En ce milieu de matinée, Alain et Rachid discutent de tout et de rien devant leurs gobelets de café posés sur une petite table basse. Ils se sont mis dans un coin de l’Arche d’avenirs, vaste accueil de jour implanté dans le XIIIe arrondissement parisien, et jettent de temps à autre un regard désabusé vers la salle où des groupes se sont formés par affinité. Certains feuillettent des journaux, d’autres profitent de ce moment de tranquillité pour recharger leur portable, griffonnent des notes dans des carnets fatigués ou se lancent dans des conversations animées d’où fusent des accents d’Europe de l’Est, d’Afrique ou d’ailleurs. Dehors, un vent glacial balaie la façade en brique et en verre de cet énorme bâtiment industriel récemment réhabilité.
Les deux hommes, la cinquantaine marquée, se sont rencontrés par hasard dans cette cafétéria après s’être connus vingt ans auparavant à l’Armée du salut. L’un a retrouvé la rue après plus de quinze ans de vie « normale », comme il dit, avec un appartement, une famille et un emploi de fonctionnaire dans l’Education nationale. L’autre ne l’a jamais vraiment quittée. Après avoir passé la nuit au centre d’hébergement de la Mie de pain, Rachid vient ici pour boire un café. Il n’a plus de papiers et voudrait rencontrer un travailleur social pour régler ses problèmes administratifs et « se relancer ». S’il semble désabusé et usé par ce long parcours du combattant dans les structures d’accueil, Alain dit apprécier cet endroit dans lequel il peut souffler, oublier, l’espace d’un instant, la galère qui n’en finit pas. « Les œuvres, c’est un monde spécial, ça ne m’a pas aidé psychologiquement à me sortir de la mouise. Mais ici, on se sent davantage respecté. C’est spacieux, c’est propre et bien aménagé, il y a de la verdure… Ça joue sur le moral, c’est sûr. »
Un peu plus loin, un homme fait du vélo d’appartement, tandis qu’un autre repasse un pantalon sur la table disposée à cet effet dans un coin. Derrière lui, dans une pièce à part, quatre ou cinq hommes de tous les âges dorment à l’abri des regards et du bruit dans de grands poufs multicolores.
Présentée comme le plus grand centre d’accueil de jour de France, l’Arche d’avenirs (1) s’est installée dans ses nouveaux locaux en novembre 2011 et a été inaugurée en grande pompe en octobre dernier par Marisol Touraine, ministre des Affaires sociales et de la Santé. Son budget de fonctionnement de 1 million d’euros est financé par un comité tripartite Ville, Etat et RATP. Les responsables de cet espace solidarité insertion (ESI), géré par l’association des œuvres de la Mie de pain, ont profité de l’emménagement dans les quelque 800 m2 flambant neufs d’une ancienne usine automobile pour repenser le fonctionnement de cet accueil ne recevant pas moins de 360 personnes chaque jour. Les dix années passées dans des installations préfabriquées, situées un peu plus haut dans la rue, ont servi de banc d’essai. « Nous ne voulions pas que les statistiques qui nous sont demandées régulièrement par les pouvoirs publics bloquent notre imagination pour la mise en place de ce nouveau lieu. Nous nous sommes donc d’abord demandé comment mettre en œuvre un concept d’accueil ouvert, avec une accessibilité et une cir?culation plus agréables, tout en ayant un mode de fonctionnement adapté à cette fréquentation très importante », explique François Buchsbaum, directeur adjoint.
Dans le hall d’entrée où de larges baies vitrées apportent la lumière, un grand portrait peint par C215, un des artistes urbains les plus en vue, accueille les arrivants. Certains demandent des informations à l’agent d’accueil ; d’autres filent au bureau de domiciliation prendre leur courrier ; beaucoup s’engouffrent directement dans l’escalier en colimaçon qui descend au rez-de-jardin pour se faire servir une boisson chaude, prendre une douche, donner leur linge à laver ou poser leur sac dans une des consignes. Ici, on entre et on sort comme on veut, on investit les espaces de toutes les manières, selon ses besoins ou ses envies, sans être obligé de passer systématiquement par un des cinq agents d’accueil chargés de veiller à la bonne marche du centre.
