« Lorsque j’ai commencé à travailler ici, je dormais dans un foyer de nuit », se rappelle Lucien Dahan, 48 ans, salarié en insertion, tout en arrosant les bacs à plantes qui ornent son lieu de travail, un ancien marché couvert du XIXe arrondissement parisien. Cet espace a été transformé en 2007 en un chantier d’insertion fondé sur le recyclage et la récupération par Emmaüs Défi (1), une entreprise d’insertion née alors de la volonté d’Emmaüs France, des communautés Emmaüs d’Ile-de-France et de l’association Emmaüs Paris. « J’ai toujours travaillé dans ma vie, mais plutôt “au black”, poursuit Lucien Dahan. Puis j’ai fait quelques bêtises, je suis tombé dans la dépendance. Mais ici, très vite, j’ai eu le déclic. Au bout de trois ou quatre mois, je voulais travailler et avoir une vie normale. Alors j’ai demandé un contrat. »
Depuis deux ans, l’homme reste fidèle au chantier, même s’il change régulièrement de poste. « J’aime bien travailler avec les livres, précise-t-il. C’est trois bouquins pour 2 €. Pour les meubles, on fait des démonstrations quand les clients viennent acheter le samedi. » Il n’est pas vraiment pressé de partir. Car la spécificité de ce chantier vient d’un accompagnement qui peut désormais durer jusqu’à cinq ans, au lieu des vingt-quatre mois prévus au maximum par la réglementation. A l’automne 2012, Emmaüs Défi s’est en effet doté d’un programme expérimental, baptisé Emmaüs Convergence, qui permet d’approfondir son action en prolongeant la durée du suivi social et en constituant un réseau de partenaires intervenant dans tous les domaines de l’insertion : logement, emploi, santé, accès au droit…
« Nous sommes nés des suites de la mobilisation du canal Saint-Martin, raconte Sophie Roche, chef de projet à Emmaüs Défi. Parce que l’insertion est un tout, et qu’il est difficile de penser l’entrée dans un logement et le retour à une vie stable sans un travail et une bonne santé. » Le chantier d’insertion travaille à la récupération de meubles, de matériel informatique ou électroménager, de livres, de vêtements, d’accessoires de cuisine, etc. Ils sont réparés au besoin, puis vendus ou recyclés. « D’emblée, nous avons voulu recruter les personnes les plus éloignées de l’emploi, poursuit Sophie Roche. Notre seul critère d’embauche était la motivation à retravailler de la personne. Mais nous nous sommes vite rendu compte qu’il n’était pas possible de faire travailler vingt-six heures par semaine quelqu’un qui n’a pas un hébergement stable. » Lorsqu’ils ont intégré le chantier, les premiers employés dormaient parfois encore dans la rue ou étaient sous l’emprise d’addictions. Pour favoriser la reprise progressive d’une activité professionnelle, Emmaüs Défi a alors mis en œuvre un dispositif de travail à l’heure (2) qui permet de rémunérer des personnes sans domicile venant accompagnées d’un travailleur social. « Les gens accrochent vraiment, ils voient les autres, ceux qui sont embauchés, qui ont des projets, et ça leur donne envie », résume Helio Borges, éducateur spécialisé, chargé de ce dispositif. Parmi toutes les personnes arrivées par ce système chez Emmaüs Défi, 95 % intègrent par la suite un atelier ou un chantier d’insertion, à Emmaüs ou ailleurs.
