Au point d’accès au droit (PAD) du XXe arrondissement de Paris (1), certaines femmes viennent parler, enfin, de ce qu’elles subissent depuis quelques mois ou des années, et vider un sac trop lourd à porter. D’autres se présentent pour poser des questions générales en matière de droit de la famille – souvent d’apparence anodine – dans l’attente d’une rencontre qui leur permettra d’exprimer leur souffrance. D’autres encore s’ouvrent du quotidien de leur vie conjugale, presque sans avoir conscience de la gravité des faits qu’elles relatent. Même quand il ne s’agit pas d’une démarche faite en urgence, « je reçois les femmes victimes de violences conjugales sans rendez-vous, tant la notion de “premier pas” est importante », explique Anne-Thalia Crespo, chargée de l’accueil dit « renforcé » proposé aux victimes par cette structure ouverte il y a sept ans. Un parcours jalonné de rencontres se met alors en place avec les intéressées. Il est susceptible de se limiter à deux ou trois entretiens comme de se dérouler sur plusieurs années lorsque de nombreuses problématiques – juridiques, médicales, sociales, administratives – sont liées aux violences subies. Garante d’un suivi continu, Anne-Thalia Crespo peut accompagner les femmes vers un dépôt de plainte ou de main courante, une prise en charge psychologique, une demande d’aide juridictionnelle, le renouvellement d’un titre de séjour, une mise à l’abri jusqu’à l’obtention d’un logement, l’accession à une indépendance financière… « Le rôle de l’accueil renforcé est d’installer un lien de confiance sur lequel s’appuyer, quelles que soient les démarches que la personne va engager ou pas », commente Anne-Thalia Crespo, qui s’appuie elle-même sur les quatre permanences juridiques hebdomadaires du PAD 20 (2) destinées aux femmes victimes de violences.
Cet accompagnement n’est pas réservé aux habitantes du XXe arrondissement et une bonne moitié, voire les deux tiers, des usagères de la structure viennent d’autres quartiers parisiens ou de banlieue. Le bouche-à-oreille fonctionne bien, le partenariat aussi. Le PAD fait partie du très actif Réseau Violence Conjugale 20e et travaille en bonne intelligence avec une palette d’intervenants – policiers, psychologues et travailleurs sociaux exerçant en commissariats, sages-femmes, professionnels du service social départemental polyvalent, de services sociaux spécialisés et d’associations d’aide aux femmes victimes de violences.
De fait, en matière de lutte contre les violences conjugales, le réseau est bel et bien le maître-mot. Dans la Seine-Saint-Denis, où depuis novembre 2009 un téléphone grand danger (TGD) peut être attribué par le procureur de la République aux femmes qui se séparent d’un conjoint violent (3), « ce n’est pas ce portable à lui seul qui est pertinent, mais l’ensemble du dispositif partenarial dans lequel il s’insère, tant au niveau du repérage des situations le plus en amont possible que de la prise en charge prioritaire et globale des femmes durant la période où elles en disposent », insiste Julie Simiand, juriste de l’association SOS Victimes 93. Ainsi soutenues, les intéressées reprennent confiance en elles et dans les institutions, ce qui leur permet de mener à bien les démarches judiciaires et sociales nécessaires à leur sécurisation durable (relogement, titre de séjour, etc.). « Après souvent des années d’emprise, on les voit sortir en quelques mois de leur statut de victime », ajoute Julie Simiand. Pour elle, c’est l’ensemble de l’organisation montée autour du TGD qu’il serait intéressant de généraliser – pas seulement la possibilité d’allouer un téléphone d’alerte aux femmes en danger comme cela a été annoncé (4).
De la même manière, si la Seine-Saint-Denis comptabilise 305 ordonnances de protection prononcées entre octobre 2010, date d’entrée en vigueur de la mesure, et fin novembre 2012 (5) – tandis qu’une quarantaine de départements n’en ont jamais délivré –, c’est grâce à la qualité du partenariat mis en œuvre sous les auspices de l’Observatoire départemental des violences faites aux femmes. Formation des travailleurs sociaux, des professionnels de santé, des gendarmes, des policiers, des avocats, des magistrats : « pour travailler efficacement ensemble, on ne peut faire l’économie de la formation pour personne », résume Ernestine Ronai, responsable de l’Observatoire de Seine-Saint-Denis.