Les concepteurs du lieu ont été très attentifs à la qualité des installations, à l’atmosphère et à tous les détails qui redonnent, l’air de rien, un peu de dignité à des personnes obligées de se plier en permanence à des règles ou à des modes de vie en groupe. L’éclairage triste et glacé des néons a été abandonné pour faire place à l’ambiance plus tamisée des plafonniers et des appliques murales. Les boutons poussoirs des douches ont été remplacés par des flexibles et des robinets normaux, et des gels de douche, eaux de toilette, shampoings et autres crèmes sont distribués en continu par les agents d’accueil postés derrière le comptoir de l’espace hygiène. « Ce sont des personnes à qui l’on dit en permanence ce qu’il faut faire, où dormir, à quelle heure éteindre la lumière, ce qu’elles vont prendre au petit déjeuner, et qui ont finalement très peu de liberté individuelle. Du coup, c’est important qu’elles puissent avoir des douches avec des robinets que l’on ouvre ou ferme comme on veut, choisir des produits de marque, comme tout le monde, et pas toujours être obligées d’utiliser des gros savons collectifs », souligne Carole Dayre, conseillère en économie sociale et familiale. Une façon aussi, expliquent les professionnels, de faire baisser la tension et d’améliorer les relations avec certaines personnes à cran et facilement irascibles. « Par rapport à l’ancienne Arche, les espaces ici sont plus clairs, mieux agencés et plus conviviaux. Beaucoup disent d’ailleurs qu’on les respecte davantage parce que c’est un bel endroit et on sent qu’ils sont souvent plus apaisés », remarque Mariam Coulibaly, agent d’accueil à l’Arche depuis presque sept ans.
Plus généralement, la répartition entre espaces collectifs et lieux davantage fermés a été revue pour s’adapter aux différents types de situations ou d’activités mises en place au sein de la structure. Comme cette pièce un peu à l’écart de la cafétéria et de la cohue qui règne parfois à proximité des douches pour hommes. Une jolie table basse, un divan, quelques poufs et toujours ces grandes ouvertures vitrées qui offrent une respiration lumineuse… Ici, les femmes qui le désirent viennent se reposer. Certains jours, des groupes de discussion y sont également organisés. D’autres salles du rez-de-jardin sont disposées autour d’un patio central, comme les bureaux des trois travailleuses sociales (deux éducatrices spécialisées et une conseillère en économie sociale familiale) et de la psychologue. Ces salles sont utilisées pour des réunions d’information collective. Tous les samedis matin, deux des professionnelles viennent y présenter le fonctionnement de la structure, informer les usagers sur des thèmes comme l’hébergement, l’accès à la santé ou la domiciliation. « Nous avons imaginé cet accueil de jour de manière à avoir une certaine souplesse, avec des espaces qui permettent d’être très opérationnels sur des besoins de base comme l’hygiène, la remise de cartes repas ou la rencontre avec les travailleurs sociaux, et des endroits plus fermés pour organiser des réunions, des activités, comme un club d’échecs que nous essayons de monter. Cette souplesse aide à sortir des premières demandes et à rendre les usagers un peu plus acteurs », assure François Buchsbaum. Cette volonté d’autonomie passe aussi par une ouverture sur l’extérieur. Plusieurs professionnels se sont ainsi organisés, par exemple, pour proposer des places de spectacles et de cinéma lors d’une permanence mensuelle.
