La chambre sociale de la Cour de cassation vient de réveiller le débat sur le port du voile islamique au travail. Confrontée à deux affaires de licenciement de salariées aux motifs qu’elles portaient un voile couvrant les cheveux – contrevenant ainsi au règlement intérieur de l’employeur –, la Haute Juridiction précise, dans deux arrêts rendus le 19 mars, sa doctrine en matière de respect du principe de laïcité au travail, distinguant les cas des services publics par rapport au secteur privé. En clair, elle estime que ce principe s’applique à l’ensemble des services publics, y compris ceux assurés par des organismes privés comme une caisse primaire d’assurance maladie… mais pas à une crèche privée associative qui, en dépit de sa mission d’intérêt général, ne peut être considérée comme une personne privée gérant un service public. Explications.
La première affaire est la moins médiatique. Elle opposait la caisse primaire d’assurance maladie de la Seine-Saint-Denis à une salariée travaillant comme « technicienne de prestations maladie » qui avait été licenciée au motif qu’elle portait un foulard islamique en forme de bonnet. Le règlement intérieur de la caisse interdisait en effet « le port de vêtements ou d’accessoires positionnant clairement un agent comme représentant un groupe, une ethnie, une religion, une obédience politique ou quelque croyance que ce soit ». Contestant un licenciement qu’elle jugeait discriminatoire au regard de ses convictions religieuses, la salariée s’appuyait en particulier sur le code du travail, qui impose que les restrictions à la liberté religieuse :
→ soient justifiées par la nature de la tâche à accomplir ;
→ répondent à une exigence professionnelle essentielle et déterminante ;
soient proportionnées au but recherché.
La Cour de cassation lui a donné tort, jugeant pour la première fois que les principes de neutralité et de laïcité du service public sont applicables à l’ensemble des services publics, y compris lorsque ceux-ci sont assurés par des organismes de droit privé. Selon elle, « si les dispositions du code du travail ont vocation à s’appliquer aux agents des caisses primaires d’assurance maladie, ces derniers sont toutefois soumis à des contraintes spécifiques résultant du fait qu’ils participent à une mission de service public ». Des contraintes qui, estime la Haute Juridiction, « leur interdisent notamment de manifester leurs croyances religieuses par des signes extérieurs, en particulier vestimentaires ».
On notera que, alors que la salariée s’était notamment défendue en assurant qu’elle n’était pas en contact avec les assurés, la Cour de cassation a jugé que cet argument n’était pas recevable, la question du contact ou non avec le public n’entrant pas en ligne de compte. Ce qui importe, aux yeux des magistrats, c’est la nature ou non de service public. Or, pour la Cour de cassation, l’intéressée exerçait bel et bien ses fonctions dans un service public en raison de la nature de l’activité de la caisse – qui consiste notamment à délivrer des prestations maladie aux assurés sociaux de la Seine-Saint-Denis –, travaillant comme technicienne de prestations maladie dans un centre accueillant en moyenne 650 usagers par jour.
Le licenciement de la salariée a ainsi été déclaré fondé.
L’autre arrêt rendu le 19 mars par la chambre sociale de la Cour de cassation marque un rebondissement dans le feuilleton judiciaire opposant l’association « Baby-Loup » – gestionnaire à Chanteloup-les-Vignes (Yvelines) d’une crèche privée – à une salariée, licenciée là encore au nom du principe de laïcité, pour avoir refusé d’enlever son voile sur son lieu de travail, en dépit de l’interdiction posée par le règlement intérieur de l’organisme. Après avoir contesté en vain ce licenciement en première instance puis en appel, l’intéressée – éducatrice de jeunes enfants exerçant les fonctions de directrice adjointe – a obtenu gain de cause auprès de la Cour de cassation.
La Haute Juridiction a considéré, en effet, qu’en dépit de sa mission d’intérêt général, une crèche privée ne peut être considérée comme une personne privée gérant un service public. Le principe de laïcité n’étant pas applicable aux salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service public, il ne pouvait dès lors pas être invoqué pour priver ces salariés de la protection que leur assurent les dispositions du code du travail. En l’occurrence, la Cour a jugé que la clause de laïcité et de neutralité prévue dans le règlement intérieur, en ce qu’elle instaurait « une restriction générale et imprécise », ne répondait pas aux exigences posées par le code du travail. Les restrictions posées à la liberté religieuse n’étaient, autrement dit, pas justifiées. La Cour d’appel de Versailles avait pourtant jugé du contraire. « La crèche, affirmait-elle dans son arrêt du 27 octobre 2011, doit assurer une neutralité du personnel dès lors qu’elle a pour vocation d’accueillir tous les enfants du quartier quelle que soit leur appartenance culturelle ou religieuse. » Ces enfants, compte tenu de leur âge, « n’ont pas à être confrontés à des manifestations ostentatoires d’appartenance religieuse », insistait-elle encore.
Mais la Cour de cassation l’a donc désavouée. Le licenciement de la salariée pour faute grave aux motifs qu’elle contrevenait à la clause de laïcité du règlement intérieur constitue, aux yeux des Hauts magistrats, une discrimination en raison des convictions religieuses et doit être déclaré nul (1).
Cette décision a provoqué un grand nombre de réactions, y compris au sein du gouvernement. « En sortant quelques secondes de mes fonctions, je veux vous dire combien je regrette la décision de la Cour de cassation aujourd’hui sur la crèche Baby-Loup et sur cette mise en cause de la laïcité », a ainsi déclaré le jour même le ministre de l’Intérieur, lors de la séance des questions au gouvernement à l’Assemblée nationale.
Le lendemain, la porte-parole du gouvernement, Najat Vallaut-Belkacem s’est exprimée à son tour. « Le principe de laïcité ne doit pas s’arrêter à la porte des crèches. C’est un principe intangible avec lequel il ne faut pas transiger », a-t-elle déclaré, ajoutant que le gouvernement était en train d’examiner la décision de la Cour de cassation, « qui dit beaucoup de choses » et qu’il faut « regarder en détail » pour « voir ce qu’elle nous permet ». Il faut « veiller » à ce que les solutions de la circulaire Jospin de 1989 sur le port du foulard à l’école « puissent s’appliquer de la même façon dans les crèches », a-t-elle poursuivi. « Il n’y a pas de raison de traiter différemment les crèches et les écoles. » « Cela fait partie des sujets que l’Observatoire de la laïcité [2] va regarder de près », a-t-elle encore assuré, « et s’il y a nécessité de préciser les choses par la loi, nous ne l’excluons pas » (3).
(1) L’affaire est ainsi renvoyée devant la Cour d’appel de Paris.
(2) C’est en décembre dernier que François Hollande a annoncé la mise en place, en 2013, de cet observatoire.
(3) Rappelons qu’une proposition de loi visant à étendre l’obligation de neutralité religieuse aux structures privées du secteur de la petite enfance et aux assistants maternels exerçant à domicile a été adoptée, en première lecture, le 17 janvier 2012 par le Sénat. Porté par la sénatrice Françoise Laborde et ses collègues du Rassemblement démocratique et social européen (composé majoritairement de radicaux de gauche), ce texte n’a toujours pas été inscrit à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale – Voir ASH n° 2744 du 27-01-12, p. 6.