Actuellement, la formation des différents maillons de la chaîne de protection à même d’aider les femmes à sortir de la victimisation est très en deçà des besoins. Rien n’est prévu, par exemple, dans la formation initiale des assistants de service social – « même si cette question fait souvent l’objet de sujets de mémoire des étudiants », précise Sylvie Ucciani, responsable du centre d’activité « Intervention sociale » à l’IRTS PACA-Corse. Rien non plus au Cafdes (certificat d’aptitude aux fonctions de directeur d’établissement social). « Alors que les femmes victimes de violences ne souffrent pas du sans-abrisme, elles ne sont pas considérées différemment des publics à la rue », relève Marie Cervetti, directrice du centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) parisien Les UniversElles. Or, comme le note le Conseil supérieur du travail social dans le rapport qu’il a consacré à cette question (6), le manque de connaissances des professionnels peut les conduire à poser des actes inappropriés susceptibles d’influer sur la trajectoire des victimes.
Dans ce contexte, l’initiative lancée en 2012 par le conseil régional d’Ile-de-France n’en prend que plus de relief. Ce dernier a décidé de financer sur trois ans un module spécifique sur les violences faites aux femmes pour les étudiants en formation initiale dans les écoles de travail social de Paris et d’Ile-de-France. Confié au service « formation » de l’Ecole des parents et des éducateurs, ce programme – « sans connotation militante », précise sa conceptrice, Véronique Acar – est destiné aux moniteurs-éducateurs, techniciens de l’intervention sociale et familiale, conseillers en économie sociale et familiale, assistants de service social et éducateurs spécialisés. A raison de trois jours par an pendant leurs deux ou trois années de formation, les étudiants se voient proposer une large sensibilisation par une équipe pluridisciplinaire de juristes, sociologues, psychologues et conseillers conjugaux et familiaux. Mais tous les centres de formation ne se montrent pas intéressés par cette offre : sur les 19 écoles recensées, seules sept ont pour l’instant souhaité mettre en place ce programme.
Dans l’accompagnement des femmes violentées, « le plus compliqué, pour un travailleur social, est de désapprendre ce qu’il a appris pendant longtemps. C’est-à-dire que les violences faites aux femmes seraient de l’ordre de l’intime et qu’il faut attendre que les intéressées s’expriment, sans trop les titiller avec des questions personnelles », déclare Marie Cervetti. Quand elle est embauchée dans une structure d’hébergement spécialisée, « il faut donc que la nouvelle recrue fasse une révolution dans sa tête pour admettre que c’est parce qu’on va nommer les choses que notre interlo?cutrice pourra en parler ». Lorsque les professionnels connaissent les conséquences des violences sur le comportement des victimes et qu’ils se rendent compte que la sortie du silence est le début de la reconstruction, cette inquiétude quant à l’immixtion dans la vie privée s’estompe. « Les travailleurs sociaux qui n’ont pas été formés à cela s’aperçoivent très vite que les femmes n’attendent qu’une chose : qu’on leur pose des questions – et je n’en ai jamais vu une qui refuse de répondre », assure la responsable. Cette méthode est efficace pour tout le monde, ajoute-t-elle : pour la femme, parce que, du coup, elle sait que les violences ne constituent pas un sujet tabou et qu’elle pourra régulièrement revenir dessus ; pour les professionnels, à qui la connaissance de ce qu’a vécu l’intéressée permet de comprendre, par exemple, pourquoi cette femme a des problèmes d’alimentation ou n’arrive pas à aller vers l’emploi. « Nous voudrions transmettre ce que nous avons théorisé de nos pratiques à des CHRS généralistes, car il n’y aura pas des milliers de places ouvertes pour les femmes victimes de violences dans des structures spécialisées », souligne Marie Cervetti.
