Sur l’île de Nantes, la ville développe depuis quelques années un pôle de loisirs et de culture qui attire les foules. Juste derrière, quai Wilson, beaucoup plus discret, un petit terrain grillagé accueille une dizaine de mobile homes. C’est le terrain conventionné d’accueil des familles rom. « Contre un loyer de 50 € par mois, chaque famille a accès à l’eau, à l’électricité et à un accompagnement social, explique Christophe Grelier, salarié de l’association Une famille un toit 44 (1) et gestionnaire du terrain conventionné. Les familles qui y habitent ont manifesté leur volonté de rester en France et s’engagent à entretenir le site, ainsi qu’à s’insérer professionnellement et socialement. » Chargée d’insertion professionnelle à Une famille un toit 44, Céline Fleury visite, comme chaque semaine, le terrain. Elle apprend aux couples à répondre à une annonce, à rédiger un CV, les accompagne à Pôle emploi ou à des entretiens, appelle et rencontre avec eux les employeurs. Dans un mobile home à la décoration colorée, elle fait le point avec un jeune père : « Si tu as des appels d’une entreprise de nettoyage, c’est parce que j’ai postulé pour toi. Vous avez un agenda ? Il faudrait noter le prochain rendez-vous pour Pôle emploi. »
Ce petit terrain, accessible depuis déjà un an, remplace un campement beaucoup plus grand. « Il avait été créé à Sainte-Luce-sur-Loire, en 2005, pour accueillir 50 familles. C’était le plus gros terrain conventionné de France », se rappelle Alain Robert, vice-président du conseil général de Loire-Atlantique, chargé de la solidarité et de l’insertion. A l’époque, la ville se trouvait démunie face à l’afflux de Roms. « L’Union européenne avait affiché le grand principe de la libre circulation mais les collectivités n’avaient pas de moyens pour l’assumer. La problématique sociale de l’accueil des familles rom est devenue criante, poursuit l’élu. Surtout que Nantes avait été identifié comme site d’accueil. L’afflux s’est alors amplifié. » En conséquence, un vaste campement sauvage et insalubre s’était développé. « Il fallait démanteler ce quasi-bidonville aux conditions de vie inacceptables », se souvient l’élu. D’autant qu’un camp de grande taille engendre une inertie communautaire qui ne favorise pas l’intégration. Le premier terrain conventionné est donc mis en œuvre en 2007 à Sainte-Luce-sur-Loire par la ville, Nantes Métropole et le conseil général. Censé être provisoire, il devait permettre d’amener 50 familles vers le logement et l’intégration via l’accompagnement social mené par Actaroms, un service de l’Association Saint-Benoît-Labre (2) missionnée par le conseil général.
Mais si les 50 familles rom du terrain conventionné bénéficiaient bien d’un accompagnement, d’autres continuaient à affluer. Or les collectivités avaient décidé que le dispositif n’intégrerait pas de nouveaux venus. Ceux-ci se sont alors adressés aux services sociaux de droit commun. « Les professionnels des centres médico-sociaux [CMS] ont vite été dépassés », raconte Alain Robert. D’autant que les Roms constituent une population particulière. Faisant partie de l’un des derniers pays entrés dans l’Union européenne, ils sont soumis jusqu’en 2014 à des mesures transitoires, notamment celles d’obtenir un titre de séjour et une autorisation de travail. Ils ne disposent en outre que d’un accès limité à l’emploi. « A cela s’ajoute le fossé linguistique et culturel : les familles ne comprennent pas nos réglementations et notre recours systématique à l’écrit. Elles déménagent fréquemment. La territorialisation de notre organisation rendait tout suivi impossible. » Face à cette situation, le département décide en 2009 de ne plus faire supporter aux CMS le poids d’une problématique sociale dépassant leur capacité d’action. D’autant que certaines familles sont soupçonnées de solliciter abusivement des aides attribuées par le conseil général pour les enfants. La « permanence Chaptal » est alors créée pour suivre spécifiquement cette population.
