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Evaluation : se méfier du « prêt-à-penser »

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Parfois érigée en épouvantail, l’évaluation ne mérite pas cet opprobre, plaide Laurent Barbe, psychosociologue, consultant au cabinet CRESS (1). Il met en garde contre les généralisations abusives et les positions idéologiques qui conduisent à rejeter en bloc les démarches évaluatives.

« Le livre d’Angélique del Rey sur La tyrannie de l’évaluation, dont les ASH se sont fait l’écho dernièrement (2), se situe dans un esprit proche de celui du livre collectif piloté par Roland Gori qui n’hé?sitait pas à évoquer La folie évaluation (3). Ces réflexions s’inscrivent dans une veine critique, souvent reprise dans le secteur social et médico-social, qui donne plus l’impression d’un “prêt-à-penser” que d’une analyse approfondie des réalités.

Leur défaut central est que la majorité de ces argumentaires tendent, même s’ils s’en défendent, à généraliser. Ils font comme si l’évaluation constituait un objet unifié, dont on peut parler au singulier et de manière globale. Pourtant, il est aisé de constater qu’elle constitue une activité généralisée, concernant à la fois des situations individuelles et des formes de l’action collective, et qu’elle peut porter tant sur les besoins et la mise en œuvre que sur l’impact des actions menées. A ce titre, elle résiste à toute analyse unifiante. Qu’y a-t-il vraiment de commun entre l’évaluation d’un élève, du travail réalisé par un doctorant, d’un salarié, de la situation de danger vécue par un enfant, de l’adaptation des aides apportées à un enfant handicapé ? De la qualité des prisons, du respect des droits humains dans un pays, de l’action d’une maison de retraite, d’un séjour de vacances, d’un dispositif d’insertion ou encore de la politique du handicap ?

Penser et parler de l’évaluation globalement et au singulier affaiblit ainsi considérablement le propos dans ce qu’il a pourtant d’intéressant. On peut en effet adhérer aux critiques que portent ces auteurs quand ils dénoncent l’évaluation bibliométrique des chercheurs, les évaluations qui masquent des décisions déjà prises, celles qui peuvent créer de la compétition entre individus (évaluation individuelle des salariés), des formes de prédictions auto-réalisatrices (évaluation des élèves) et différents autres abus ou mésusages… On pourrait ajouter à cette liste les évaluations qui ne sont que des contrôles de conformité, les évaluations de surface qui masquent les sujets importants, etc.

Sortir de la seule logique de conviction

Mais à généraliser, ces propos font souvent comme s’il n’existait que de la mauvaise évaluation, comme si elle n’était faite que pour de mauvais motifs, comme si elle n’était jamais légitime. Comme si l’évaluation était toujours la figure masquée d’un danger plus grand dont heureusement les penseurs critiques allaient nous avertir, à défaut de nous en prémunir.

Pour servir leur thèse, ils font comme si la réflexion sur l’action n’était pas un besoin des acteurs, comme s’il n’existait aucune dynamique qui s’intéresse à la bonne manière de faire des évaluations, comme si personne n’en faisait de manière raisonnée et consciente des limites de l’exercice, comme si elles n’apportaient rien de plus au débat… Or leur enjeu est de sortir les discussions de la seule logique de conviction et de regarder de plus près ce que les dispositifs concernés produisent, ou non. Pour lire de nombreux travaux d’évaluation, ils me semblent souvent très loin de la sempiternelle critique qui les réduit à une approche quantitative ou normative.

Il ne s’agit évidemment pas de prétendre que toutes les démarches d’évaluation sont parfaites, ni ne mériteraient aucune critique mais de rappeler que leur vocation est d’alimenter le débat sur la valeur des actions mises en place au nom de la collectivité (souvent au prix de la renonciation à d’autres actions). Elles ont aussi comme fonction essentielle d’investiguer l’écart qui existe toujours entre les intentions et les effets d’une action s’inscrivant dans la complexité.

Dans le domaine de l’action sociale, on peut ainsi se demander quels sont les modes de légitimation de l’action proposés par des structures ou institutions qui ne pratiquent pas l’évaluation, voire la refusent activement. Soit elles considèrent que toute autorité vient du passé (il faut juste continuer à faire vivre ce qui existe déjà). Soit elles considèrent que leur parole vaut vérité et décrit le réel tel qu’il est (pourquoi donc demander à leurs usagers ce qu’ils en pensent ? pourquoi donc vérifier si les promesses sont tenues ? si la réalité est à la hauteur du discours ?). Soit, aussi, la parole sur l’action appartient à des “sachants” estimant évidemment que nul n’est compétent ni légitime pour questionner ce qu’ils font: ni leurs usagers, ni leurs financeurs, ni souvent leurs collègues moins élevés dans la hiérarchie.

