La méritocratie, née de la Révolution française, est fondée sur l’idée qu’occuper une fonction ou un travail est conditionné non par la naissance mais par l’éducation, donc par les compétences de la personne. On prend en compte ce que vous savez faire, et non ce que vous êtes par essence. Mais, aujourd’hui, on considère comme une compétence y compris ce que vous êtes. Dans un contexte de capitalisme cognitif, l’entreprise s’intéresse d’abord aux savoir-être, qui sont considérés comme des compétences que l’on est censé pouvoir acquérir. La conséquence est que chacun devient responsable de ce qu’il est. C’est en ce sens que la méritocratie devient une caricature. Il n’y a plus d’écart possible entre votre travail et ce que vous êtes. Ainsi, un chômeur est vu d’abord comme quelqu’un qui n’a pas les bonnes compétences. A lui de s’en sortir en devenant plus compétitif, plus employable.
J’emprunte cette expression à la sociologue du travail Danièle Linhart. Elle rappelle que la logique des compétences dans l’entreprise constitue, au départ, une façon de valoriser des capacités acquises. Ce qui est plutôt une bonne idée. Mais cette logique a été récupérée par le néolibéralisme et n’assure plus cette fonction. De plus en plus de gens formés arrivent sur le marché de l’emploi et il faut obtenir d’eux une certaine docilité. Pour cela, la compétence devient l’instrument d’une déstabilisation permanente. Dans ce système, le salaire n’est jamais totalement mérité. Le salarié est toujours en compétition avec d’autres, il n’est jamais assez bon, il doit s’améliorer en permanence. Chacun est soumis au risque de la dévaluation de son travail. La compétence participe ainsi à la dérégulation du monde du travail en devenant un instrument de domination et de précarisation.
Ce système repose sur l’idée que toute action ou toute politique publique répond à des objectifs. Du coup, les organisations et les gens sont soumis à l’injonction permanente de dire quels sont leurs objectifs, quels moyens ils mettent en œuvre et quel est leur bilan. Mais les chercheurs en sciences politiques ont montré il y a déjà longtemps que, du fait de sa complexité, l’action politique, au sens large du terme, ne peut être réduite à une démarche purement rationnelle, simple et linéaire. Et si l’on oblige les organisations et les travailleurs à fixer des objectifs et à s’y tenir, il ne remontera du terrain que de faux renseignements. Car on risque alors de contraindre l’organisation à simplifier ses processus, et son action sera évaluée sur cette base. D’une certaine façon, on marche sur la tête car les objectifs en viennent à formater la réalité, et non l’inverse. Par exemple, dans mon métier d’enseignante, j’organise avec des collègues un festival de philosophie. Je peux décrire les deux ou trois objectifs principaux de ce festival mais la vérité est que, face à la réalité du terrain, le projet est modifié en permanence. Celui qui lira mon bilan final n’aura donc aucune idée de ce qui s’est réellement passé.
L’étape suivante est en effet la disparition des éléments qualitatifs au profit des informations quantitatives. On en a eu une illustration avec la politique du chiffre mise en place par le ministère de l’Intérieur et qui a faussé l’action des forces de l’ordre. De la même façon, on évalue les chercheurs sur le nombre de leurs publications dans des revues scientifiques internationales, quelle que soit la qualité réelle de leur travail. Et que répondre à un inspecteur de l’Education nationale qui vous demande : « Quelle est votre valeur ajoutée ? » ? Le résultat est que les gens se mettent à poursuivre des objectifs quantitatifs au lieu de faire leur métier. Cela s’inscrit dans un mouvement général d’économisation de la société. On ne parle plus que de chiffre d’affaires, de productivité, de PIB, en essayant de réduire à la seule logique économique des dimensions qui n’en relèvent pas.
On sait depuis longtemps qu’on ne peut rien démontrer en sciences sociales. Il faut toujours interpréter. Même lorsqu’on est face à des chiffres, ceux-ci n’ont pas de signification immédiate. Il faut s’appuyer sur un système d’interprétation, qui entre inévitablement en concurrence avec d’autres systèmes d’interprétation. Donner sens à la réalité implique que d’autres points de vue sont possibles. Il n’y a pas qu’une seule vérité. Le problème des évaluations chiffrées actuelles est qu’elles tendent à masquer la pluralité des interprétations et à se présenter comme la seule vérité possible. Cette démarche est d’autant plus perverse que les gens adhèrent eux-mêmes à ce système qui leur paraît a priori objectif. Il suffit de voir le succès des statistiques sur la réussite scolaire ou encore du palmarès des établissements scolaires… On transforme un chiffre en jugement de valeur, sans se rendre compte qu’un questionnement est possible.
Cette nouvelle normativité s’oppose à celle des sociétés disciplinaires décrites, par exemple, par Michel Foucault. La norme, aujourd’hui, ce sont les gens eux-mêmes qui la font exister en y croyant. Avec l’évaluation, on croit disposer d’un outil pour agir sur la réalité. C’est en ce sens que j’ai dit qu’il n’existe pas d’homme normal. L’évaluation fait en quelque sorte miroiter une normalité qui nous échappe toujours. Et il est, bien sûr, difficile de lutter contre quelque chose qui n’existe pas. Mais c’est pourtant précisément à cause de cela que les gens sont déboussolés et qu’ils ne savent plus comment évaluer réellement leur action.
J’ai développé avec le philosophe Miguel Benassayag l’idée selon laquelle il faut penser l’organisation sociale à partir de la notion d’organisme. Pas pour biologiser les rapports sociaux mais pour essayer de penser l’organisation sociale d’une façon complexe, qui prenne en compte la multiplicité et la conflictualité essentielle entre ses différents éléments. Or, en réduisant les pratiques sociales à une seule dimension, l’évaluation fait de l’organisation sociale une machine qui dysfonctionne. Le conflit et l’équilibre des forces sont aux fondements du vivant et des sociétés. Mais quand il n’y a plus qu’un seul point de vue, ils ne sont plus possibles. L’organisation comme l’individu risquent alors de ne pas le supporter.
L’une des dimensions essentielles de tout organisme est d’être territorialisé, au sens où il a des points de repères, des attaches historiques, géographiques… C’est nécessaire pour s’identifier, créer et aussi évaluer. Or les nouvelles formes d’évaluation prétendent être complètement déterritorialisées. Elles s’imposent à tous de la même façon, quels que soient les contextes, les caractéristiques, les différences. On est dans la standardisation. Il faut donc permettre à des évaluations locales, différentes et territorialisées d’exister. Cela me semble être la seule voie pour prendre en compte la complexité. C’est par ces évaluations territorialisées et contextualisées que passe le progrès des sociétés. Mais cela suppose que, du côté du politique, on ne soit plus dans une volonté de toute-puissance et que l’on accepte une forme d’ignorance.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Angélique del Rey enseigne la philosophie dans un centre de postcure pour adolescents. Elle publie La tyrannie de l’évaluation (Ed. La Découverte, 2013) et est également l’auteure de A l’école des compétences. De l’éducation à la fabrique de l’élève performant (Ed. La Découverte, 2010).