont parfois doublé. « Souvent, ils ont hérité de l’exploitation familiale et ne se sentent pas le droit de l’abandonner », note Marie Letrouvé, assistante de service social à la MSA depuis 2006, qui dit n’avoir jamais vu autant d’agriculteurs concernés par le surendettement ou la liquidation judiciaire.
Le service accueille également davantage de personnes âgées. Les retraites sont maigres dans le milieu agricole. Et de nombreuses femmes ont travaillé sur l’exploitation de leur conjoint sans être déclarées. « La crise fragilise surtout les gens malades ou en reconversion professionnelle, souligne Aurélie Besnier, assistante sociale à la MSA depuis 2010. Les exploitants ne touchent pas d’indemnités journalières de base en cas d’arrêt maladie. » Chargée d’études à la cellule précarité de la MSA Côtes normandes, Odile Burnel a constaté que la crise touchait les salariés en relevant le nombre croissant de signalements d’indemnités journalières refusées : « Ils alternent petits boulots de quelques heures et chômage et ne remplissent plus les conditions pour s’ouvrir des droits. » Face à un marché de l’emploi bouché, l’équipe voit des personnes désespérer. « Les budgets des familles sont de plus en plus serrés, poursuit Odile Burnel. Des salariés du secteur remboursent 800 € par mois pour leur maison et n’ont absolument plus rien de côté. »
Dans ce contexte défavorable, les usagers peinent en outre à faire valoir leurs droits. L’équipe manchoise a donc accentué les démarches d’information à leur égard. « Les exploitants agricoles, discrets, ont l’habitude de ne pas réclamer, détaille Dominique Danger, responsable adjointe du service. La crise les isole et les fragilise. Nous sommes devenus beaucoup plus proactifs. On appelle davantage les gens. Même si nous ne sommes pas un service social d’urgence, on va vers eux, car les situations dégénèrent beaucoup plus vite qu’avant. » Car aux soucis financiers peuvent rapidement succéder les ennuis de santé et accidents de travail, les problèmes de couple et même les crises suicidaires.
Grâce aux fichiers informatiques, les secrétaires du service repèrent les usagers risquant de perdre une prestation et les relancent, pour éviter à tout prix l’interruption des droits. Entre autres, elles envoient un dossier de CMU complémentaire ou appellent ceux qui n’utilisent pas les prolongements aux aides légales proposées par la MSA. Puis les assistantes sociales prennent le relais. « On les rappelle en leur signalant qu’on peut les recevoir, explique Marie Letrouvé. Sur le terrain, par exemple, on visite les salariés d’un nouvel abattoir pour leur préciser leurs droits ou on organise une réunion avec des pêcheurs à pied pour détailler les aides que l’Etat peut leur attribuer quand les coquillages sont malades et donc non commercialisables. » Il s’agit aussi d’aider un public noyé sous la paperasse. « Avec la crise, la caisse gère de plus en plus de dossiers complexes, reconnaît Odile Burnel. Les actions de contrôle internes se développent et on demande plus de documents aux assurés. » L’équipe aide ces derniers à les fournir.
Les travailleurs sociaux ont appris à détecter plus tôt les situations critiques. Ils ont aussi organisé une formation sur la crise agricole pour leurs relais sur le terrain?: les délégués MSA élus dans les cantons. « En comprenant mieux les causes et les conséquences de la crise, ils sortent du cliché de l’agriculteur qui n’y arrive pas, qui s’y prend forcément mal, détaille Virginie Feron-Lecocq, animatrice territoriale. Ils ont appris à repérer des signes de difficultés : un agriculteur isolé, qui parle de rapports conflictuels avec son banquier, qui semble dépassé par les contrôles administratifs ou dont les relations avec la famille se dégradent. Ils nous relaient alors les informations. »
La prévention des crises suicidaires fait également partie des axes de travail nationaux de la MSA. Tous les travailleurs sociaux de Saint-Lô ont été formés au dépistage et à la prise en charge du risque de suicide. Dans ce contexte économique dégradé, cela leur semble nécessaire. « Les exploitants sont particulièrement touchés », rapporte Marie-Christine Blier, assistante sociale à la MSA depuis 1976. Elle rencontre régulièrement des usagers « qui ont des idées noires, qui veulent en finir parce qu’ils ne voient pas la fin de la galère », qui s’échinent à travailler alors même que leur dette se creuse. « On ne reste plus dans le vague, on parle du suicide plus frontalement et on demande clairement aux gens où ils en sont. »
La MSA est un guichet unique : elle gère l’ensemble des régimes de protection sociale (retraite, famille, maladie…). En temps de crise, pour les travailleurs sociaux de Saint-Lô, c’est un véritable atout car, pour aider au mieux les usagers, ils travaillent de plus en plus avec les autres services de l’organisme. La caisse s’est d’ailleurs dotée d’outils pour faire des points transversaux sur les situations, tels une cellule « crise agricole » et un comité de pilotage sur la précarité. « Cela nous permet une meilleure réactivité, estime Sylvie Hubert. Le service « contentieux » nous alerte sur un usager qui ne paie plus ses cotisations. » Le service « contrôle » vérifie le respect des arrêts maladie ou le travail illégal, par exemple. « Avant, on ne collaborait pas, explique Marie Garnavault, responsable du département de l’action sanitaire et sociale. Maintenant, nous travaillons main dans la main. Si un usager n’a pas fait sa déclaration de ressources, l’attestation du contrôleur qui le visite fera foi. Cela peut nous permettre d’ouvrir des droits à cet usager. Les contrôleurs ont pris l’habitude de nous appeler quand ils constatent une situation difficile. Il nous arrive même d’aller voir une famille ensemble. »