En ce matin de janvier, dans la salle d’attente de la permanence, rue Chaptal, un couple et ses enfants patientent pour rencontrer la puéricultrice de la protection maternelle et infantile. Une interprète est présente pour traduire ses propos en roumain. « La permanence est ouverte quatre jours par semaine et fonctionne comme un centre médico-social dédié aux Roms, explique Emmanuelle Fieyre, chef de ce service qui dépend aussi de l’Association Saint-Benoît-Labre. Nous recevons 15 à 20 familles par jour. Notre mission est d’assurer leur diagnostic social et de les orienter, de leur proposer alphabétisation, prévention santé, et d’instruire les aides à l’enfance distribuées par le conseil général. » Mais, désormais, les seules déclarations des familles ne suffisent plus. Celles-ci doivent présenter physiquement et rapidement les enfants pour lesquels une aide est accordée. Car si le public rom est décrit comme agréable, sympathique et travailleur par les professionnels de la permanence, ceux-ci n’oublient pas que ces familles viennent en France d’abord parce qu’elles ont besoin d’argent. D’où la nécessité d’un contrôle assez strict afin d’éviter les abus. La permanence est également très attentive à la scolarisation des enfants. « Comme les Roms ne sont pas dans la culture du papier, nous les aidons dans les démarches d’inscription », indiquent Valentine Queneherve et Wahiba Mimoune, les deux travailleuses sociales qui gèrent la permanence, respectivement conseillère en économie sociale et familiale et auxiliaire socio-éducative de formation. « Nous négocions avec les mairies. Certaines communes de la métropole financent des tickets de transport pour les enfants. C’est essentiel, car, comme certaines écoles préfèrent n’accueillir que quelques enfants rom, les petits peuvent être scolarisés loin de leur campement. »
Tous les mercredis, Valentine Queneherve et Wahiba Mimoune partent faire le tour de quelques-uns des 35 terrains sauvages que compte l’agglomération. En effet, la permanence Chaptal exerce aussi une fonction d’observation et de veille sur ces camps illégaux où vivent environ 1 300 personnes. Avec la pluie, le site qu’elles visitent aujourd’hui est un champ de boue. Des femmes font des allers-retours vers une borne incendie pour y prendre de l’eau. Les professionnelles passent parmi les caravanes et rappellent les prochains rendez-vous des uns et des autres. « Dans le droit commun, un travailleur social n’aurait pas le temps d’aller sur le terrain, constatent-elles. Or les Roms ne sont pas un public en lien avec les structures sociales. Ils sont dans l’entregent, ils ont besoin de l’oralité pour être en confiance. » Un argument supplémentaire en faveur d’un service social spécialisé. « Idéologiquement, on aspire évidemment au droit commun pour tout le monde, concède Emmanuelle Fieyre. Mais c’est une vision théorique des choses. Parce que les Roms sont souvent illettrés, parce qu’ils n’ont pas les mêmes droits, parce qu’ils ont des habitudes de vie en décalage avec les nôtres, nous estimons qu’un travail spécifique est nécessaire avant leur entrée dans le droit commun. » Le service offre en outre l’avantage d’être un lieu connu et bien identifié par les familles et les partenaires de la permanence. Toute nouvelle famille sait qu’elle doit s’y présenter et qu’elle pourra y rencontrer des travailleurs sociaux spécialisés. « Dans le travail social, il y a un cliché qui veut qu’on ne peut rien faire avec les Roms, à cause des mesures transitoires et de leur culture, s’agace Emmanuelle Fieyre. Mais c’est faux ! Il faut simplement être en contact avec eux et avoir le temps de les comprendre pour y arriver. »
