J’avais déjà travaillé sur la question de la délinquance juvénile sous les angles éducatifs et judiciaires et j’avais rencontré des jeunes qui avaient eu affaire à la psychiatrie. Il m’a donc semblé intéressant d’essayer de comprendre ce qui se jouait entre eux et les professionnels du psychisme. J’avais aussi été interpellée par le fait que ce qui était considéré comme pathologique du point de vue de la psychiatrie pouvait être vécu comme relevant de la normalité par les adolescents. J’ai essayé de retranscrire de manière très fine les observations et les situations rencontrées. Je souhaitais trouver le ton juste par rapport à cet objet d’étude particulier qu’est la psychiatrie, qui est lui-même une discipline à part entière.
Il est intégré dans un hôpital public situé dans une banlieue défavorisée où vivent de nombreuses familles étrangères, avec une surreprésentation des jeunes de moins de 18 ans. Les jeunes qui y sont admis viennent pour l’essentiel des cités proches et sont issus de milieux modestes, voire défavorisés. En outre, sur la trentaine de cas que j’ai suivis directement, un peu plus de la moitié faisaient l’objet d’un suivi éducatif. Des jeunes de la classe moyenne sont parfois admis mais, en général, ils restent peu de temps dans la mesure où ils ont accès à d’autres réseaux de soins. Les jeunes défavorisés, eux, restent parfois plus de six mois, alors que les hospitalisations ne dépassent pas normalement trois mois, parce qu’il n’y a pas de solution de sortie pour eux.
Cette thèse me paraît trop simple pour rendre compte de la réalité. Les professionnels de cette unité sont très conscients du fait qu’une partie des patients qu’ils prennent en charge souffrent d’abord de problèmes sociaux. Et ils sont les premiers à résister à ce qu’ils considèrent comme une instrumentalisation de la psychiatrie. Les psychiatres responsables de cette unité ont une soixantaine d’années. Ils ont fait leurs débuts professionnels dans un contexte de forte remise en cause de la psychiatrie. Ils ont été marqués par la psychiatrie institutionnelle et par l’antipsychiatrie. Ils entendent ne pas devenir de simples adjuvants à l’ordre social. Par ailleurs, si la notion de « trouble des conduites et du comportement » renvoie effectivement à des enjeux autour de la transgression de la norme, elle éclate complètement lorsqu’on pénètre dans l’univers psychiatrique. Au-delà des symptômes, la structuration psychique des individus se révèle très diverse. On n’est pas que dans la question sociale. Il existe de véritables pathologies, avec des adolescents en souffrance psychique.
Il est vrai que, dans certains entretiens d’admission auxquels j’ai pu assister, on entendait presque davantage la souffrance du professionnel venu présenter un jeune que celle de ce dernier. Les termes utilisés par certains éducateurs sont révélateurs : « je suis dépassé », « je suis perdu »… Tout se mélange entre cette souffrance, les difficultés sociales, la prise en charge, les problèmes institutionnels. Les éducateurs n’arrivent plus à faire face et pensent que les psychiatres ont les moyens de régler les problèmes. Le paradoxe est que l’institution psychiatrique se retrouve face à une demande de soins qu’elle a elle-même contribué à faire émerger en créant des catégories et des institutions censées pouvoir prendre en charge les troubles du comportement.
Il résume la démarche d’évaluation permanente que mène l’équipe. C’est ce vers quoi l’intervention doit tendre. Ainsi, lorsque l’enfermement et la contrainte sont nécessaires, il faut qu’ils soient légitimes aux yeux des soignants mais aussi des patients et de leurs familles. Pour cela, l’autorité morale des soignants doit être suffisamment forte en se fondant sur le savoir et l’expérience du psychiatre, et aussi sur sa capacité à « nouer une alliance » avec les jeunes et leurs familles. L’autorité de l’équipe doit, en outre, reposer sur une forte cohésion, qui n’exclut pas pour autant les tensions et les désaccords. Le « bon travail », c’est aussi l’impression qu’il s’est passé quelque chose. Il est difficile de l’objectiver mais, en tant qu’observateur, je l’ai ressenti à plusieurs reprises. Cela passe par une communication infraverbale, des regards, le langage corporel… avec le sentiment que ça sonne juste quand l’adolescent exprime quelque chose qui le touche.
