Cette politique, qui découle essentiellement de la convention unique sur les stupéfiants adoptée aux Nations unies en 1961, avait pour objectif l’éradication du trafic et de l’usage de drogues. On en est loin. Alors qu’à partir des années 1970, une véritable guerre à la drogue a été ouverte au plan international, que des milliards de dollars ont été investis, le trafic a prospéré comme jamais et les consommations n’ont cessé de se répandre à travers le monde. La guerre à la drogue a, de surcroît, eu pour effet la montée de la violence et de la corruption. La question de la prohibition doit donc être mise en débat, mais on ne peut attendre le changement de cette politique internationale pour répondre aux problèmes qui se posent sur le terrain.
Jusqu’à aujourd’hui, aucun pays n’a osé sortir des conventions internationales. Notamment, un Etat qui agirait seul risquerait d’être envahi par les trafiquants et les usagers d’autres pays. Cependant, le contexte évolue et un mouvement international en faveur d’une autre politique des drogues émerge. En particulier, en Amérique latine où la démocratie est mise à mal par les mafias, tous les gouvernements veulent renoncer à la guerre à la drogue ; quant aux Etats-Unis, ils semblent convenir depuis la réélection de Barack Obama qu’il faut sortir de la politique actuelle et privilégier des objectifs de santé et de sécurité. Or sans les dollars américains, la guerre à la drogue ne pourra pas se poursuivre. Chaque pays, et donc la France, va devoir construire, au plan national, un minimum de consensus autour de ces deux priorités.
La répression s’est concentrée sur les consommateurs. Rien que pour l’usage de cannabis, on recense près de 130 000 in terpellations par an. Après les énormes progrès obtenus grâce à la politique sanitaire de réduction des risques, il y a eu en fait une terrible régression depuis l’adoption de la politique sécuritaire dite de « tolérance zéro ». En 2007, la loi relative à la prévention de la délinquance a imposé des sanctions judiciaires systématiques pour tout délit, selon un principe importé des Etats-Unis, sans que personne ne s’interroge sur les résultats catastrophiques auxquels il aboutit : l’incarcération de masse. Entre 1982 et 2006, 31 millions de personnes ont été emprisonnées dans ce pays pour des délits liés aux drogues… De plus, il n’y a eu aucun recul du trafic ni des consommations, mais à l’inverse une exacerbation de la violence. Aujourd’hui, en France, plus de la moitié des personnes incarcérées dans le cadre de la législation sur les stupéfiants sont des usagers et, en matière de trafic, il s’agit essentiellement de dealers de rue.
C’est l’un des mensonges prohibitionnistes qui tiennent lieu de débat en France. Certes, des millions d’usagers échappent à toute sanction. C’est une utopie totalitaire que d’imaginer pouvoir punir tout le monde ! La police choisit en fait les personnes qu’elle interpelle. En gros, elle cible celles qui dérangent dans la rue. Ainsi, on ne réprime qu’une minorité des individus concernés : les jeunes des quartiers défavorisés, qui, en général, sont beurs ou noirs. C’est en réalité une politique raciste qui ne dit pas son nom. En outre, la législation française ne distingue pas la détention de produit pour usage personnel de celle pour trafic. Or la plupart des pays d’Europe de l’Ouest ont pris des mesures de dépénalisation avec une tolérance pour la détention liée à la consommation. La France fait partie des pays les plus répressifs de cette zone.
Les Français sont persuadés que la loi est un rempart symbolique et que l’interdit protège, ce qui est inexact en matière d’usage de drogues. La tolérance zéro marque d’ailleurs l’échec de la fonction symbolique de la loi puisqu’elle exige son application. La peur du gendarme ne marche pas : en France, un jeune de 17 ans sur deux a déjà expérimenté du cannabis. D’autres idées fausses ont également été induites par des campagnes dramatisantes telles « le cannabis rend dépendant », « le cannabis rend fou », « le cannabis tue »… Tout cela s’appuie sur une part de vérité. Il n’en demeure pas moins que le cannabis est l’une des drogues les moins addictogènes, que s’il peut générer des effets psychotropes désagréables – certes, longtemps sous-estimés –, sa diffusion massive n’a pas provoqué de montée fulgurante des psychoses ou des schizophrénies ; et, s’il tue au volant, c’est dans 200 accidents par an. Si c’est bien sûr trop, on est loin des effets de l’alcool. Qu’il existe des campagnes d’information sur les dangers du cannabis me paraît une bonne chose, mais on peut s’interroger sur leur objectif : servent-elles à prévenir les usagers ou à justifier les sanctions ? Il y a là, à mon sens, une utilisation politicienne de la peur comme de la culpabilité des parents.
