Le téléphone coincé contre l’épaule, Véronique Liénard prend des notes dans le dossier ouvert sur son bureau. Au bout du fil, la compagne inquiète d’un marin. Elle ne travaille qu’à temps partiel, son homme est en arrêt depuis trois mois et n’a toujours perçu aucune indemnité. La famille, qui doit survivre avec moins de 3 € par personne et par jour, s’est naturellement tournée vers le Service social maritime (SSM) (1). « Les indemnités vont arriver, tente de la rassurer l’assistante de service social (AS). Je crois que monsieur doit encore voir le médecin des gens de mer [2], vous avez déjà une date ? » Quelques semaines plus tôt, le couple a bénéficié d’une aide pour éponger une dette d’électricité, mais se demande comment honorer l’échéancier de l’année à venir. Véronique Liénard a orienté la famille vers le conseil général au titre de la protection de l’enfance, et un dossier de demande de revenu de solidarité active (RSA) a été constitué. « Le mieux serait qu’on se voie pour faire le point, propose-t-elle. Peut-être l’après-midi, après votre travail à Boulogne, quand vous venez sur le quai ? Ou un lundi, à la permanence de Wimereux ? » Le rendez-vous, en lui-même, n’est pas si urgent. L’essentiel était de calmer l’angoisse de la jeune femme. « Elle a téléphoné deux fois hier, explique l’assistante sociale. Dans ce genre de situation, il importe surtout de répondre rapidement. » D’autant plus que l’attachement des marins au SSM induit de fortes attentes. « Nous sommes le service social du milieu professionnel, ils nous identifient vraiment comme faisant partie de leur sphère », insiste Véronique Liénard.
Créé en juillet 2007, le SSM est issu de la fusion entre le Service social des pêches maritimes (SSPM), qui intervenait dans les ports et les milieux de la pêche, et l’Union sociale maritime (USM), service analogue pour les armements et marins des flottes de commerce (3). Pêche artisanale ou industrielle, conchyliculture, cabotage international, grande plaisance professionnelle, phares et balises… Tous les gens de mer – environ 32 000 actifs et 120 000 pensionnés – ont accès au SSM, véritable service social interentreprises, financé en majorité par les cotisations des armateurs et des marins. Dénominateur commun des cotisants : leur rattachement au régime de sécurité sociale et de retraite des marins, géré par l’Etablissement national des invalides de la mer (ENIM), ? également financeur du service, tout comme la caisse maritime d’allocations familiales (CMAF). De Dunkerque à Ajaccio – sans oublier les bureaux ultramarins –, les 106 salariés du SSM, dont 60 assistants de service social et 30 secrétaires, animent 38 postes, répartis sur tous les littoraux du territoire et regroupés en quatre délégations régionales : Nord, Bretagne, Atlantique, Méditerranée. Certains assurent le service social d’un grand port maritime, d’autres sont détachés dans des entreprises ou interviennent directement auprès des salariés de l’ENIM : autant de populations, d’histoires locales et de problématiques sociales spécifiques.
A Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais), la population maritime est essentiellement composée de pêcheurs, des petits patrons de fileyeurs artisanaux aux employés des chalutiers congélateurs industriels. Le SSM a installé ses bureaux en surplomb du quai Gambetta, avec vue sur les bassins du port. Le poste accueille deux professionnelles : Véronique Liénard, assistante sociale, et Christine Tascon, déléguée régionale Nord-Normandie. Diplômée en 1975 de l’Ecole de service social de Lille et Arrageoise d’origine, cette dernière a effectué toute sa carrière au service des marins, raconte-t-elle, tandis qu’un catamaran à pont couvert glisse sur le bassin Loubet, suivi d’une nuée de mouettes. En poste au SSM depuis octobre 2011, Véronique Liénard a, de son côté, toujours travaillé dans le secteur spécialisé, avec ses microcosmes et ses spécificités institutionnelles.