De fait, sur les 5 000 places d’hébergement d’urgence dont la création est prévue durant le quinquennat, moins d’un tiers sera réservé aux femmes victimes de violences. Or, selon une estimation de la Fédération nationale solidarité femmes (FNSF), qui regroupe 65 associations d’accueil spécialisées, il manquerait 4 000 places dans des structures dédiées. Aussi, dans certains départements, la procédure est la même pour les femmes victimes de violences conjugales que pour les personnes sans domicile fixe : elles doivent appeler le 115 et être capables de caractériser l’urgence de leur situation, c’est-à-dire prouver qu’elles sont en danger, et pas « simplement » dans une démarche de quitter le domicile. Telle est la condition pour que les portes de l’hébergement d’urgence s’ouvrent… pour quelques jours. Dans le Puy-de-Dôme où il n’existe aucun centre spécifique, le CHRS de Clermont-Ferrand a reçu 60 demandes directes en 2012, témoigne Karine Plassard, coresponsable de l’association Osez le féminisme dans ce département. « Comme il n’avait pas de place, le directeur du CHRS a réorienté les appelantes sur le 115 – et elles ont dû toutes rentrer chez elles, faute de possibilité d’être hébergées. »
De leur côté, faute de financements suffisants et pérennes, les accueils sans hébergement de la fédération, qui bénéficient à plus de 30 000 femmes chaque année, vivent également dans l’insécurité. Pourtant, ces lieux, où les intéressées peuvent analyser la dangerosité de leur situation et étudier la meilleure stratégie à adopter, sont à même de permettre d’éviter l’hébergement, fait observer Françoise Brié, vice-présidente de la FNSF, qui pointe l’absence de politique globale de lutte contre les violences. Au-delà des intentions proclamées, la réalité des moyens qui seront effectivement dégagés pour aider les femmes à transformer leur histoire constitue bel et bien une question en suspens.
Même si le sujet y est encore particulièrement tabou, le milieu rural n’est pas épargné par les violences conjugales. Mais il existe des zones sans aucune structure spécifique de prise en charge pour les femmes violentées. « Les seuls interlocuteurs sont les services de gendarmerie qui, trop souvent, ne sont pas assez formés à cette question », constate Karine Plassard, coresponsable de l’association Osez le féminisme (OLF) pour le Puy-de-Dôme. Son département, qui compte 628 000 habitants, est l’un de ces déserts. « Pour l’ensemble du territoire, il existe un seul poste de référente départementale “violences conjugales”, qui accompagne à elle seule environ 500 femmes par an. » Uniquement celles qui ont porté plainte ou vont le faire, c’est-à-dire qui sont dans une démarche pénale, précise Karine Plassard.
Les mécanismes de domination de l’autre, qui fondent la violence, ne sont pas l’apanage d’un groupe social. Cependant, les femmes les plus pauvres sont les plus touchées par les violences conjugales : tel est l’un des enseignements de l’enquête de victimation réalisée par l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) avec l’INSEE (7). 66 920 personnes des deux sexes, âgées de 18 à 75 ans, ont été interrogées entre 2008 et 2012 pour savoir si elles avaient été victimes, dans les deux ans précédant l’enquête, de violences physiques ou sexuelles de la part de leur conjoint (concubin, compagnon, petit ami) ou ex-partenaire.
La proportion de femmes ayant répondu par l’affirmative est de 1,84 % soit près de trois fois supérieure à celle des hommes (0,64 %). En rapportant ces taux à la population générale d’hommes et de femmes de 18 à 75 ans, l’ONDRP évalue à 136 000 le nombre d’hommes s’étant déclarés victimes de violences physiques ou sexuelles de la part de leur conjoint ou ex-conjoint et à 406 000 celui des femmes. Dans les deux cas, il s’agit surtout de personnes se situant dans la tranche d’âge des 25-34 ans et, plus encore, des 35-44 ans. Indépendamment de l’âge, le plus grand risque pour une femme de subir des violences conjugales est lié à la faiblesse de ses revenus : parmi les 10 % de ménages au revenu le plus faible, 3,6 % des femmes de 18 à 75 ans ont déclaré avoir été victimes de violences physiques ou sexuelles contre 0,8 % de celles dont le ménage fait partie des 10 % les plus riches. La pauvreté est-elle cause ou conséquence de la violence ? Impossible de le déterminer, répond Cyril Rizk, de l’ONDRP. « On peut tout autant envisager une causalité directe qu’une causalité inversée », les violences subies dans les deux ans précédant l’enquête pouvant être à l’origine de la situation de précarité dans laquelle se trouve la femme lorsqu’elle est interrogée et qu’elle a dû, entre-temps, quitter travail et/ou domicile. L’absence de ressources constitue, par ailleurs, un frein majeur pour fuir la violence. « Il faut trouver un logement, un emploi et faire face aux multiples procédures juridiques et à la gestion de ses enfants », souligne la Fédération nationale solidarité femmes (FNSF). Aussi les femmes les plus démunies peuvent-elles être amenées à supporter l’insupportable.