« Ce dispositif est devenu l’un des deux modes de recrutement de notre chantier d’insertion, souligne Catherine Paquemar, responsable de l’accompagnement. L’autre porte d’entrée, qui reste majoritaire, est l’orientation habituelle via un référent social. » Les personnes intégrées bénéficient d’abord d’un contrat de quatre heures hebdomadaires, puis de huit heures, de seize heures, et quand l’équipe sent qu’elles sont prêtes à travailler vingt-six heures par semaine, elles sont embauchées sur le chantier. Comme ce fut le cas pour Lucien Dahan, qui a signé son contrat en octobre 2011. « Dans l’intervalle, j’avais obtenu une place en centre d’hébergement et de réinsertion sociale », précise-t-il. Car, avant toute embauche, l’exigence d’Emmaüs Défi est que le candidat dispose d’un hébergement. « C’est le travail du référent social de la personne, explique Sophie Roche. Celui qui l’a accompagné pendant le travail à l’heure ou celui qui l’oriente vers nous. » L’engagement du salarié en insertion passe ensuite par la signature de plusieurs contrats renouvelables. « Nous proposons un premier contrat de six mois, un second de neuf mois, puis deux de trois mois, résume Catherine Paquemar. A chaque étape, nous réalisons un bilan et fixons de nouveaux objectifs. Mais dès l’issue du second contrat, nous précisons à la personne qu’il faut qu’elle se prépare à trouver un autre emploi. Ensuite, on renouvelle au cas par cas. C’est très individualisé. »
Le suivi social est, lui aussi, réalisé en interne, par l’une des deux chargées d’accompagnement socioprofessionnel. « C’est souvent plus rapide de remplir un dossier pour la CAF, une demande de logement ou un formulaire de renouvellement de CMU que d’attendre que le référent social habituel de la personne, qui a peut-être des dizaines de dossiers en attente, le fasse. Mais, de toute façon, on reste en contact régulier avec les travailleurs sociaux », détaille Stéphanie Le Gall, chargée d’insertion professionnelle.
Depuis 2007, Emmaüs Défi a déjà fait travailler 300 salariés. Mais trop peu trouvent une solution au sortir du chantier d’insertion. Le taux de sortie dynamique, c’est-à-dire vers un emploi ou une formation, atteint en effet 23 %, quand les tutelles exigent 60 %. « Notre constat est qu’on ne pouvait pas, en deux ans, amener quelqu’un qui vient directement de la rue à résoudre sa problématique d’accès à l’emploi, parce qu’il a généralement des problématiques sanitaires, juridiques, sociales connexes », analyse Sophie Roche. Sur l’ensemble des personnes accueillies à Emmaüs Défi, 80 % connaissent des problématiques d’hébergement et 42 % des restrictions d’activité du fait de leur état de santé, 58 % présentent des problèmes de relation au groupe et d’intégration dans un collectif, et 40 % souffrent de difficultés à se prendre en charge et à gérer leurs démarches ou à se projeter dans un avenir immédiat.
D’où l’idée de lancer le dispositif Convergence. Financée par la direction générale de la cohésion sociale, la délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle et la direction générale de la santé, cette expérimentation d’une durée de trois ans vise à proposer un accompagnement global à des personnes en grande exclusion, depuis la signature du premier contrat avec le chantier d’insertion jusqu’à la durée maximale de cinq ans, en fonction des besoins. L’objectif étant de coordonner les acteurs du logement, de la santé et de l’emploi afin d’orienter les salariés du chantier vers une situation socioprofessionnelle stable. Convergence se situe ainsi comme un dispositif intermédiaire entre les structures d’urgence et celles de l’insertion classique, telles les structures d’insertion par l’activité économique. « Il y a un fossé énorme entre le milieu ordinaire et notre chantier d’insertion, insiste Anne-Marie Tholi, chargée des relations avec les entreprises, qui s’est constituée un portefeuille d’employeurs et de lieux de stages potentiels. Nous essayons donc d’organiser au maximum ce passage pour aller vers une situation de travail ordinaire. » Toutefois, le but n’est pas que les salariés travaillent effectivement durant les cinq ans sur le chantier d’insertion. Cette période peut inclure des stages ou des formations, le passage dans une autre structure d’insertion, le suivi après un recrutement dans une entreprise adaptée, un ESAT ou même une entreprise ordinaire…