Ce matin, elle a rendez-vous à la délégation à la mer et au littoral du Pas-de-Calais, la branche locale des affaires maritimes, un peu plus haut sur le quai Gambetta. Elle doit y rencontrer Marie-Camille Berthier, secrétaire d’administration et de contrôle à l’unité Gens de mer-ENIM. « En général, on se parle plutôt au téléphone, mais pour des situations complexes, il est plus commode de se voir », précise-t-elle. Ensemble, les deux professionnelles examinent la situation d’un marin en arrêt maladie après avoir été placé en arrêt de travail. Son état de santé laisse présager une déclaration d’inaptitude à la navigation, qui lui interdirait de reprendre la mer. « Ce monsieur a un projet de reconversion, explique Véronique Liénard. S’il réunit quinze ans de navigation, il pourra bénéficier d’une retraite anticipée qui lui assurera un revenu fixe et qu’il pourra compléter avec un temps partiel. » Grâce au matricule du marin, Marie-Camille Berthier consulte son relevé de carrière. Pas de chance : il lui manque encore six mois de travail pour accéder à la retraite. Les chances sont faibles que le médecin conseil de l’ENIM accorde une aussi longue prolongation des indemnités journalières.
Contrairement aux autres secteurs d’activité, les cotisations sociales des marins ne sont pas calculées sur leur salaire réel mais sur leur catégorie, selon leur fonction et le type de navire. Aussi, lorsque survient un incident, c’est la dégringolade. La prévention de la désinsertion professionnelle figure donc parmi les principales missions du SSM. Chaque trimestre, l’ENIM adresse au service social la liste des marins en arrêt de travail de plus de 90 jours. A charge pour les assistantes sociales de formaliser leur mise à disposition auprès des intéressés. Un protocole élaboré par les deux organismes assure le même accompagnement à tous les salariés, quelle que soit la région où ils se trouvent. « Il s’agit d’anticiper les problématiques liées aux arrêts, d’informer les marins sur leurs droits », résume Christine Tascon. Arrêt de travail en cours de navigation ou non, maladie professionnelle, intervention du médecin des gens de mer ou du médecin contrôleur de l’ENIM, décision de consolidation ou de stabilisation, déclaration d’inaptitude… La procédure est d’autant plus complexe à suivre que, pour un marin, la perspective de devoir quitter son milieu professionnel entraîne souvent une vraie détresse. Et que, de plus, l’harmonisation entre les dispositifs maritimes et ceux de la terre – par exemple, l’instruction de dossiers par les maisons départementales des personnes handicapées – relève souvent du casse-tête.
Sur le plan institutionnel, il revient aux déléguées régionales de mettre de l’huile dans les rouages. « J’organise des réunions entre les institutions, déclinées dans chaque département, pour que chacun prenne bien conscience des conséquences de ses décisions et de l’articulation des différents dispositifs », explique Christine Tascon. Entre institutions maritimes, le partenariat est permanent et prend de multiples formes. Pour connaître les attentes des allocataires en matière d’action sociale, la caisse maritime et l’assistante sociale du poste d’Etaples du SSM ont conduit une enquête auprès de 162 foyers. « Il en est ressorti que la population maritime du Tréport et de la baie de Somme connaît mal nos services et y recourt très peu », résume la déléguée régionale Nord-Normandie. Reste à définir un plan d’action associant le SSM, la caisse maritime et l’ENIM. Les partenariats possibles sont multiples, et ne se limitent d’ailleurs pas au seul milieu maritime : comités régionaux des pêches, entreprises, enseignants des lycées maritimes, conseils généraux, missions locales, centres locaux d’information et de coordination gérontologique, etc.
Tandis que Véronique Liénard regagne son bureau, sa collègue du poste de Dunkerque, Yveline Ternois, arrive au lycée maritime du Portel. Situé à une encablure de Boulogne, à l’emplacement de l’ancien orphelinat de la marine, il forme chaque année environ 150 élèves aux métiers de la navigation. Un terrain d’intervention assez récent pour Yveline Ternois : « Pendant onze ans, j’ai été détachée comme assistante sociale d’entreprise chez SeaFrance, retrace-t-elle. Au travers des différents plans sociaux, j’ai accompagné les marins, leur espoir que l’entreprise soit sauvée, je les ai aidés à faire des choix. J’ai partagé leur souffrance, aussi. Cette entreprise, c’était un peu la mienne, et j’étais très attachée à tous ces salariés que j’ai côtoyés pendant des années. » Après la liquidation, Yveline Ternois s’est portée volontaire pour prendre en charge les élèves du lycée maritime. Une façon de rebondir, après cette longue et éprouvante expérience.