Depuis 2006, la caisse a aussi créé une cellule précarité. Odile Burnel est chargée de faire le lien entre les différents services pour débloquer les dossiers des familles dans le besoin, qui ne cessent d’augmenter. Mais il est difficile, parfois, d’établir une priorité entre des cas qui sont tous urgents : « Avec la crise, le moindre manque ou retard d’une prestation familiale devient problématique pour les ménages. Dès réception d’un signalement interne ou externe, j’étudie leurs droits. Je vais à la pêche aux documents pour les leur ouvrir, j’appelle le centre des impôts ou un créancier pour demander un délai. »
Le travail en réseau se développe aussi entre services sociaux et associations. Ainsi, le réseau Solidarité Transport regroupe depuis vingt ans des chauffeurs bénévoles qui conduisent des personnes précaires sans véhicule à un rendez-vous de santé ou à une démarche à Pôle emploi. Désormais, ce sont les travailleurs sociaux de la MSA qui animent ces réseaux de plus en plus nombreux. « Nous mettons en relation les bénévoles et les familles, expliquent-ils, pour rompre le lien entre précarité et isolement. » Les assistantes sociales agissent aussi en partenariat avec l’association Solidarité paysans, qui peut guider les exploitants devant cesser leur activité. « Nous amenons les usagers à accepter l’intervention de cette association, explique Marie-Christine Blier. Les bénévoles ont une compétence technique et ils accompagnent les agriculteurs physiquement au tribunal, à la banque ou chez les créanciers, ce que nous ne faisons pas. »
Ces réseaux de solidarité, l’équipe de la MSA cherche à les développer aussi parmi ses usagers. « Face à la crise, il faut les inviter à collaborer, à créer des lieux de transmission entre anciens et jeunes », plaide Virginie Feron-Lecocq, animatrice territoriale. La caisse de Saint-Lô a ainsi monté un théâtre-forum sur le thème du stress dans le monde agricole. La représentation a été suivie de groupes de paroles et d’ateliers de sophrologie, pendant un an. « Les gens ont constaté qu’ils n’étaient pas seuls à connaître des difficultés, que la situation n’est pas liée à leur personne mais au contexte, poursuit-elle. La crise nous force à être plus créatifs et innovants. Il nous faut trouver des façons plus ludiques d’apporter de l’aide, des manières moins tristes et plus efficaces de parler des difficultés. »
Cet après-midi, Marie-Christine Blier rencontre un exploitant de la région. Il est bénéficiaire du RSA « activité » et est suivi par la MSA dans le cadre d’un conventionnement avec le conseil général. Il fait partie de ces « nouveaux usagers » liés à la crise. « C’est mon comptable qui m’a dit que j’avais le droit au RSA, témoigne-t-il. On n’en cause pas de trop autour de nous. On n’est pas fiers, quand, même en travaillant, on n’y arrive plus… Après un divorce et le retrait d’un groupement d’exploitants, j’étais fragilisé. Mais on se dit toujours que ça ira mieux demain. C’est là que les services sociaux devraient venir nous voir. En 2010, j’ai voulu agrandir mon élevage au moment où, à cause de la spéculation sur les céréales, les coûts des aliments pour animaux ont doublé. » Une décision prise au mauvais moment, et l’agriculteur se retrouve avec des milliers d’euros de dettes auprès de ses fournisseurs. Le RSA lui donne une petite bouffée d’oxygène. L’accompagnement social aussi : « Ça permet de se confier, de débloquer les choses dans sa tête, en face de quelqu’un qui ne juge pas. »
Marie-Christine Blier se demande pourtant parfois ce qu’elle apporte à ces usagers, si ce n’est l’écoute : « Ils travaillent, ils ne sont pas demandeurs d’aide. Avant, on les accompagnait à maintenir leur activité, et à présent, à la cesser. C’est un peu déstabilisant. » De fait, la précarité d’agriculteurs qui sont à la tête d’entreprises brassant beaucoup d’argent est compliquée à traiter par les services sociaux. Rétablir l’usager dans ses droits n’est plus forcément suffisant. « Les dettes peuvent vite grimper, et ce n’est pas une aide ponctuelle de 200 € qui va résoudre quelque chose. Financer un remplacement en cas de maladie coûte beaucoup plus cher », souligne Marie Letrouvé.
Les travailleuses sociales recourent donc peu aux aides financières. « Les agriculteurs trouvent dans leur exploitation les ressources pour se nourrir, poursuit Marie Letrouvé. Ce ne sont pas des gens qui gèrent mal leur argent. On ne peut même pas actionner le levier du suivi budgétaire. On travaille plutôt les échéanciers par rapport aux créanciers : qui payer en premier ? » Et que peut le travail social face à la fluctuation des marchés agricoles ? « J’ai parfois un sentiment d’impuissance, reconnaît Aurélie Besnier. Le marché de l’emploi étant saturé à cause de la crise, la reconversion des professionnels de l’agriculture est actuellement franchement compliquée. » Restent la disponibilité et l’écoute, pour éviter le pire…
A Saint-Lô, préfecture de la Manche, la caisse de la Mutualité sociale agricole (MSA) gère la protection sociale globale et complémentaire de 18 900 habitants du Calvados et de la Manche. Le service « interventions sociales et animation sur les territoires » de la caisse compte 25 travailleurs sociaux, 5 animateurs territoriaux et 2 responsables. Pour la majorité, leurs usagers sont des agriculteurs, ostréiculteurs ou pêcheurs à pied. Les autres sont des salariés de coopératives (entreprises agroalimentaires, banques, assurances…). L’année dernière, 10 500 personnes ont bénéficié, en plus des prestations légales, de l’action sanitaire et sociale de cette caisse de la MSA.