En réponse à un appel à projets lancé par la CNSA (caisse nationale de solidarité pour l’autonomie) et la DREES, nous avons, avec Sophie Dalle-Nazébi, sociologue et anthropologue au pôle « Recherche, développement et évaluation » de WebSourd, lancé en 2011 une recherche qui se focalise sur les problématiques – peu explorées et au moins aussi importantes que l’accès à l’emploi – relatives aux conditions de travail et de participation professionnelle des personnes sourdes en milieu ordinaire. Elle comprend une partie qualitative, pour laquelle 41 personnes sourdes, principalement locutrices de la langue des signes française (LSF), ont été interrogées ainsi que 68 personnes de leur entourage professionnel, et une partie quantitative qui exploite deux enquêtes statistiques de l’INSEE.
Les chiffres, qui portent sur les « personnes qui ne peuvent entendre une conversation » (sourdes de naissance ou non), montrent que 60 % sont en emploi. 7 % sont au chômage et 33 % en inactivité. Ce dernier chiffre peut s’expliquer par l’état de santé, mais aussi par un environnement de travail inadapté qui provoque de l’usure, de la fatigue physique et psychologique et, au final, un renoncement au travail.
Alors qu’un bon nombre se disent fiers de travailler, les sourds expriment des difficultés à avoir de bonnes conditions de travail. Obtenir un aménagement de poste, des outils qui favorisent la communication avec le collectif – interprétariat en LSF, centres relais, panneaux d’affichage, synthèse écrite des réunions… – requiert des négociations quotidiennes et renouvelées, avec des réponses variables d’une entreprise à l’autre, et même au sein d’une même entreprise ! Celles-ci dépendent des procédures internes de décision, des interlocuteurs, de la manière dont l’employeur conçoit l’emploi des salariés dits handicapés, mais aussi de la manière dont les équipes perçoivent ces demandes. Quand les besoins d’échange et de communication sont une évidence pour tout le monde, ce qui est loin d’être le cas, quand le manager envisage des outils spécifiques pour équiper un collectif de travail et non un individu, les réponses ont plus de chances d’être pertinentes. Nous constatons aussi les limites des aides publiques. Alors que les besoins sont continus, elles ne permettent par exemple que le financement d’un volume réduit d’heures d’interprétariat pour l’année. Conséquence : ces salariés sont souvent exclus des réunions et des formations. Il n’y a pas, non plus, de place légitime reconnue aux salariés sourds pour se saisir des ressources permises par la loi. Sensibiliser la « mission handicap » de l’entreprise ou un manager à l’utilité d’interprètes risque de froisser la hiérarchie et de créer des situations de conflit. D’où des stratégies de repli de la part des salariés sourds. D’autres préfèrent s’investir parallèlement dans une autre activité pour préserver le sens de leur travail. Certains persistent pour convaincre leur environnement professionnel et parviennent à devenir force de propositions, notamment en créant des réseaux, internes ou externes, avec d’autres salariés sourds.
Les sourds passent leur temps à s’adapter et à reconstruire le sens de ce qui se passe autour d’eux. Leur entourage professionnel n’a pas conscience de tout ce travail invisible et cette indifférence crée des situations explosives. A cela s’ajoutent des situations discriminatoires – refus ou décisions constamment différées de changement de poste, de formation. Tant que l’entreprise n’intègre pas les besoins des sourds à la question générale des conditions de travail, en les abordant non pas sous l’angle de la déficience mais de capacités à mobiliser, elle ne peut pas traiter ces situations. Or si les moyens et les outils existent, nous avons le sentiment qu’il manque des espaces de concertation qui permettraient de les prévenir et d’intégrer structurellement la question des aménagements « raisonnables ».