Ce qui fait la différence, c’est l’expérience d’une intégration dans un collectif de travail, l’identification à une activité et l’accès à une qualification. Ces trois processus, interdépendants, permettent d’engager une trajectoire ascendante. En particulier, l’intégration dans un collectif de travail est très importante, or beaucoup de ces jeunes ont vécu des expériences de socialisation professionnelle ratées. Je pense à un garçon qui, au sortir de la section d’enseignement général et professionnel adapté (SEGPA), avait fait une tentative d’apprentissage en peinture et s’était retrouvé pendant deux mois tout seul, à coller des bandes de Placoplatre. Au terme de cette période, son contrat a été rompu. Cette expérience fait aujourd’hui obstacle à toute idée de redémarrage. A l’inverse, une jeune fille, après un échec en restauration, a eu l’occasion de faire des remplacements à La Poste comme factrice. Elle s’y est sentie accueillie. Le travail lui donnait un sentiment d’autonomie et de responsabilité. Elle a pu y faire un apprentissage et y est aujourd’hui salariée. Quand il existe, le modèle parental joue également un rôle important. Malheureusement, beaucoup de ces jeunes ont des parents qui eux-mêmes ont été en échec, et l’on sent bien que cela fragilise leur entrée dans le monde du travail.
Elle a porté sur des jeunes à bas niveau de qualification qui vivent autour de Poitiers et sont sortis précocement et sans diplôme du système scolaire. Je souhaitais mettre au jour les processus de rupture et de continuité dans leurs parcours, en prenant en compte les différentes dimensions familiale, résidentielle, scolaire… Je les ai rencontrés principalement par l’intermédiaire de missions locales et d’organismes de formation. Il s’agit de 23 jeunes adultes, 12 hommes et 11 femmes, qui avaient au début de l’enquête entre 20 et 30?ans. Ils avaient quitté le système scolaire en moyenne depuis six ans. La moitié d’entre eux sont passés par des structures spécialisées (instituts médico-éducatifs, établissements régionaux d’enseignement adapté, SEGPA…). L’autre moitié a terminé sa scolarité au collège, en lycée professionnel ou en maison familiale rurale. La plupart sont issus d’un milieu populaire. Plusieurs vivent en couple et deux des femmes ont des enfants.
Un tiers des jeunes que j’ai rencontrés sont reconnus en tant que travailleurs handicapés ou ont été reconnus handicapés dans leur enfance. Je me suis demandé pourquoi, dans la mesure où ils ne présentent pas de difficultés particulières. Je me suis rendu compte que le processus d’affiliation à la catégorie de travailleur handicapé est en réalité très subjectif. Les décisions de la MDPH reposent sur trois indices : un parcours scolaire chaotique, un comportement en décalage avec les normes sociales de la classe moyenne et une insertion professionnelle laborieuse. Dans ces conditions, le handicap relève d’une construction sociale, non d’un examen objectif des jeunes. D’une certaine façon, on essentialise leurs difficultés. Ils sont orientés vers le champ du handicap parce que les institutions n’arrivent pas à les intégrer dans le monde du travail. Mais, pour eux, cette affiliation est difficile à porter, ils ne la comprennent pas. Au lieu de les aider à trouver un emploi, cela parasite leur cheminement. D’ailleurs, sur les huit jeunes concernés, plusieurs évitent de mentionner ce statut de travailleur handicapé lors de leurs entretiens d’embauche.
En réalité, au début, tous ont une image plutôt positive de ces dispositifs. Mais au fil du temps, faute de résultats, le jeune et l’institution développent un sentiment d’impuissance, et leur relation devient de plus en plus difficile. Le problème est que certains jeunes sont beaucoup mieux servis que d’autres dans la distribution de l’offre d’insertion : emplois aidés, aides financières, formations qualifiantes… Les institutions reproduisent en effet des stéréotypes qui permettent de trier les chômeurs en fonction du potentiel qu’elles projettent sur eux. En outre, dans une même mission locale, d’un conseiller à l’autre, le regard n’est pas le même. D’autant que certains jeunes savent davantage susciter la sympathie et trouver les bonnes attitudes. Par ailleurs, les attentes des jeunes à l’égard de structures d’insertion ne sont pas toutes identiques. Certains souhaitent en priorité qu’on les aide à se mobiliser dans une perspective d’action. D’autres ont davantage besoin d’un espace relationnel où être écoutés et compris. D’autres veulent surtout du concret, avec le financement d’une formation ou une aide financière.