Pour mettre en œuvre le projet Convergence, des professionnels supplémentaires ont été recrutés à l’automne. Emmaüs Défi dispose désormais d’une responsable de l’accompagnement, de deux éducateurs spécialisés, de deux chargés d’insertion, de trois encadrants techniques et de deux chargés des relations avec les entreprises. En outre, une conseillère en économie sociale et familiale (CESF) est en cours de recrutement. S’y ajoutent les personnels de direction et administratifs ainsi que des chargés de la téléphonie solidaire (voir encadré). Au sein d’Emmaüs Défi, les profils ne sont pas tous issus du secteur social. Charles Edouard Vincent, son directeur, est un polytechnicien passé par des entreprises d’informatique. Sophie Roche et Catherine Paquemar ont, elles aussi, entamé leur carrière dans le secteur privé, tout comme Anne-Marie Tholi. Au total, une vingtaine de personnes encadrent les 90 salariés en insertion. Sachant que des bénévoles apportent leur aide dans la gestion du magasin et la vente. Petit détail qui a son importance : chaque salarié en insertion, travailleur social ou employé administratif participe régulièrement à la journée hebdomadaire de vente, le samedi. « C’est très différent des entretiens plus formels que nous avons dans les bureaux, pointe Stéphanie Le Gall. On se parle différemment, d’autres choses se disent, une relation de confiance se crée. »
Convergence monte progressivement en puissance. Lucien Dahan a ainsi pu renouveler ses papiers, faire une demande pour une chambre dans une résidence sociale et ouvrir un dossier auprès de Pôle emploi. Il est actuellement en train de peaufiner son projet professionnel pour devenir électricien. « Avec mon accompagnatrice socioprofessionnelle, on doit voir comment mettre en place la formation la semaine prochaine », remarque-t-il. Son collègue Djamil P., lui, hésite encore. Son encadrant technique sur le chantier et Stéphanie Le Gall l’estiment prêt à quitter la structure. Le jeune homme dispose d’un logement, il apprend le français et a rapidement retrouvé les repères du travail en entreprise. Mais il repousse l’idée de travailler comme mécanicien dans le garage que possède son cousin. « Ça ne marchera pas, il s’énerve tout le temps, balaie-t-il d’un revers de la main. C’est pas possible. Moi je voudrais devenir plombier ou électricien. » Reste à lui faire comprendre qu’il ne pourra accéder à ces professions qu’après avoir suivi une formation…
Outre la durée de l’accompagnement sur cinq ans, l’autre spécificité d’Emmaüs Convergence réside dans la constitution – actuellement en cours – d’un réseau qui facilite la mobilisation rapide de tous les intervenants possibles autour d’une même situation. « Lorsque quelqu’un sort de la rue pour se relancer dans une dynamique d’insertion, il ne faut pas rompre le fil, c’est ténu. Il faut pouvoir prendre en compte toutes ses difficultés lorsqu’elles se présentent », souligne Helio Borges, éducateur. « L’idée, c’est de montrer qu’on peut mettre en réseau tous les outils existant déjà chez les acteurs de l’insertion afin que notre public spécifique, celui qui est le plus éloigné de l’emploi, puisse en profiter, résume Sophie Roche. Chacun travaille trop dans son coin, les liens ne se font pas naturellement. »
Les premiers partenaires de ce réseau sont les professionnels de santé, avec lesquels Emmaüs a mis en place des conventions. « Au début, nous n’arrivions pas à trouver de médecins traitants, se rappelle Catherine Paquemar. A présent, nous avons la possibilité de faire réaliser des bilans au centre de santé Saint-Vincent et de proposer des consultations psychologiques ou diététiques gratuites via le réseau Santé Paris-Nord, qui nous oriente également vers des généralistes disponibles. Nous pouvons même obtenir des rendez-vous dans les 24 à 48 heures. » Un partenariat jugé positif par les responsables du réseau de santé, jusqu’alors sous-utilisé. « Nous ne communiquons pas auprès du grand public, souligne Nadine Hidalgo, la directrice du réseau Santé Paris-Nord, et les hôpitaux ne faisaient pas suffisamment appel à nous. A présent, notre offre a trouvé preneur, notamment en ce qui concerne l’orientation vers les médecins généralistes et les consultations psy. »