La prévention est le meilleur outil, même s’il est imparfait. Pourtant, les Français se fient peu à cette approche, jugée laxiste. Aux Pays-Bas, où elle a été prise au sérieux, il y a deux fois moins de consommateurs. La prévention doit passer par des messages crédibles et cibler, dans une logique de réduction des risques, tant les produits licites qu’illicites. L’information doit correspondre à l’expérience des consommateurs pour qu’ils puissent s’en saisir. Dépénaliser l’usage des drogues permettrait de faciliter la communication entre jeunes et adultes, et d’éviter à ceux sanctionnés de se retrouver enfermés dans l’exclusion et la délinquance, du fait du marquage pénal, voire du vécu de la prison. Au lieu de servir d’avertissement, la sanction judiciaire agit comme un stigmate. Il y a d’ailleurs un consensus ferme chez les professionnels du soin comme de la réduction des risques pour reconnaître que la loi actuelle est inefficace et contre-productive. Enfin, il conviendrait de comprendre les motifs des usages excessifs car ce sont des symptômes d’un mal-être. On ne parle que des méfaits des drogues mais si les gens en consomment, c’est qu’ils en tirent des bénéfices. Elles servent de béquilles, elles viennent soulager des souffrances. La prévention doit pouvoir en tenir compte.
Cette loi a pris acte du recul de l’épidémie de sida et de la mortalité liée aux drogues permis par la réduction des risques. Le dispositif, qui suppose d’accepter de s’adresser à l’usager en tant que tel, a donc été institutionnalisé. Mais, les problèmes liés à l’héroïne semblant surmontés, ses missions ont été limitées à la distribution de seringues, et il n’a pas reçu de moyens à la hauteur des enjeux. Or il avait beaucoup fonctionné avec du bénévolat, lequel s’est fortement réduit. Le gouvernement s’est quant à lui consacré à la répression des usagers de cannabis et a ignoré l’essor des polyconsommations – alcool, tabac, cannabis, cocaïne et autres drogues stimulantes.
L’échec est d’autant plus flagrant que la consommation de cannabis des adolescents a de nouveau progressé entre 2007 et 2011. La dégradation de la santé se manifeste aussi par une nouvelle hausse des overdoses mortelles : après avoir connu une baisse de 80 %, elles sont revenues à des taux équivalents aux années 1992-1993. C’est un flagrant démenti de l’efficacité de l’approche répressive.
A l’absence de moyens s’ajoute le fait que le dispositif reste enfermé dans une approche purement sanitaire. La question des drogues ne s’inscrit pas dans une politique sociale. L’hébergement, par exemple, est peu pris en compte. Les centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques des usagers de drogues [Caarud], dont manquent maints territoires, sont mal connectés avec les services de droit commun, où l’on n’apprécie guère ces publics. Or, pour faire le lien avec les centres d’hébergement et le logement social, il faut pouvoir accompagner les usagers de manière à anticiper les problèmes. L’approche devrait être pensée au moins à un niveau local, transversal, au lieu d’être laissée à l’initiative des professionnels, qui bricolent comme ils peuvent. Il faudrait évaluer les besoins, envisager des structures passerelles, multiplier les accès aux services de droit commun, mailler l’ensemble des acteurs. Aujourd’hui, il faut un nouvel élan et s’inspirer notamment des villes d’Europe du Nord où des politiques locales sont mises en œuvre avec l’implication d’élus locaux.
C’est une bonne initiative. Mais leur utilité dépendra de leur intégration au tissu local, de leur capacité à donner accès aux services sociaux, à l’hôpital, à l’hébergement, aux dispositifs psychiatriques. De surcroît, il faudra veiller à ce que des policiers n’attendent pas dehors les usagers pour les interpeller. Mais il est intéressant de savoir qu’à Rotterdam, une salle de consommation a été fermée depuis qu’a été adoptée une politique de « Housing First ». En offrant « un logement d’abord », les acteurs locaux ont supprimé le besoin des usagers de recourir à une telle structure. La plupart des villes du nord de l’Europe ont en fait multiplié l’offre de services en direction des usagers (large palette de traitements, logement…) afin de limiter leur exclusion dans une visée autant sanitaire que sociale. Il s’agit aussi de maintenir la paix dans la cité.