Agent d’accueil, Saïd Benyahia répond en souriant aux questions des nouveaux venus, les renseigne sur le fonctionnement du lieu, informe certains de la présence d’un médecin tous les vendredis matin, explique comment utiliser les consignes. Régulièrement, il leur fait faire un tour du propriétaire et ne manque jamais de repérer les personnes qui ont besoin d’une coupe de cheveux pour leur proposer un rendez-vous chez un coiffeur que connaît l’association. Il montre avec fierté les trophées sportifs qui s’entassent sur les étagères du bureau de domiciliation. Arrivé en décembre dernier, l’agent d’accueil a tout de suite accepté de chausser les crampons pour s’occuper d’une équipe de football composée d’usagers de la structure. Les entraînements et les matchs de championnat disputés tous les samedis contre d’autres équipes d’associations sont de précieuses bouffées d’oxygène. « Sur le terrain, ils oublient leurs problèmes. Ils se défoncent pour rester à la première place du championnat. C’est aussi l’occasion pour moi de réintroduire un peu d’éducatif, de leur rappeler l’importance de certaines règles, comme d’être à l’heure sur le terrain. Parce que demain, s’ils ont rendez-vous avec un employeur, ils ne pourront pas arriver avec dix minutes de retard », souligne Saïd Benyahia.
Un homme d’une trentaine d’années a posé une chemise remplie de papiers administratifs sur le comptoir de l’accueil. Aux côtés de Saïd, Rachel Cohen, éducatrice spécialisée, examine les do?cuments et essaie de comprendre. « Il n’est écrit nulle part que vous pouvez faire un nouveau recours. Il est juste indiqué que vous avez trente jours pour quitter le territoire. » Finalement, la jeune femme rédige un courrier pour qu’il puisse exposer sa situation au point d’accès aux droits situé juste à côté du centre. Après un master sur le travail social en Europe, Rachel Cohen a été recrutée en novembre 2011 dans l’équipe comme travailleuse sociale d’accueil. Le poste, qui n’existait pas dans l’ancienne structure, a été créé pour faire face au flux quotidien des usagers. Depuis plus de un an, la jeune femme tente de débrouiller les situations souvent confuses des hommes et des femmes qui se présentent aux trois permanences qu’elle tient chaque semaine à l’accueil. « Cela représente plus d’un millier de contacts », note Rachel Cohen, après un rapide coup d’œil son ordinateur. Elle revoit une partie d’entre eux lors d’entretiens individuels pour leur proposer un accompagnement spécifique et en dirige certains vers les autres travailleurs sociaux du centre. Beaucoup de personnes vues lors de ces permanences sont orientées vers des services extérieurs, comme le relais social de la Mie de pain pour les questions liées au revenu de solidarité active, les maisons de justice et du droit ou encore les permanences d’accès aux soins de santé. Mais toujours après qu’elle a rédigé un mot d’accompagnement ou passé un coup de fil aux autres professionnels, précise l’éducatrice spécialisée. Cette première évaluation des situations à l’accueil a mis un peu d’huile dans les rouages d’un accompagnement qui avait tendance à sérieusement se gripper. « Du fait de l’accueil inconditionnel qui est ici la règle, beaucoup de personnes arrivent à l’Arche d’avenirs parce que leur situation ne leur permet pas d’accéder à d’autres types de structures. Et nous nous sommes aperçus qu’un grand nombre de ces nouveaux arrivants ne pouvaient pas être reçus par les travailleurs sociaux dont le planning était plein », explique Rachel Cohen.
Du coup, toute l’équipe s’est mobilisée pour repérer les nouveaux venus un peu perdus, ceux qui semblent les plus isolés, ne formulent aucune demande et passent souvent inaperçus. Régulièrement, les agents d’accueil, les travailleurs sociaux, la psychologue et les bénévoles sortent de leurs espaces d’intervention ou de leur bureau pour déambuler à la cafétéria, traîner du côté de l’accueil ou des consignes et aller au-devant des usagers pour amorcer un début de dialogue et tenter de nouer un contact. Afin d’aider l’équipe dans ce travail de repérage et d’approche, le planning général a été modifié. La cafétéria et les douches sont désormais fermées le jeudi matin. Une plage plus calme en milieu de semaine, qui se révèle précieuse pour approcher ceux qui disparaissent dans la foule des autres jours, reconnaît Rachel Cohen : « Les personnes qui viennent ici alors qu’il n’y a ni douches, ni cafétéria sont tellement isolées qu’elles n’ont pas d’autres ressources que notre centre d’accueil. » Comme ces femmes roumaines qui vivent dans un campement de l’autre côté du périphérique, sans domiciliation ni aide médicale d’Etat, et qui utilisaient les services de la buanderie sans jamais solliciter les travailleurs sociaux. L’équipe a profité de cette plage du jeudi pour aller à leur rencontre, les informer sur leurs droits et proposer à l’une d’elles, qui était enceinte, un suivi médical.