Autre partenaire de la première heure, dans le secteur de l’hébergement, Emmaüs Solidarité (3), dont les éducateurs de rue orientent des personnes sans domicile vers le travail à l’heure. « Nous pourrions, par exemple, ouvrir nos sessions de formation sur l’accès au logement aux salariés d’Emmaüs Défi, ou bien leur donner accès à des examens de santé gratuits grâce notre mission santé », suggère Bruno Morel, directeur général d’Emmaüs Solidarité. Les deux organisations, pourtant toutes deux issues du mouvement Emmaüs, n’ont cependant pas encore signé de convention, pas plus qu’Ares Services Paris, une entreprise d’insertion pressentie comme partenaire potentiel pour l’accès à l’emploi. « La porte est ouverte, nous avons commencé à nous rencontrer et à évoquer des pistes, explique Chloë Gelin, directrice de la société de services. Nous avons aussi déjà accueilli des salariés en insertion d’Emmaüs Défi pour des sessions de formation chez nous qui n’étaient pas complètes. Mais on ne se connaît pas encore suffisamment. La coopération reste à élaborer. »
Du côté du secteur social, on observe le lancement du dispositif Convergence avec intérêt, mais aussi avec une certaine vigilance. Il faut dire que d’autres ont déjà tenté l’expérience du travail en réseau. « Quand on crée des circuits prioritaires, ça marche forcément, remarque Jérôme Bonnet, directeur chez Travail et Vie, une association parisienne qui réunit des structures d’hébergement et des entreprises d’insertion. D’une certaine façon, nous l’avons fait aussi auparavant. Nous participerons et nous travaillerons avec Convergence, mais il faudra veiller à ne pas mettre des publics en concurrence. Parce que, chez nous aussi, deux ans en entreprise d’insertion, cela ne suffit pas. Convergence, il faudrait le faire pour tout le monde… »
A Emmaüs Défi, Sophie Roche tient à rassurer : « Il ne s’agit pas d’un accès privilégié à des structures par rapport à un autre public, mais plutôt d’ajouter des moyens pour répondre aux besoins quand ils se présentent. On ne veut pas non plus se substituer aux référents sociaux mais compléter au maximum leur action lorsque c’est nécessaire. » Car l’équipe recrutée pour développer Convergence intervient vraiment à la jonction de l’insertion et de l’accompagnement social. Parmi ses missions : repérer les partenariats potentiels en amont d’Emmaüs Défi, proposer qu’une CESF se déplace dans les structures d’hébergement pour rencontrer certains usagers, réaliser des accompagnements physiques que les référents sociaux n’ont pas le temps d’assurer, mettre à jour des dossiers… Lancé pour trois ans, le dispositif Convergence ne livrera pas son bilan final avant l’été 2015. Une initiative à suivre, donc.
L’action d’Emmaüs Défi est parrainée par de grandes entreprises telles que Vinci, dans le BTP, qui a contribué à l’aménagement des locaux et représente un partenaire privilégié en termes de débouchés dans l’emploi. « Mais les cadres des entreprises ne sont pas spécifiquement formés à accueillir nos salariés, nuance Catherine Paquemar. C’est aussi pour cela qu’il est utile de prolonger l’accompagnement socioprofessionnel après le chantier d’insertion. On ne peut pas lâcher les bénéficiaires comme cela dans l’entreprise, sans filet, ça peut être angoissant. Chez nous, ils ont trouvé une place, un endroit où ils sont reconnus et, là, il leur faut tout recommencer… » Pour permettre une intégration progressive dans les entreprises partenaires, un accompagnement prolongé de six mois et un tutorat spécifique sont donc en réflexion. Par ailleurs, avec Carrefour, Emmaüs Défi a créé une banque solidaire de l’équipement : sur orientation d’un travailleur social, les personnes en précarité peuvent y acheter à très bas prix des invendus de l’enseigne de distribution pour meubler leur premier appartement. Avec SFR, c’est un programme « Téléphonie solidaire » qui a été mis en place (vente de cartes prépayées à tarif négocié et accompagnement pédagogique de la consommation téléphonique). Des partenariats peu courants dans le secteur social, mais assumés sur fond de pragmatisme. « Nous avons des idées, mais l’Etat et les collectivités n’ont plus d’argent pour les financer, résume Helio Borges, éducateur, alors nous cherchons de nouveaux partenaires. »
(1) Emmaüs Défi : 6, rue Archereau – 75019 Paris –
(2) Le travail à l’heure, d’abord expérimenté chez Emmaüs, est un dispositif désormais financé par la Ville de Paris. Rebaptisté « Premières Heures », il est étendu à six associations.
(3) L’association Emmaüs Solidarité gère des équipes de maraude, des centres d’accueil et d’hébergement, des maisons-relais et des logements à destination des personnes sans abri.