Les familles qui ont eu la chance d’arriver à Nantes les premières et d’intégrer le terrain conventionné sont, elles, suivies par le programme d’intégration vers le logement d’Actaroms. Désormais, 30 des 50 familles initiales vivent en appartements, et deux ont obtenu un bail fixe. « Pour les loger, nous avons capté des appartements dans le parc social et foncier des communes », détaille Nicolas Ledeuil, l’un des deux assistants de service social d’Actaroms. L’équipe ne suit plus de nouvelles familles, mais devant la mobilisation générale, des communes de l’agglomération proposent parfois de mettre un appartement à disposition. Avec les familles, les professionnels d’Actaroms travaillent sur les questions du paiement des loyers, de la propreté, des économies d’énergie, de l’accès au droit, de l’intégration dans le quartier, du respect du voisinage… « Ils sont originaires de quartiers où ils n’étaient pas mélangés à d’autres populations et où le problème des nuisances ne se posait pas », explique Nicolas Ledeuil. Cet après-midi, il rend visite à une famille installée récemment dans une maison de l’agglomération. Le père de famille l’accueille en souriant : « Je suis très content d’être ici. Les enfants vont à l’école tout près. Je regarde l’exemple du voisin pour le travail. Mais c’est différent du terrain : les petits ne doivent pas crier et on ne les laisse pas seuls, témoigne-t-il. Cela fait longtemps que j’attends ce logement. Dans notre pays, on est considérés comme rien du tout. Ici, on a une valeur très précieuse, on nous veut du bien. Ça m’a donné beaucoup de courage pour travailler. »
Forts de leur expérience, les travailleurs sociaux de Saint-Benoît-Labre ne défendent pas la logique du logement pour tous. « Toutes les familles ne veulent pas accéder à un logement en dur, argumente Emmanuelle Fieyre. Notre modèle ne les fait pas forcément rêver. Certains ménages qui ont un appartement passent l’été dans une caravane, sur un terrain sauvage. Une partie de leur famille s’y trouve et les hommes peuvent y cultiver leur position sociale. » D’autres ne sont tout simplement pas en capacité de gérer un logement. « Il faudrait plus de réponses intermédiaires entre le terrain en squat et le logement, reprend l’assistant social. Des grands logements semi-collectifs en milieu rural ou une possibilité d’accueil en CHRS, par exemple. » Les professionnels d’Actaroms ont également renoncé à faire adhérer les familles à la notion de projet. « Cheminer en leur fixant des échéances et en les évaluant par étapes ne marche pas. Les Roms ne se projettent pas dans le futur. Même s’ils sont dans un appartement, ils peuvent en partir du jour au lendemain. » Les professionnels ont donc appris à se contenter d’améliorations ponctuelles.
Sur les 20 familles qui ne bénéficient pas d’un appartement, dix vivent sur le terrain conventionné du quai Wilson et dix autres sur des terrains sauvages ou sont de retour en Roumanie. « Actaroms ne devait être qu’un accompagnement provisoire, rappelle Nicolas Ledeuil. Mais il existe depuis six ans parce qu’on peine à faire accéder les familles au droit commun. » Des titres de séjour, entre autres, sont nécessaires pour répondre aux conditions d’attribution des bailleurs. Or, sans travail, difficile de décrocher le précieux papier. L’insertion professionnelle des Roms reste compliquée car les mesures transitoires leur en limitent l’accès, même si l’action des travailleurs sociaux a amélioré les choses. « Nous avons œuvré avec la préfecture de Nantes pour que l’on puisse obtenir les titres de séjour en 48 heures, se félicite Céline Fleury, la chargée d’insertion professionnelle. C’est un avantage important. Cela se passera peut-être bientôt par e-mail. Nous pourrons ainsi démarcher les entreprises d’intérim qui centralisent la plupart des emplois non qualifiés. » Les progrès sont cependant lents à venir. « Le conseil général a mis d’importants moyens d’accompagnement pour des résultats mitigés, observe Alain Robert, son vice-président. Mes collègues me disent qu’intégrer 1 200 personnes, ce n’est pourtant pas si dur ! C’est sous-estimer les problèmes de régularité de séjour, d’accès à l’emploi, les différences culturelles et les préjugés à l’égard des Roms… »
