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« Affaire Baby-Loup » : la Cour de cassation relance le débat sur l’application du principe de laïcité

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En énonçant le droit dans le procès opposant la salariée voilée à la crèche associative, la Haute Juridiction réactive les polémiques sur l’opportunité ou non de légiférer pour étendre le principe de neutralité du service public au secteur associatif.

La Cour de cassation a ouvert la boîte de Pandore sur le voile islamique et réveillé les débats politiques et philosophiques sur la laïcité. Elle a, le 19 mars, créant un rebondissement dans l’« affaire Baby-Loup », donné raison à la salariée – une éducatrice de jeunes enfants exerçant les fonctions de directrice adjointe – d’une crèche associative, qui contestait son licenciement pour avoir refusé de retirer son voile sur son lieu de travail (1). Et désavoué la cour d’appel et le conseil de prud’hommes (2). Sa décision a d’autant plus choqué que, le même jour, elle a validé le licenciement d’une « technicienne de prestations maladie » de la caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) de Seine-Saint-Denis au motif qu’elle portait un foulard islamique.

Stricte application du droit

Rien pourtant à redire sur le plan du droit, seul registre où intervient la Cour de cassation. Celle-ci tire les conséquences du fait que la loi et la jurisprudence considèrent les établissements sociaux et médico-sociaux privés (la crèche en l’occurrence) comme des établissements d’intérêt général et d’utilité publique mais n’ayant pas de mission de service public, analyse Jean-Marc Lhuillier, professeur de droit social. Et donc qu’à l’inverse de la CPAM, le devoir de neutralité stricte ne s’applique pas. En outre, la Haute Juridiction « ne dit pas que, dorénavant, les puéricultrices peuvent arriver avec un foulard dans une crèche (ou une autre entreprise privée), elle dit que le règlement intérieur, qui a servi à licencier la professionnelle, est illégal parce qu’il pose une interdiction générale et absolue », précise Dounia Bouzar, anthropologue du fait religieux et ancienne éducatrice à la protection judiciaire de la jeunesse. La Cour de cassation reproche en effet à la crèche d’y avoir fait figurer une clause générale de laïcité et de neutralité « applicable à tous les emplois de l’entreprise » alors que le code du travail exige que les restrictions à la liberté religieuse soient justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché.

Le droit actuel est-il donc suffisant ? Oui, affirme Dounia Bouzar, pour qui il suffit à prévenir les dérives : les établissements associatifs peuvent toujours limiter, au cas par cas, la pratique religieuse des salariés « si elle entrave les règles de sécurité, d’hygiène, les aptitudes à la mission et l’organisation de la mission ». En faisant référence au règlement intérieur, la Cour de cassation « donne la solution », estime Jean-Marc Lhuillier. Par le biais de ce document, « les associations retrouvent leur liberté, estime-t-il. Mais elles devront justifier leurs interdictions. Pour limiter la liberté individuelle des salariés, les arguments devront être convaincants. Concernant les obligations de réserve ou de respect des valeurs de l’établissement, les magistrats sont exigeants et même réticents. De même, ils le seront pour limiter la liberté des salariés de s’habiller comme ils l’entendent à moins de revenir à l’obligation d’uniforme chère aux pays totalitaires. » Mais si le droit offre des garde-fous, encore faut-il qu’il soit connu. On peut regretter, en l’espèce, comme l’explique Natalia Baleato, directrice de la crèche Baby-Loup dans une interview à la revue Le Furet (3), que le règlement intérieur ait été déposé à l’inspection du travail sans entraîner aucune remarque sur sa validité et que les institutions tutrices de l’association n’aient jamais soulevé la moindre irrégularité.

Un certain malaise

S’il est fondé en droit, l’arrêt génère toutefois un certain malaise. Peut-être le règlement intérieur était-il insuffisamment précis, mais le seul raisonnement juridique aboutit à imposer, au nom de la non-discrimination, une salariée voilée au sein d’une crèche implantée à Chanteloup-les-Vignes dans une zone qui compte 54 nationalités différentes et qui avait fait de la neutralité un de ses fondements afin de respecter la diversité du quartier. « C’est une négation de la dimension militante de cette crèche qui s’est mise au service d’un projet d’émancipation des femmes de milieu populaire et de mixité culturelle », déplore Daniel Verba sociologue à l’université de Paris-XIII (4), qui souligne que cette longue affaire, qui a entraîné des années de procédure, mêle « relations interpersonnelles, luttes pour le contrôle de la crèche et instrumentalisation du sentiment religieux ». Ce qu’il juge particulièrement « choquant », c’est « la non-reconnaissance du travail des crèches associatives et des éducateurs qui y exercent et l’assimilation de leurs fonctions à des activités confessionnelles ou commerciales ».

On peut également s’interroger sur le signal envoyé par cette décision. « Les structures d’accueil risquent d’hésiter à embaucher des personnes d’origine maghrébine et on va renforcer les discriminations alors que les crèches doivent être des lieux de mixité sociale et culturelle. Tout cela risque d’empêcher le travail d’éducation à la diversité que l’on essaie de promouvoir dans les établissements d’accueil de jeunes enfants », déplore Myriam Mony, ancienne directrice de la formation des éducateurs de jeunes enfants à l’Ecole Santé Social Sud-Est de Lyon et membre du réseau européen pour la diversité et la laïcité DECET (5). Avec le risque de favoriser le développement des crèches communautaires.