J’ai défini six grandes figures. La première, ce sont les « intégrés ». Peu nombreux, ils ont trouvé une certaine stabilité professionnelle et ne font plus partie des précaires, mais du salariat modeste. A l’opposé, on trouve les « déconnectés », également peu nombreux, qui sont durablement hors du marché du travail. Il s’agit souvent de jeunes femmes reproduisant le modèle traditionnel de la femme au foyer. Elles projettent de retravailler un jour, mais souvent sous une forme idéalisée. Il y a ensuite les « attentistes », qui naviguent entre plusieurs carrières sans trop d’illusions. Ils ont connu des échecs et recherchent du travail, mais de façon discontinue. Ils ont plus ou moins réinvesti leur énergie ailleurs, parfois dans des petits trafics. Ils ont compris que l’engagement pour trouver du travail représentait un coût qui pouvait être assez douloureux. A contrario, les « hypervolontaristes » reproduisent une sorte d’éthique du bon demandeur d’emploi. Ils sont parfois les « bons objets » des institutions. Mais cet hypervolontarisme peut être contre-productif, car il ne les aide pas à faire la part des choses face aux difficultés d’adaptation en situation professionnelle. La cinquième figure est celle des « autonomes », qui sont, eux aussi, investis dans la recherche d’un travail, mais de manière moins exclusive. Ils sont plus pragmatiques et trouvent plus facilement la bonne distance avec les institutions. Ils articulent avec intelligence vie privée et rapport au marché du travail. D’une certaine façon, ce sont ceux qui s’en tirent le mieux. La dernière catégorie est celle des « empêchés », qui ont intériorisé leur exclusion. Ils ont le sentiment que leur situation s’est progressivement dégradée et se sentent de plus en plus discriminés.
Il y a en effet un décalage entre leur mode de vie et ce qu’attendent les institutions. Pour une partie d’entre eux, l’expérience de la précarité n’a pas altéré l’existence d’une dynamique relationnelle. Ils développent des formes d’entraide et d’échanges qui vont bien au-delà des seuls bénéfices matériels, avec une tonalité affective importante. Cela se traduit aussi par un rapport au temps sur le registre de l’immédiateté. Ils ont appris à vivre avec l’expérience de la précarité et font preuve d’un certain pragmatisme et d’un sens affirmé des opportunités. Ils sont d’autant plus enclins à s’adapter à leurs conditions sociales qu’ils ne se font aucune illusion sur l’ordre du monde. Mais cela pose problème aux institutions, qui se plaignent d’avoir affaire à des usagers devenus particulièrement difficiles à appréhender.
Il me semble que leurs ouvrages expriment une pensée dominante qui voudrait que la précarité produise quasi mécaniquement un affaiblissement des supports relationnels. Etre au chômage conduirait nécessairement à l’isolement social. Je ne suis pas d’accord avec cette vision des choses. Il existe aussi des salariés qui vivent dans la dépendance de leur travail et des personnes au chômage qui mettent une réelle énergie à conserver des marges de manœuvre et à rechercher des solutions à partir de leurs ressources propres. Parmi les jeunes que j’ai observés, certains, tout en étant dans la précarité, restent bien vivants et en relation. Il s’agit donc d’avoir une vision plus nuancée de l’adaptation à ces situations.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Le sociologue Philippe Bregeon (1) est un spécialiste des phénomènes de précarité et d’exclusion. Ce chercheur au laboratoire Gresco de l’université de Poitiers publie Parcours précaires. Enquête sur la jeunesse déqualifiée (Ed. PUR, 2013). Il est également l’auteur d’A quoi servent les professionnels de l’insertion ? (Ed. L’Harmattan, 2008).
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