« On se rappellera la voix fragile, la silhouette voûtée, la cigarette à la main, le propos tenace, la générosité toujours à fleur de peau », se souvient le consultant Daniel Gacoin (1). « Un grand intellectuel » dont « les apports mériteraient d’être mieux connus des travailleurs sociaux », écrit l’ANAS (Association nationale des assistants de service social). « Ses travaux resteront longtemps une référence pour les chercheurs de notre association », affirme l’Acofis (Association des chercheurs des organismes de la formation et de l’intervention sociales). Ces quelques hommages rendus à Robert Castel, mort à 79 ans le 12 mars (2), en disent long sur le compagnonnage qu’entretenait le sociologue avec le travail social.
En effet, si sa pensée a renouvelé la compréhension du « social » et de l’intervention sociale – il reste un des auteurs de référence dans les écoles de travail social et a marqué des générations de professionnels –, c’était aussi un homme de contact, qui aimait rencontrer les gens et les comprendre. « Avec une incroyable modestie qui n’était nullement feinte. Il disait “je bricole, mais si cela peut servir aux gens, tant mieux” », relève le sociologue Claude Martin (3). C’est ainsi qu’il accompagnait les réflexions sur le travail social et les politiques sociales, toujours disponible pour intervenir dans les journées d’étude et les colloques, voire pour s’engager dans des mobilisations collectives : membre du comité de soutien des « états généraux du social » (2004), il avait signé l’Appel des appels et avait fait partie du comité scientifique du séminaire « Demain, quelles politiques sociales de solidarité ? » organisé en 2009-2012 au Cédias-Musée social – dont il était membre du conseil scientifique (4). Engagé dans la critique sociale tout en se réclamant du réformisme de gauche car il se méfiait du « romantisme révolutionnaire ». Pratiquant « un militantisme de conviction, discret, indépendant, presque tranquille mais pugnace », évoque le sociologue Michel Chauvière (5).
S’il n’était pas un spécialiste du travail social en tant que tel, il l’avait abordé à l’aune des métamorphoses de la « question sociale » (6). Il avait expliqué comment celui-ci avait fonctionné comme « un auxiliaire d’intégration » de l’Etat social, assumant « une part de son rôle émancipateur et protecteur », dans une société de quasi-plein-emploi qui assurait l’inscription des individus dans des collectifs stables et un ensemble de droits. Et comment il avait été percuté de plein fouet par la remise en cause de ce modèle d’intégration avec l’effritement de la société salariale, la montée de la vulnérabilité et de ce qu’il appelait la « désaffiliation » (terme qu’il préférait à celui d’« exclusion » et dont la complexité était, selon certains, trop souvent occultée), le passage de la précarité au « précariat »et le renforcement de l’insécurité sociale. Pour lui, c’est la manière même de faire société qui était remise en question par « la mise en mobilité généralisée des structures et des individus » (7).
Il resituait donc les évolutions du travail social dans une perspective socio-historique et offrait une grille de lecture « en prise avec le réel et sa complexité, partant d’objets dans lesquels les acteurs de terrain se reconnaissent facilement. D’où sans doute une partie de sa force d’entraînement », analyse Michel Chauvière. « Il était respecté des travailleurs sociaux parce qu’il les invitait à développer leur réflexivité en les resituant comme des acteurs d’un ensemble complexe, tout en utilisant un ?langage simple, sans jargon, ni condamnation morale. Il avait une empathie pour les professionnels et était proche de leurs valeurs », complète Manuel Boucher, sociologue et président d’Acofis.
De fait, Robert Castel permettait aux professionnels de décoller le nez du guidon à travers des analyses plus complexes que ne le laissait paraître son écriture accessible. « Sa pensée reste un moteur important pour qui s’interroge sur ce qui fait insertion quand le travail n’est plus le seul facteur d’intégration dans la société », soutient Christine Garcette, chargée de mission au conseil général de Seine-Saint-Denis. « En expliquant aux travailleurs sociaux combien la précarisation et le contexte néolibéral réduisent le peu de marges de manœuvre dont ils disposent aujourd’hui, il permettait de les déculpabiliser. Non pas pour qu’ils se résignent, mais pour qu’ils trouvent des ouvertures, souligne Michel Valle, formateur à l’Irtess (Institut régional supérieur du travail éducatif et social) de Dijon. Ses analyses permettent ainsi de comprendre l’intérêt de développer l’intervention sociale d’intérêt collectif parce que, dans un contexte de raréfaction des emplois, les travailleurs sociaux doivent imaginer autre chose en aidant, par exemple, à l’inscription des citoyens dans un espace local. »
Il était notamment préoccupé par le principe de l’« activation des dépenses passives », qui lui paraissait cristalliser toutes les ambiguïtés « des nouvelles formes de gestion du social ». Préférant toutefois la pensée argumentée à la posture d’idéologue, comme le relève Manuel Boucher, il reconnaissait les aspects positifs de cette approche à travers la prise en compte de la singularité des individus. Il jugeait toutefois celle-ci contestable parce qu’elle introduisait la logique du donnant/donnant dans l’intervention sociale avec le risque de culpabiliser des usagers déjà fragilisés. Ce républicain, défenseur de l’Etat social, y voyait en outre un glissement dangereux vers la marchandisation du service public.
Comment répondre alors aux dérives et au délitement de la société ? A la logique libérale, il opposait la force du droit. Pour lui, les interventions sociales devaient être reconnues comme l’exercice d’un droit (inspiré du droit au secours) non négociable et inconditionnel. Il invitait donc les professionnels à s’affirmer comme des défenseurs du droit de l’usager tout en reconnaissant la difficulté de l’exercice face aux logiques gestionnaires et à « l’obsession de la mesure quantitative des résultats ». Et même s’il s’était sans doute insuffisamment interrogé sur la figure de l’usager contemporain, pointe le sociologue Jacques Ion. C’est en tout cas à partir de la reconnaissance d’un minimum de droits et de ressources à chacun qu’il invitait à reconstruire « une société de semblables », estimant que la recherche de l’égalité absolue ne pouvait conduire qu’à la dictature.
S’il fallait néanmoins retenir un message à destination des acteurs de terrain, c’est la conviction du sociologue du rôle « de plus en plus essentiel » des professionnels, des institutions et de l’Etat social, « garant en dernier recours de la solidarité », « même, et surtout, si nous sommes de plus en plus dans une société des individus » (8). Avec la disparition de Robert Castel, les travailleurs sociaux ont indiscutablement perdu un fervent défenseur.
(1) Sur son blog,
(2) Sur son parcours, voir ASH n° 2801 du 15-03-13, p. 17.
(3) Qui lui avait rendu hommage dans l’ouvrage Changements et pensées du changement. Echanges avec Robert Castel (Ed. La Découverte, 2012) – Voir ASH n° 2760 du 18-05-12, p. 28.
(4) Le comité de rédaction de Vie sociale, la revue du Cedias, va d’ailleurs lui rendre hommage dans le prochain numéro consacré à l’histoire du travail social.
(5) Dans un texte en ligne sur
(6) Outre son ouvrage majeur Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat (Ed. Fayard, 1995), on peut citer L’insécurité sociale (Ed. du Seuil, 2003), La montée des incertitudes (Ed. du Seuil, 2009) ou encore ses deux collaborations dans L’exclusion, définir pour en finir de Saül Karsz (Ed. Dunod, 2004).
(8) Dans son intervention au séminaire du Cedias-Musée social « Demain, quelles politiques sociales de solidarité ? ».