C’est assez courant, et voir des patients enfermés ou attachés est toujours choquant. Mais il faut aller au-delà des clichés pour essayer de comprendre pourquoi les professionnels recourent à ces méthodes. Je me suis rendu compte que ces moments de contention étaient aussi des phases d’accrochage pour les aides-soignantes, qui jouent un grand rôle dans ces situations. Lorsqu’elles parlent de leur travail, elles expliquent comment elles passent par le corps pour entrer en relation avec le patient. Une expression revient souvent dans l’équipe : la « mise en chambre ». C’est lorsqu’un jeune est enfermé pour faire face à une situation de crise. Or cela ne se fait jamais sans discussion et réflexion. Il était intéressant de rendre compte de ces questionnements. D’ailleurs, d’une façon générale, la psychiatrie est un milieu professionnel qui se questionne énormément et à tous les niveaux.
C’est ce que j’ai réalisé en arrivant dans l’unité. Les éducatrices étaient ravies de me voir car, en tant que sociologue, elles me percevaient d’emblée comme une alliée. Je correspondais d’une certaine façon à leur regard sur le monde. Il faut dire que lorsqu’on est travailleur social dans un service de psychiatrie, ce qui s’impose, c’est d’abord le savoir et la hiérarchie médicale. Les éducatrices doivent s’y plier et justifier leurs interventions du point de vue du soin. En outre, les travailleurs sociaux ne perçoivent pas nécessairement la dimension pathologique qui apparaît au médecin. Sur certains cas, il existe des conflits d’interprétation entre eux. Néanmoins, dans cette unité, les éducatrices avaient déjà de l’ancienneté et s’étaient converties au regard médical tout en réussissant à faire passer des changements sur le plan éducatif.
La plupart seront bientôt à la retraite, et tous ne seront pas remplacés car il n’y a pas suffisamment de jeunes psychiatres. Ils s’interrogent donc sur la transmission de leur savoir-faire. D’autant qu’avec les progrès de la neurobiologie et la montée en puissance du comportementalisme, on assiste à une véritable remise en cause des pratiques professionnelles plus anciennes. La psychiatrie institutionnelle n’étant pas enseignée en faculté de médecine, c’est quelque chose qui se transmet seulement sur le terrain, lors des stages des jeunes médecins. Les psychiatres de l’unité ont ainsi conscience d’appartenir déjà un peu au passé. L’un d’eux m’a même dit : « Nous sommes des dinosaures. »
Nous ne sommes plus dans les années 1970, quand il s’agissait de remettre en cause le contrôle social s’exerçant sur les populations modestes à travers la psychiatrie. La menace qui pèse aujourd’hui sur la psychiatrie est d’abord d’ordre financier, avec le risque de voir disparaître ces unités implantées dans les quartiers populaires. C’est aussi pour cette raison que je suis autant entrée dans les détails du fonctionnement de cette équipe. La prise en charge psychiatrique des adolescents constitue, bien sûr, une forme d’intrusion de l’Etat, au sens foucaldien du terme. Mais elle comporte également une logique d’émancipation qui permet la construction de soi. La socialisation institutionnelle dans ce service de psychiatrie est, certes, une forme d’acculturation aux normes de la classe moyenne, mais elle permet à certains jeunes d’avancer.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Isabelle Coutant est sociologue, membre du CNRS et du laboratoire IRIS. Elle publie Troubles en psychiatrie (Ed. La Dispute). Elle est également l’auteur de Délit de jeunesse. La justice face aux quartiers (Ed. La Découverte).