Psychologue récemment diplômée, Laurence Paquier a intégré l’équipe en avril dernier. Elle s’appuie sur ce mode de fonctionnement plus souple pour apporter son aide à ceux qui vont mal. « Dès queje passe sur ces moments collectifs plus tranquilles et que je parle avec les personnes qui sont là, je vois immédiatement que ce sont celles qui souffrent le plus. » La jeune femme utilise également ces temps informels pour recevoir au pied levé des personnes qui ne sont pas prêtes à attendre plusieurs jours pour voir un psychologue. Il lui a fallu aussi apprendre à concilier sa pratique avec le fonctionnement d’un centre d’accueil de jour, et le temps de l’urgence sociale avec celui, beaucoup plus long, de son travail de psychologue. Pas facile, entre autres, de se cantonner à un simple travail d’accès aux soins et d’orientation de gens en grande souffrance psychique vers des structures spécialisées. « Quand ils arrivent dans mon bureau, ils sont dans un espace de parole et livrent beaucoup de choses d’eux-mêmes. Pour certains, je prends le temps qu’il faut avant d’essayer de leur faire entendre qu’ils pourraient aller consulter un médecin pour leur problème d’addiction ou se rendre dans un service relevant de la psychiatrie », indique Laurence Paquier. Aujourd’hui, la jeune psychologue dit avoir appris à se détacher un peu de cette pression envahissante de l’urgence pour permettre à chacun de se réapproprier son histoire, de retrouver sa place d’individu et ne plus être seulement un « SDF ».
D’autres professionnels ont dû apprendre à composer avec un certain sentiment de frustration. La conseillère en économie sociale et familiale pointe ainsi du doigt l’impossibilité de répondre aux innombrables demandes d’hébergement des personnes en situation d’errance et d’exclusion et déplore le temps passé à gérer la pénurie. « Tout dépend des objectifs que l’on se fixe. Si on se dit que l’on va pouvoir trouver un hébergement à tout le monde, c’est sûr, on craque. Mon but est d’abord d’informer le mieux possible les personnes de leurs droits, du système de l’urgence sociale et de ses limites, pour qu’elles puissent ensuite faire leur chemin en fonction d’éléments clairs et précis. Même si la vérité est difficile à entendre », confie Carole Dayre.
Des contraintes que reconnaît volontiers Mathilde Moulin, inspectrice au bureau de la veille sociale et de l’urgence de la DRIHL (2) : « Il est bien évidemment difficile pour les travailleurs sociaux d’un ESI comme l’Arche d’avenirs de ne pas pouvoir répondre dans des délais raisonnables aux nombreuses demandes d’hébergement. Ça n’enlève rien au rôle essentiel de ces structures en termes de veille sociale. Ce sont de véritables portes d’entrée vers l’accès aux droits et les dispositifs d’insertion pour des personnes qui n’ont plus rien d’autre. Et les salariés, comme les bénévoles, essayent de maintenir ce lien social pour des hommes et des femmes qui, souvent, n’y croient plus. »
Pendant ce temps, un homme déboule dans le bureau de la domiciliation, sourire aux lèvres. Il n’a pas encore de papiers et avait besoin d’une adresse pour ses démarches. « Je te remercie, tu as tout fait pour moi et je vais prier pour toi », lance le jeune homme. L’agent d’accueil lui redonne le numéro de téléphone de l’Arche d’avenirs et lui dit de ne pas hésiter à repasser s’il a besoin d’autres conseils. « On ne fait pas de miracles ici, mais quand on voit des personnes repartir contentes, on se dit qu’on a servi à quelque chose », lâche Mariam Coulibaly.
(1) Arche d’avenirs : 113, rue Regnault – 75013 Paris – Tél. 01 44 06 98 84 –
(2) Direction régionale et interdépartementale de l’hébergement et du logement.