La loi du 9 juillet 2010 relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein du couple et aux incidences de ces dernières sur les enfants a rendu automatique la délivrance d’une carte de séjour de un an aux étrangères, mariées ou non, qui bénéficient d’une ordonnance de protection, qu’elles soient en situation régulière ou pas. Par ailleurs, en dehors de toute ordonnance de protection, le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda) prévoit des possibilités de délivrance et de renouvellement d’un titre de séjour autonome, c’est-à-dire indépendant de celui de leur conjoint, pour les femmes mariées en situation régulière qui rompent la vie commune en raison de violences. Pourtant, « la chasse à l’immigration clandestine l’emporte sur la situation de violence », commente Violaine Husson, responsable à la Cimade de l’action femmes pour la région Ile-de-France/Champagne. Non-application ou interprétation restrictive des textes, rendez-vous donnés en préfecture avec des délais supérieurs à la durée (quatre mois) d’une ordonnance de protection, documents illégalement requis, pouvoir discrétionnaire d’autorités préfectorales qui motivent leur refus sur un article de loi inexistant ou ne se conforment pas aux injonctions judiciaires favorables aux étrangères : la malvaillance administrative a souvent la haute main sur les dispositions législatives garantissant les droits des femmes. Elle dépasse parfois l’entendement. Ainsi cet été dans le Nord, une femme sans papiers dépose plainte pour violences conjugales. Le commissariat la rappelle le lendemain pour qu’elle vienne compléter sa plainte. Il s’agissait d’une convocation piège : l’intéressée est arrêtée et placée en centre de rétention. Les lois, évidemment, peuvent toujours être améliorées, mais l’information et la formation des professionnels chargés de les mettre en œuvre aussi. « Nous essayons de faire avancer cette question de la sensibilisation des agents d’accueil des préfectures aux violences faites aux femmes étrangères, mais pour ces personnels et nos collègues de la direction de l’immigration, le prisme du risque de fraude est important », reconnaît Marie-José Bernardot, responsable du bureau de l’intégration territoriale de la direction de l’accueil, de l’intégration et de la citoyenneté du ministère de l’Intérieur (8).
(1) PAD 20 : 15, cité Champagne – 75020 Paris – Tél. 01 53 27 37 40.
(2) Permanences de Paris Aide aux victimes, des avocats du Barreau de Paris, du Centre d’information sur les droits des femmes et des familles et de l’association Ni putes, ni soumises.
(3) Il s’agit d’un téléphone portable attribué pour six mois renouvelables une fois, qui permet, en cliquant sur une seule touche, de joindre une entreprise d’assistance reliée à une ligne dédiée de la police en mesure d’intervenir dans les 10 à 12 minutes.
(4) Le TGD doit être généralisé en 2013 – Voir ASH n° 2786 du 7-12-12, p. 10.
(5) Disposition majeure de la loi du 9 juillet 2010 relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein du couple et aux incidences de ces dernières sur les enfants, l’ordonnance de protection est une mesure civile, prononcée par le juge aux affaires familiales, qui permet une mise à l’abri d’urgence des victimes, mariées ou non, sans qu’elles aient besoin de porter plainte – Voir ASH n° 2686 du 10-12-10, p. 41 et n° 2684 du 25-11-10, p. 43.
(6) Rapport sur l’intervention sociale d’intérêt collectif et la lutte contre les violences faites aux femmes, rendu public en 2009 – Voir ASH n° 2624 du 18-09-09, p. 24.
(7) Cf. Repères n° 18 – Octobre 2012 – Accessible sur le site de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice :
(8) Lors d’une rencontre sur le parcours des femmes migrantes victimes de violences, organisée à Paris le 4 décembre 2012 par la Fédération nationale solidarité femmes et la région Ile-de-France.