La réduction des risques et des dommages, selon l’expression d’origine harm reduction, est une approche globale qui vise à limiter tous les problèmes que posent les consommations de drogues. Le grand tournant qui se prend aujourd’hui – en particulier en Amérique latine – est justement de l’étendre au trafic. Avec l’usage, on se donne des priorités de santé ; face au trafic, on recherche les réponses garantissant au mieux la tranquillité des habitants, qu’il s’agisse des nuisances ou de l’utilisation d’armes à feu. Dans les deux cas, l’approche est pragmatique. C’est le choix qu’a fait le Portugal, en adoptant une politique exemplaire articulant les deux dimensions [voir page 25]. Cette démarche, prometteuse, n’en est qu’à ses débuts au plan mondial. Pour l’appliquer en France, il faudra sortir de l’extrême centralisation et bien comprendre ce qui se passe dans chaque quartier.
Une grande part de la réponse tient à la restauration de la cohésion sociale, à la volonté d’habitants d’œuvrer ensemble pour reprendre en main leur quartier et refuser collectivement, par exemple, l’utilisation d’armes à feu. Les pratiques policières sont aussi à revoir. Aujourd’hui, les policiers sont évalués sur le nombre d’interpellations ou de saisies de drogues réalisées, mais ces chiffres ne garantissent en rien la sécurité des habitants. Un réseau qui tombe peut être remplacé par un autre plus violent. Les règlements de comptes sont souvent provoqués par des dénonciations dont les trafiquants se protègent en faisant régner la peur. Les villes où la violence est la plus faible sont celles où les policiers connaissent bien le terrain. Il faut rétablir une police proche des gens, des commissariats de proximité, instaurer des évaluations, établir des bonnes pratiques.
Dans l’action sociale, on a par ailleurs trop longtemps estimé que la réponse au trafic ne relevait que de la police. Les expériences menées à Marseille, à Paris et dans la Seine-Saint-Denis avec des travailleurs sociaux allant au-devant des jeunes impliqués dans le deal de rue (2) vont dans le sens de cette réduction des dommages. Enfin, lutter contre le trafic dans les cités est difficile car cette activité relève aussi de la survie. Il faut donc de nouvelles politiques économiques et sociales pour s’occuper des jeunes qui s’y adonnent. L’ethnologue Philippe Bourgoin a montré qu’aux Etats-Unis l’épidémie de crack avait cessé au début des années 1990 avec l’essor de l’emploi précaire. Les petits dealers ont préféré accepter des jobs mal payés plutôt que de continuer à subir la violence au quotidien.
Sociolinguiste, Anne Coppel s’est formée aux Etats-Unis à la sociologie interactionniste, rattachée à l’école de Chicago, qui accorde une large place à la parole des personnes ciblées. Spécialiste des politiques sociales, elle a encadré une maîtrise de sciences et techniques à l’Intitut régional du travail social Montrouge-Paris 13. Parallèlement, elle s’est investie dans l’action auprès des usagers de drogues avec le centre Pierre-Nicole, à Paris, où elle a participé au lancement du premier programme de méthadone. Auteure de plusieurs recherches-actions visant à développer des politiques sociales en matière de drogues, elle a contribué à la création d’associations de santé communautaire, dont le Bus des femmes, et assumé la responsabilité scientifique du centre Emergences-Espace Tolbiac. Depuis 2002, elle assure une activité de conseil, de formation et de recherche au sein d’organismes tels que le Forum européen pour la sécurité urbaine, la direction générale de la santé, des collectivités locales ou l’Association française de réduction des risques.
Elle a publié Peut-on civiliser les drogues ? De la guerre de la drogue à la réduction des risques – Ed. La Découverte, 2002 – Voir aussi
(1) Drogues : sortir de l’impasse – Expérimenter des alternatives à la prohibition – Anne Coppel et Olivier Doubre – 2012 – 24 €.
(2) Voir notre décryptage « Garder le cap de l’éducatif vis-à-vis des jeunes dealers », ASH n° 2765 du 22-06-12, p. 30.