Faut-il alors une nouvelle base légale ? « Il peut être difficile pour les salariés de discerner si leur activité relève d’une “mission de service public” ou bien d’une “mission d’intérêt général” », souligne le défenseur des droits. Craignant la multiplication des contentieux, il vient de demander, dans un courrier au Premier ministre, une clarification de la législation. Tout en recommandant qu’elle soit précédée d’une large consultation à l’image de la commission Stasi sur « l’application du principe de laïcité dans la République ». « S’il y a nécessité de préciser les choses par la loi, nous ne l’excluons pas », avait déclaré, dans le même sens, Najat Vallaut-Belkacem, la porte-parole du gouvernement, le 20 mars. Et il semble bien que, pressé par des personnalités, des élus de gauche – signataires d’une pétition en ce sens (6) –, ou des députés de droite comme Eric Ciotti (UMP), qui a déposé le 26 mars une proposition de loi permettant aux entreprises d’inscrire dans leur règlement intérieur le principe de neutralité, le gouvernement soit déterminé à agir au plan législatif ou réglementaire. Même s’il assure vouloir éviter toute « décision caricaturale et précipitée ». « Une décision sera prise dans les prochains jours », explique l’entourage du président de la République dans Le Monde du 27 mars. Une proposition de loi a d’ailleurs déjà été adoptée en première lecture au Sénat en janvier 2012 visant à étendre l’obligation de neutralité religieuse aux structures privées du secteur de la petite enfance et aux assistants maternels exerçant à domicile – qui n’a toujours pas été inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale.

La loi, une impasse ?

Il n’est pas sûr, pourtant, que le recours à la loi n’attise pas les crispations au lieu de favoriser l’apaisement nécessaire sur ces questions. « On se prépare comme pour le voile à l’école à légiférer à partir d’une seule affaire, alors que l’enquête nationale que je mène actuellement sur les éducateurs de jeunes enfants montre que les professionnels s’en sortent très bien sans loi et parviennent, grâce à des “accommodements raisonnables” à la canadienne, à faire respecter le principe de laïcité sans stigmatiser les pratiques religieuses des familles. Encore faut-il qu’ils y soient aidés et qu’ils puissent travailler en ce sens », relève Daniel Verba. Même si elle est plus contraignante pour les associations, la solution suggérée par la Cour de cassation de justifier les interdictions dans le cadre du règlement intérieur « a l’avantage de la souplesse, soutient Jean-Marc Lhuillier. Elle a plus de chance de succès que la voie législative qui ne peut être que générale. De plus, on ne voit pas bien en quoi elle devrait viser un secteur plus qu’un autre dans le champ social, le secteur de la petite enfance plus que celui des personnes handicapées et des personnes sans domicile. » Il n’est pas certain en outre que les associations gestionnaires veuillent intégrer le service public puisque cela reviendrait à les considérer comme des prolongements de la puissance publique et non comme des organisations émanant de la société. « Ce serait une solution les dénaturant », affirme Robert Lafore, professeur de droit public à l’université de Bordeaux (voir sa chronique dans ce numéro, page 38).

Cette affaire est surtout « source de nombreux malentendus. C’est dommageable et consternant dans un climat où la relation à l’islam était déjà très tendue », déplore Dounia Bouzar. Pour elle, toute cette agitation politique et médiatique « escamote le débat de fond : comment transmet-on les valeurs de laïcité aux jeunes enfants ? Comment travaille-t-on avec les éducateurs sur leur position de neutralité ? Et cela, au-delà même des signes religieux, dont l’absence ne garantit pas que l’intervenant ne va pas transmettre une vision du monde sectaire. »

À BABY-LOUP, LA STUPEUR…

« Le temps ici s’est arrêté », a indiqué lors d’une conférence de presse, le 27 mars, Didier Cros, membre du conseil d’administration de l’association Baby-Loup. « La décision de la Cour de cassation permettra à terme à l’accusation de réclamer la réintégration de notre ex-employée et par défaut des arriérés qu’elle estime entre 120 000 et 150 000 € », a-t-il précisé, « ce qui condamnera de fait notre structure à la fermeture ». Evoquant « un certain abattement » et une situation « délétère », qui pourrait conduire à un déménagement de la crèche, il a indiqué que le sénateur-maire (PS) de Conflans-Sainte-Honorine se proposait de « tout mettre en œuvre » pour accueillir la structure sur son territoire.

L’administrateur a évoqué la violence de l’arrêt, qui dénie à la crèche la mission de service public, et les responsables ont assuré « être très en attente des projets du législateur » en vue d’une clarification en ce sens. « Il faut comprendre qu’ici c’est la stupeur », a souligné Didier Cros.

Notes

(1) Voir ASH n° 2802 du 22-03-13, p. 36.

(2) L’affaire est renvoyée devant la cour d’appel de Paris qui aura du mal à juger autrement du fait des arguments assez précis de la Cour de cassation.

(3) N° 66 (2011) – « Déjouer les discriminations dès la petite enfance » – En ligne sur http://goo.gl/5mt56.

(4) Auteur du Métier d’éducateur de jeunes enfants (Ed. La Découverte, 2006) et organisateur du colloque « Interventions sociales et faits religieux », les 22 et 23 avril prochain, à l’université Paris-XIII.

(5) Elle est aussi l’auteure de l’ouvrage Entre laïcité et diversité, quelles perspectives éducatives pour les éducateurs de jeunes enfants ? (Ed. érès, 2011).

(6) Intitulée « La laïcité en danger. L’appel pour une nouvelle loi sur les signes religieux » – En ligne sur www.marianne.net.

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