Qui peut donc vraiment penser que la situation dans laquelle les structures et institutions ne sont jamais questionnées est vraiment meilleure et plus respectueuse des personnes ?

Il faut se méfier. Sous couvert d’une posture d’indignation, les discours critiques qui condamnent l’évaluation de manière générique font souvent le lit de positions archaïques qui laissent toute la place aux débats de principe et aux justifications pro domo. Les controverses, au lieu d’être argumentées et étayées, y tournent facilement aux affirmations idéologiques et aux grands débats abstraits.

Souvent, les adversaires affichés de “l’évaluation” ne mesurent pas (mais la question les intéresse peu) à quel point, dans le domaine des politiques publiques en France, celle-ci est bien plus brandie, évoquée un peu magiquement, que réellement mise en œuvre et utilisée pour alimenter la décision politique. Les exemples du revenu minimum d’insertion et du revenu de solidarité active sont, entre autres, parfaitement typiques de cette situation qui abandonne certaines questions pourtant essentielles à des débats qui restent caricaturaux.

Une vaine croisade

Il existe une tendance lourde à estimer qu’il est toujours utile de penser les questions de plus haut, d’expliquer les phénomènes observés en les faisant résulter de forces ou de processus généraux (4). Les risques qui en découlent sont soit l’impuissance – car plus on décrit ce processus fondateur de manière générale, moins il est possible de l’affronter –, soit une certaine forme de masochisme, soit presque toujours une posture de penseur initié “à qui on ne la fait pas” mais qui va instruire les acteurs sociaux sur les vrais dangers qui les menacent.

Mener une croisade contre “l’évaluation” en général comme si elle pouvait constituer une variable explicative finale me paraît vain. On peut critiquer l’évaluation pour ce qu’elle fait, mais pas pour ce qu’elle est. Comme le dit Eugène Enriquez, “Evaluer, apprécier la valeur d’un individu, d’un projet, d’une organisation, d’un mode d’enseignement représente une activité régulière, explicite ou implicite de tout individu, groupe ou société depuis le début des temps” (5). Accuse-t-on la pensée parce que certains l’utilisent mal ? la recherche parce que certains lui font dire des choses discutables, parce que ses résultats fluctuent avec le temps, parce que les chercheurs sont loin d’être d’accord sur nombre de sujets ?

Ce qui est en jeu n’est donc pas la critique de “l’évaluation” mais celle de la manière dont les différentes formes d’évaluation sont conduites, subordonnées à des fins institutionnelles ou politiques qui peuvent se débattre, construites sur des processus plus ou moins ouverts, adaptées à la complexité des objets qu’elles traitent, soucieuses de leurs effets, en capacité de repérer leurs points aveugles, etc.

Dans chaque forme d’évaluation, il existe des progrès à susciter, des usages à refuser, des prises de parole à encourager, des positionnements éthiques à étayer, une pensée à nourrir et faire progresser… Mais ce n’est pas en tenant des discours généraux qui font de l’évaluation un mauvais objet qu’on fait avancer la compréhension des enjeux réels qui se nouent derrière ces questions. De ce point de vue, je ne peux que souscrire à la belle proposition de Bruno Latour : “Ce n’est pas la distance critique que nous devons rechercher mais la proximité critique” (6). Bref, plutôt que de déserter le terrain, il faut l’investir… »

Contact : laurent.barbe@cabinetcress.fr

Notes

(1) Le cabinet CRESS (Conseil, recherche, évaluation, sciences sociales), basé à Paris et Grenoble, est habilité à mener des évaluations externes. Laurent Barbe, de son côté, tient le blog « Regards sur l’action sociale » (http://blog.laurentbarbe.fr/).

(2) Voir ASH n° 2799 du 1-03-13, p. 32.

(3) La folie évaluation – Ed. Mille et une nuits, 2011.

(4) Voir l’ouvrage de Bruno Latour : Changer de société – Refaire de la sociologie – Ed. La Découverte, 2006.

(5) Nouvelle revue de psychosociologie n° 8 – La passion évaluative, Ed. érès, 2009.

(6) In Changer de société – Refaire de la sociologie.

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