Le jeune homme qui l’attend dans son bureau ce jour-là, Isack Velou Ahamada, a tout juste 18 ans, et déjà un parcours remarquable : après avoir quitté sa famille à Mayotte, il s’est débrouillé seul pour s’inscrire à Boulogne en CAP de matelot. Problème : il est arrivé trop tard pour bénéficier d’une bourse ou intégrer l’internat, n’a pas de couverture sociale et doit débourser 280 € par mois pour une colocation. L’assistante sociale a activé un dossier de bourse, lui a permis d’obtenir une aide au logement de la caisse maritime et l’épaule dans ses démarches. « Dans mon appartement, je me sens quand même un peu seul. J’aimerais bien devenir interne », confie le jeune Mahorais. « On y réfléchira, mais peut-être ne faut-il pas précipiter les choses, tempère Yveline Ternois. L’internat est fermé les week-ends et les vacances scolaires, et tu ne pourras pas toujours être hébergé par tes camarades. » Pendant un court instant, la déception voile le visage de l’apprenti matelot. Mais la détermination reprend vite le dessus. Pas question de se laisser abattre : Isack Velou Ahamada voit loin. Plus loin encore que la statue du marin boulonnais qui trône dans la cour, le regard tourné vers le cap Gris-Nez. « Après le CAP, je passerai un bac pro, puis je rentrerai à l’Ecole nationale supérieure de la marine marchande. Je veux être le premier Mahorais à débarquer au pays comme commandant », déclare-t-il.
L’après-midi, profitant de sa présence à Boulogne, Yveline Ternois se rend dans les locaux de la CMAF. Elle souhaite vérifier le montant de l’allocation logement attribuée à son élève, afin de rassurer la propriétaire de son logement. Sur place, elle retrouve Véronique Liénard, qui n’a eu qu’un étage à descendre : la caisse maritime et le SSM se trouvent dans le même bâtiment. L’assistante sociale boulonnaise est venue évoquer plusieurs partenariats avec Elodie ? Bréqueville, conseillère en économie sociale et familiale de formation et chargée d’intervention sociale à la CMAF. Depuis un an, Elodie Bréqueville a intégré le comité de pilotage de l’action de soutien à la parentalité mise en œuvre par le centre social de la ville du Portel, au sud de Boulogne. Les allocataires de la caisse maritime recensés dans la commune ont été informés de cette action mais, pour le moment, aucun n’y a jamais participé. « Je pourrais peut-être y assister une fois, pour pouvoir présenter au mieux le dispositif aux familles », suggère Véronique Liénard. « Je participe aussi à l’élaboration du nouveau contrat de projet du centre social. J’ai proposé que le SSM y soit intégré », poursuit Elodie Bréqueville. Elle déplie le dossier sur son bureau, entre un bateau en origami et une volumineuse Histoire des pêches maritimes en France, avant de préciser : « A nous de signaler les spécificités de la population maritime, d’ajouter un objectif, de moduler une action. » Un exemple ? « Le centre propose des soutiens pour les mères seules. Mais nous avons aussi des pères seuls, bloqués plusieurs jours d’affilée sur leur bateau, avec des problèmes de garde. » En arrière-plan de cette démarche, une préoccupation constante : amener les marins et leurs familles à se saisir des dispositifs de droit commun, « sans rester en repli par rapport à leur spécificité ». Les assistantes sociales peuvent, bien sûr, recourir aux aides proposées par le milieu de la mer, comme les Œuvres du marin breton. « Mais tous les organismes maritimes demandent [au SSM] de faire d’abord intervenir le droit commun », rappelle Christine Tascon. Une mutation d’un service de polyvalence de catégorie vers un service social spécialisé qui n’est pas toujours bien comprise par les bénéficiaires.