Dans le domaine de la formation professionnelle il faut également s’adapter. Peu de Roms parlent français, beaucoup sont analphabètes, et ils n’ont pas accès aux formations de droit commun. « Nous avons créé des formations courtes, sur trois jours, à propos des métiers très demandés : espaces verts, maraîchage et ménage, décrit Céline Fleury. Sur le ménage, par exemple, les femmes ont travaillé les codes couleurs, la confiance en soi, le vocabulaire français concret lié à l’usage du métier. Elles l’ont très bien assimilé. Elles ont besoin d’apprendre en faisant, pas en étant assises derrière un bureau. » L’association a aussi mis sur pied une formation intitulée « Comment parler aux Gadgé ? », afin de modifier l’attitude souvent passive des Roms à l’égard des employeurs. « Ils ont tendance à dire oui à tout, même s’ils ne comprennent pas ou ne sont pas d’accord. »
De même, des freins culturels importants demeurent, comme les mariages précoces. Les jeunes se marient à 14 ans et quittent le collège. A 25 ans, une femme a déjà trois enfants et son mari accepte rarement qu’elle ait un emploi. « Nous travaillons l’insertion professionnelle des femmes en étant attentifs à établir un lien de confiance avec le mari », précise Céline Fleury. De fait, il s’agit d’éviter d’éventuelles violences conjugales, qui constituent l’une des difficultés récurrentes de ce public. « Leurs façons de faire peuvent nous heurter, notent les professionnels d’Actaroms. Nous respectons leurs usages tout en leur rappelant les lois de la République française. »
En plus des dispositifs d’aide existants, Nantes Métropole a eu l’idée, en 2010, de lancer un programme de « consolidation de projets de vie en Roumanie ». Il s’agissait d’accorder une aide financière s’ajoutant à celle de l’Office français de l’immigration et de l’intégration, destinée aux familles ayant un projet économique dans leur pays d’origine. Au début, certains professionnels y ont cru : « Il y avait un ancrage local fort. Les associations nantaises allaient là-bas, rencontrer notamment les institutions et services sociaux roumains », se rappelle Nicolas Ledeuil. Mais c’est justement en Roumanie qu’elles ont compris pourquoi le programme piétinait. « Les Roms qui s’installent à Nantes viennent en général de Valachie. C’est une région économiquement sinistrée, sans commerce ni culture. Ces projets de retour ne pourraient fonctionner que dans des régions dynamiques ou soutenues par l’Europe. » A cela s’ajoute une corruption très importante et, bien souvent, celui qui arrive avec une manne financière se fait dépouiller. Trois projets ont ainsi été lancés et aucun n’a prospéré.
Aujourd’hui, les acteurs de terrain tablent plutôt sur la circulaire interministérielle du 26 août dernier concernant les Roms (3). Ce texte introduit notamment l’obligation d’établir des diagnostics avant toute expulsion d’un terrain sauvage. A Nantes, l’Etat a délégué cette mission à la permanence Chaptal et à Une famille un toit 44. « Ces diagnostics vont être utiles pour identifier des familles proches de l’insertion, qui répondent aux critères », espère Emmanuelle Fieyre. « On sent que l’Etat se réengage, se réjouit pour sa part Alain Robert. Entre Chaptal, Actaroms et les aides financières, nous consacrons annuellement 506 000 € aux familles rom. On ne pouvait pas ne rien faire, mais on ne pourra pas faire plus. » Les actions s’arrêteront-elles en 2014, lorsque cesseront les mesures transitoires et que les Roms relèveront alors du droit commun ? « Ce serait gâcher tout ce qui a été fait jusqu’à présent », considère Christophe Grelier, chargé de la gestion du camp du quai Wilson. Pour l’heure, Alain Robert avoue que les collectivités n’ont jamais rencontré autant de difficultés pour gérer l’insertion d’une population nouvelle. A Nantes, où beaucoup a déjà été fait, « le chemin sera encore long et difficile », estime-t-il.
(1) Une famille un toit 44 : 16, rue Louis-Gaudin – 44980 Sainte-Luce-sur-Loire – Tél. 09 61 67 22 29 -
(2) Association Saint-Benoît-Labre : 3, allée du Cap-Horn – La Ville au Blanc – 44120 Vertou – Tél. 02 40 80 02 02 –
(3) Voir ASH n° 2772 du 31-08-12, p. 20 et 24.