De retour au bureau, Véronique Liénard passe la tête dans le bureau des secrétaires. Elle attend une famille pour 15 h 30 qui, visiblement, ne viendra pas. « Madame n’a pas téléphoné pour prévenir ? », s’enquiert-elle. Martine Pecron, la secrétaire chargée du poste (sa collègue Fanny Roberdeau s’occupe plutôt de la délégation régionale), secoue la tête tout en lui tendant la liste des messages de l’après-midi. « Ici, les secrétaires effectuent un important travail de classement, trient toutes les informations qui parviennent au service, souligne la travailleuse sociale. Elles rédigent les courriers et saisissent les enquêtes sociales selon une trame type, préparent les dossiers en fonction des appels ou des rendez-? vous. C’est très précieux. Cela permet de se consacrer pleinement aux familles. » D’autant que la jeune femme n’est présente qu’à mi-temps dans le service et s’absente une à deux matinées par semaine pour assurer des permanences sur son secteur.
Au même moment, plusieurs courriels parviennent à Christine Tascon. Ce sont des enquêtes sociales envoyées par une assistante sociale de la région. « Je les relis pour vérifier qu’elles entrent bien dans la ligne d’action sociale de la CMAF, glisse la déléguée régionale. La caisse attend pour chaque situation un vrai plan d’action, une évaluation sur le long terme des changements que pourrait induire l’aide sollicitée. » Bien qu’elle ait gardé une petite fonction d’assistante sociale pour conserver un contact concret avec le terrain et les familles, Christine Tascon se consacre principalement à son rôle de déléguée régionale, chargée du soutien technique et de l’animation de son réseau de collègues. Un appui crucial, dans un service éclaté en une multitude de postes, avec un vrai risque d’isolement. Réunions départementales, régionales ou par spécificités (AS des ports, des lycées), analyse des pratiques, notes de service, échange d’informations, abonnement à la presse locale et aux revues spécialisées, etc., le service met tout en œuvre pour assurer la cohésion des équipes. Et l’accompagnement étroit par les déléguées régionales se renforce encore à l’occasion des « événements de mer ». L’expression désigne tout incident sur un bateau, de la simple avarie au naufrage dramatique (collision, explosion à quai, incendie, homme à la mer). La hantise de tous les professionnels du secteur, et une « priorité de service » pour le SSM. En 2012, la région Nord-Normandie a connu cinq de ces événements, dont trois dans le seul secteur de Rouen. Bilan : cinq marins décédés et six rescapés. Formées à la victimologie, les assistantes sociales se mettent à la disposition de la famille dans les heures qui suivent l’annonce de l’incident par l’armateur ou le fonctionnaire des affaires maritimes. Un accompagnement très dense, qui va de l’orientation pour un soutien psychologique à l’examen des conséquences sociales ou financières. Depuis peu, les professionnels proposent également leurs services aux rescapés. « Sur un bateau, les marins composent des unités de vie très fortes. Quand on s’est trouvé en prise directe avec la mort, il y a forcément un traumatisme psychologique », pointe Christine Tascon. Avec 105 accidents pour 1 000 marins en 2008, la mer apparaît comme le milieu de travail le plus dangereux (4), devant le bâtiment (80 accidents) et le transport routier (74).
Six ans après la fusion USM-SSPM au sein du Service social maritime, la greffe semble avoir bien pris, et le service avoir trouvé son identité propre. Reste à réécrire son projet pour entériner clairement l’évolution de ses méthodes de travail, en particulier l’accent mis sur la prévention, la nécessité de constituer des réseaux, l’orientation vers le droit commun. L’ensemble du SSM devrait s’y atteler mi-juin, à Nantes, au cours de ses journées institutionnelles.
(1) SSM : 54, quai de la Fosse – 44000 Nantes – Tél. 02 40 71 01 50 –
(2) Service de médecine préventive appartenant à l’administration de la mer, le service de santé des gens de mer assure à la fois des missions liées à la sécurité des navires, à l’aptitude à la navigation et de santé au travail.
(3) Voir ASH n° 2539-2540 du 11-01-08, p. 53.
(4) Rapport à télécharger sur